L’érosion massive de la biodiversité menace les sociétés humaines
Dans un rapport, les scientifiques de l’IPBES dressent un bilan dramatique de la dégradation de la nature en raison des activités humaines. Un million d’espèces sont menacées d’extinction. Certains bouleversements sont irréversibles.
Disparitions massives d’espèces, menaces d’extinction comme la planète n’en avait pas connu depuis 10 millions d’années, destructions irréversibles d’écosystèmes : la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), un réseau international de scientifiques organisé sur un modèle proche du GIEC pour le climat, et placé sous l’égide de l’ONU, publie lundi 6 mai un rapport implacable. « La nature et ses contributions à la vie des peuples se dégradent partout dans le monde » avec une violence, une rapidité qui ne s’était jamais produite depuis le début de l’histoire humaine, estime l’IPBES.
Alors que « l’offre de nourriture, d’énergie et de matériaux augmente dans la plus grande partie du monde, cela se produit de plus en plus aux dépens de la capacité de la nature à continuer de le faire dans le futur, écrivent les auteur·ice·s au début du résumé pour les décideurs (à lire ici, en anglais). Mais aussi souvent en portant atteinte aux nombreuses autres contributions de la nature ». Concrètement, « la biosphère, dont l’humanité dépend, subit des dégradations à un niveau inégalé dans toutes ses échelles spatiales. La biodiversité, c’est-à-dire à la fois la diversité au sein des espèces mais aussi entre les espèces et les écosystèmes, décline plus vite que jamais auparavant dans l’histoire humaine ».
Ce rapport sort après des dizaines d’études relatant les unes après les autres les graves menaces pesant sur d’innombrables espèces animales et végétales : oiseaux et vertébrés en général, insectes, poissons. Sa particularité est de proposer une synthèse inédite, quasi exhaustive, de toutes les publications scientifiques sur le sujet, explique Yunne-Jai Shin, une des auteur·ice·s principales. « C’est une vision intégrée. On aborde tous les facteurs d’impacts : le dérèglement climatique, les changements d’utilisation de la terre et de la mer [déforestation, agriculture, pêche – ndlr], l’extraction des ressources, les pollutions et les espèces invasives. »
En quinze ans, depuis le rapport d’évaluation des écosystèmes pour le millénaire, première grande tentative de bilan international, « l’état de la biodiversité et de nos connaissances a beaucoup changé », décrit la chercheuse. En particulier, les scientifiques sont désormais en mesure de modéliser les effets à moyen et long terme de la croissance démographique et de la hausse de la consommation sur la biodiversité, ainsi que les impacts cumulés des émissions des gaz à effet de serre, de l’exploitation des ressources et de la pollution.
Les enjeux climatiques et de biodiversité sont intrinsèquement liés et ne peuvent plus être étudiés indépendamment les uns des autres : le dérèglement du climat abîme les écosystèmes, et l’effondrement des biotopes (coraux, mangroves, forêts littorales…) aggrave les ravages du changement climatique.
Résumé pour les décideurs du rapport 2019 de l’IPBES.
Le résultat de cette compilation d’études est terrifiant : 1 million d’espèces vivantes sont menacées d’extinction, ce qui représente un rythme de disparition jamais connu depuis 10 millions d’années de vie sur la Terre. Pas moins de 75 % de la surface des terres est sérieusement endommagée. Au point que la productivité de la terre décroît désormais sur près d’un quart de la surface du globe. 66 % des océans sont de plus en plus affectés par des effets cumulés de dégradation. 85 % des zones humides ont disparu. Entre 2010 et 2015, 32 millions d’hectares de forêts primaires ont été détruits. Depuis 1870, près de la moitié des coraux ont été perdus.
Aujourd’hui, un quart de toutes les espèces animales et végétales répertoriées sont menacées. Partout, des variétés locales de plantes et d’animaux disparaissent, menaçant gravement la sécurité alimentaire du monde.
Certains bouleversements sont irréversibles. « Il y a des points de basculement », décrit Yunne-Jai Shin, citant l’exemple des sardines de Namibie : surexploitées, elles ont disparu des eaux autrefois très poissonneuses du large de ce pays d’Afrique, ont été remplacées par des méduses, qui à leur tour entraînent une prolifération du phytoplancton. La masse microbienne engendrée consomme tout l’oxygène présent dans les eaux qui deviennent impropres à la vie.
Autre exemple, valable cette fois-ci pour l’Europe et la France : la fertilisation des sols par les engrais chimiques concentre de grandes quantités de phosphates et de nitrates dans les cours d’eau, qui s’eutrophisent, tuant une partie des espèces qui y habitaient.
Avec insistance et une grande clarté, les auteur·ice·s du rapport mettent directement en cause les politiques de croissance économique comme facteur majeur de la catastrophe en cours : « Les moteurs de l’économie ont favorisé la croissance des activités économiques, et souvent les dommages environnementaux, au détriment de la conservation et de la restauration de la nature. »
On lit aussi que « même si des acteurs économiques s’opposent à la suppression des subventions [aux actuels modes de production – ndlr] au nom de la défense de leurs intérêts acquis, des réformes sont possibles pour affronter leurs dégâts environnementaux, protéger la nature et fournir des avantages économiques ».
Les scientifiques de l’IPBES appellent ainsi à un changement de paradigme économique. « Les objectifs de conservation et d’utilisation durable de la nature ne pourront être atteints qu’au prix de la transformation des facteurs économiques, sociaux, politiques et technologiques. » En revanche le terme de « décroissance », cité dans une précédente version, a disparu du rapport final.
« Tout vient de la main de l’homme »
« Tous les facteurs sont connectés et tout vient de la main de l’homme », précise Yunne-Jai Shin. Par exemple, l’accroissement phénoménal des espèces invasives (écrevisse de Floride dans les cours d’eau français, écureuil gris d’Amérique en Europe, frelons asiatiques…) trouve son origine dans l’intensification des flux mondiaux de transports de marchandises. Déplacées dans des écosystèmes auxquelles elles ne sont pas adaptées, elles transportent des éléments pathogènes et deviennent des prédateurs.
Les destructions des écosystèmes atteignent aujourd’hui un niveau tellement important qu’elles menacent les sociétés humaines : « La nature n’est pas uniquement une jolie chose, c’est ce qui nous permet de vivre, décrit Yunne-Jai Shin. C’est l’air qu’on respire, l’eau qu’on boit, ce sont des protections contre les événements climatiques extrêmes comme les grandes crues et les ouragans. La nature sous-tend les sociétés humaines. C’est un apport majeur de ce rapport. En Occident et dans les pays industrialisés, on l’oublie car nous sommes déconnecté.e.s de la nature. »
Philosophe de l’environnement, Virginie Maris fait partie des auteur·ice·s associé·e·s au rapport de l’IPBES. À ses yeux, l’une des contributions majeures du document porte sur les injustices environnementales, intrinsèquement liées aux enjeux de biodiversité : « La pauvreté produit une pression supplémentaire sur les milieux naturels, du fait du bois de chauffe, du braconnage, mais la dégradation des écosystèmes impactent davantage les plus pauvres. Car ils dépendent plus que les autres de l’agriculture vivrière, de cueillette, de chasse et de pêche, tous ces services gratuits que rend la nature, et bénéficient moins que d’autres des services technologiques et marchands qui peuvent s’y substituer. »
Comme lors des sessions de rédaction des rapports du GIEC, la finalisation du résumé pour les décideurs du document de l’IPBES a donné lieu à d’intenses batailles politiques sur le choix des mots. Car si ce sont bien des scientifiques qui valident les connaissances au cœur du rapport, les États en sont signataires. Leurs représentant·e·s regardent donc de très près la terminologie employée.
Ainsi dans les paragraphes alertant sur les pressions insoutenables exercées par la pêche sur les stocks de poissons, une première version du texte mettait en cause « l’exploitation des ressources ». La version retenue parle de « surexploitation », laissant ainsi penser qu’une exploitation durable est possible.
L’Indonésie et le Brésil se sont opposés à la mise en cause des monoplantations et des monocultures, pourtant bien moins capables de capter le CO2 que les forêts naturelles qu’elles remplacent. Autre exemple : les États-Unis ont bataillé contre la référence aux « inégalités de genre », formulation remplacée par la simple mention de la vulnérabilité des « femmes » à l’érosion de la diversité.
Surtout, la France et la Chine se sont entendues pour effacer toute mention aux « droits » des peuples autochtones, selon un·e auteur·ice du rapport. La contribution de ces femmes et de ces hommes à la préservation des écosystèmes ainsi que leur plus grande vulnérabilité aux destructions en cours sont bien reconnues par le document officiel.
Les notions de « Terre mère », de « systèmes de vie », de « dons de la nature », « de vivre en harmonie avec la nature » figurent dans le rapport de l’IPBES, de façon bien plus explicite que dans l’accord de Paris sur le climat. Mais toujours bordées par la nécessité du « respect de la législation nationale ». La notion de « droits et intérêts » des peuples autochtones, présente dans une précédente version du texte, a disparu de la mouture finale. Figé dans sa vision républicaniste de l’universalisme, l’État français refuse toute reconnaissance de « droits communautaires », notamment en lien avec les enjeux et revendications des peuples autochtones de Guyane.
Toute la fin du résumé pour les décideurs est consacrée aux leviers d’action. En ce sens, le message des scientifiques n’est pas totalement désespéré. Il n’est pas trop tard pour agir. Mais cela ne peut passer que par des bouleversements des politiques économiques et des comportements sociaux actuels : arrêt de l’artificialisation massive des terres naturelles et agricoles, forte réduction de la consommation de protéines animales dans l’alimentation des pays riches, lutte réelle contre le gaspillage dans le système alimentaire (jusqu’à 60 % de la production mondiale des légumes, fruits et racines est jetée sans avoir été consommée).
Un constat scientifique sans appel est posé. Reste aux sociétés à bâtir les réponses politiques adaptées à cette situation de grand péril.
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