Et après ?
L’heure est à l’urgence économique, sociale, écologique et politique, et à la résistance dans un contexte dégradé comme rarement. Contrairement aux analyses de certains, la crise est sans doute beaucoup moins celle du politique que celle des organisations existantes, et elle affecte aussi les syndicats de salariés et d’étudiants… Aussi les résistances à venir devront être unitaires, indépendantes, pluralistes et démocratiques ou elles ne seront pas.
« Je crois que nous devrons faire face, dans les années à venir, à des épreuves très difficiles : renforcement considérable du contrôle social (…), immigrés traités comme du bétail, espaces de liberté réduits comme une peau de chagrin. Voilà ce qu’on nous prépare. » Félix Guattari, 1980.
Refondation, rassemblement, multiples appels à l’unité ! A droite comme du côté de certaines gauches, ces grands mots vagues, supposément pleins de promesses d’avenir qui n’engagent que ceux qui y croient, font désormais florès parmi les naufragés des élections européennes. Au lendemain d’une campagne marquée par le triomphe d’un esprit boutiquier, où nombre de candidat-e-s, de ce côté-là du spectre politique, ont géré leur capital électoral, personnel et médiatique en espérant, dans le meilleur des cas, le faire fructifier au détriment de leurs concurrents immédiats, au pire le sauver d’une banqueroute redoutée, la décomposition de l’ancien système partisan se poursuit. Nul doute, elle n’a pas encore produit tous ses effets et les municipales à venir seront une nouvelle occasion de mesurer l’ampleur des bouleversements à l’œuvre. Un monde s’écroule, un autre s’établit ; l’entre-deux est crépusculaire et il risque de durer. Cette situation n’est pas sans présenter quelques analogies avec celle qui prévalait au début des années 1960, lorsque la SFIO s’est effondrée, emportée par les sordides compromissions et orientations de sa direction pendant la guerre d’Algérie. Ombre d’elle-même, elle perdait alors 80% de ses adhérents et 50% de ses électeurs cependant que se multipliaient scissions et clubs de réflexions divers. A ceci près qu’à l’époque le Parti communiste était encore une force militante et politique significative, bien implantée au niveau local et national, et disposant de relais puissants dans le monde syndical et associatif. Inutile de poursuivre la comparaison avec les temps présents.
La petite hirondelle Raphaël Glucksmann n’a pas fait le printemps socialiste, contrairement aux affirmations péremptoires de certains qui osent se féliciter du score obtenu par la liste qu’il a conduite. A ces fiers stratèges, qui se croient fins politiques et qui tremblent déjà en songeant à leur siège de conseiller municipal ou de maire, rappelons quelques faits puisqu’ils feignent de les oublier pour mieux occulter un bilan depuis longtemps accablant. En 2010, autant écrire un siècle, le Parti socialiste dirigeait 20 régions sur 22 en métropole, 2 sur 4 en outremer et l’écrasante majorité des grandes villes de ce pays. En septembre 2011, pour la première fois sous la Cinquième République, cette même formation et ses alliés devenaient majoritaires au Sénat. Le 6 mai 2012, François Hollande était élu président de la République et aux législatives de juin, la majorité qui le soutenait obtenait 331 députés.
Cinq ans plus tard et aujourd’hui de même, ce qui fut, depuis 1981, le principal parti de gouvernement de la gauche n’est plus qu’une petite formation en déroute, laquelle navigue à vue entre un renouveau de façade et un appel aux fossoyeurs d’hier ; Bernard Cazeneuve, entre autres, accompagné de l’oublié Lionel Jospin, auteur de l’exploit politico-électoral que l’on sait en 2002. Celui-là même qui fut réitéré, que dis-je, amélioré en 2017 par Benoit Hamon dans un contexte fort différent. Curieuse pratique qui consiste à recycler presque fin de vieilles huiles – politiquement s’entend – socialistes alors que dans d’autres pays les responsables d’un tel bilan auraient été contraints de vaquer à de nouvelles occupations. Avec de pareils Diafoirus à son chevet, l’état du malade socialiste nécessitera bientôt l’extrême-onction.
Quant aux dirigeants de la France insoumise, enivrés par leurs succès aux dernières élections présidentielles et législatives, ils ont engagé leur parti dans une voie solitaire, sectaire et autoritaire. Ces deux dernières caractéristiques allant souvent de pair, ce qu’ils ont confirmé avec constance sous la houlette de celui qui a cru que son charisme en faisait un homme providentiel, capable de sauver le « peuple », de s’imposer comme le seul adversaire légitime et efficace d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, et de fonder une Sixième République. De telles prétentions feraient sourire, si leurs effets étaient négligeables mais ils sont catastrophiques, à tous points de vue.
Voilà qui confirme qu’en politique aussi l’orgueil, qui consiste à faire de soi-même « plus de cas qu’il n’est juste », est une passion mauvaise qui perturbe le libre exercice de la raison et altère les relations avec les autres. En effet, « l’orgueilleux » fuit ceux qui ne s’en laissent pas compter – les « généreux » écrit Spinoza – et recherche la « présence des parasites ou des flatteurs » qui, en le confortant dans son amour excessif de lui-même, renforce sa passion et son aveuglement. Actualité remarquable de cette analyse que confirment cet exemple et beaucoup d’autres encore. De plus, et ceci découle de cela, celui qui est affecté par cette même passion, qui le conduit à se croire « supérieur », fait des « autres moins de cas qu’il n’est juste [1] ». De là, mésestime et mépris à l’endroit des femmes et des hommes qui refusent de se joindre au concert de louanges organisé par les fidèles du chef. Insoumis, selon eux, mais vrais soumis à sa personne que ce dernier disait « sacrée » lors d’une perquisition menée en octobre 2018. Acmé des dérives précitées et risible mise en scène de soi.
Terrible dynamique passionnelle. Terrible dynamique politique aussi. Elle est favorisée par la première et toutes deux nuisent également aux rapports que l’orgueilleux entretient avec le monde puisqu’il surestime ses capacités d’action et de mobilisation, et sous-estime les obstacles qui se dressent devant lui en croyant qu’il pourra d’autant plus aisément les surmonter qu’il est également affecté par « la vaine Gloire. » Cette « opinion de la foule [2] » qu’il recherche avec avidité parce qu’il y puise renom, prestige, rétributions narcissiques et symboliques, et pouvoirs divers. Voilà qui éclaire bien des comportements et des errements qui ont conduit les membres du petit cercle dirigeant de la France insoumise aux résultats que l’on sait. Tous se voyaient en haut de l’affiche, comme on dit, qu’elle soit électorale et/ou sociale, ils se découvrent bien bas après avoir souvent daubé certains de leurs anciens alliés qu’ils pensaient terrasser. Tel est pris qui croyait prendre. Depuis La Fontaine, on sait que les histoires de grenouilles et de bœufs finissent mal, en général, pour les batraciens qui s’enflent plus que de raison. Mais déjà ce travers, fort courant dans la vie publique et qui a déjà fait de nombreuses victimes, semble gagner ceux qui croient être les grands vainqueurs du jour : Europe Écologie Les Verts dont le porte-parole, Julien Bayou, déclare doctement : il n’y a plus que « trois forces en France : l’extrême-droite, les conservateurs et nous. » Même ivresse, mêmes affirmations péremptoires et mêmes prétentions exorbitantes qui ravalent les autres formations politiques au rang de piétaille. Tous derrière comme supplétifs dociles et eux devant ? A la bonne heure.
Aux critiques des méthodes, des orientations et des folles ambitions hégémoniques de Jean-Luc Mélenchon, ses zélotes ont opposé et opposent encore morgue, railleries et accusations diverses au motif que leurs auteur-e-s feraient le jeu de leurs adversaires et nuiraient à l’unité du mouvement. Classique mais pitoyable argumentaire dont la formule : « qui n’est pas avec moi est contre moi » a beaucoup servi, et desservi celles et ceux qui ont eu la faiblesse d’en user et d’en abuser en imputant systématiquement les fautes qu’ils avaient commises aux autres. Encore un effet de l’orgueil, devenu passion politique, qui permet d’entretenir le mythe du dirigeant infaillible et d’éviter toute discussion de fond. Au-delà des mots creux employés pour caractériser la France insoumise, cette machine électorale prétendument « gazeuse » et novatrice, prospèrent de vieilles recettes : présidentialisation, culte du chef, servilité, opacité, concentration des pouvoirs, absence de démocratie interne et donc impossibilité structurelle d’organiser de véritables délibérations collectives, libres et pluralistes. Autant de pratiques qui, ajoutées aux orientations précitées, n’ont pas peu contribué à décourager voire à dégoûter nombre de militants, de sympathisants et d’électeurs, jeunes notamment [3].
En avril, inquiet peut-être d’une déroute un moment entrevue, Jean-Luc Mélenchon en appelait à la mise en place d’une fédération populaire. A ce stade, cette dernière demeure pour le moins nébuleuse car, faute de précision, liée sans doute à son impréparation, nul ne sait rien de la méthode, du programme, des objectifs et des forces appelées à constituer la dite fédération, laquelle semble n’être, pour le moment, qu’un vœu pieux ou qu’un coup politique – un de plus – destiné à sauver la France insoumise du naufrage. Eu égard aux pratiques précitées, on est en droit d’objecter : « je ne crois pas un mot de ce que vous dites car je n’oublie ni vos agissements, ni ceux de vos lieutenants qui prennent leurs vociférations pour de fortes réparties. » L’agressivité et les anathèmes, comme masque dérisoire de l’impuissance, ne font pas un projet. Pis encore, c’est la réaction classique des faibles et des désorientés qui, après s’être crus plus forts et plus habiles que les autres, sont tétanisés par l’échec et la peur.
L’heure est à l’urgence économique, sociale, écologique et politique, et à la résistance dans un contexte dégradé comme rarement. Contrairement aux analyses de certains, la crise est sans doute beaucoup moins celle du politique que celle des organisations existantes, et elle affecte aussi les syndicats de salariés et d’étudiants, lesquels ont perdu toutes les batailles engagées ces dernières années ce qui ne les empêche pas de continuer comme si de rien n’était. C’est ainsi qu’aux journées d’action succèdent de nouvelles journées d’action sans autre lendemain que le désenchantement, la lassitude et la désespérance. Classique conservatisme de directions plus occupées à défendre leurs maigres positions qu’à construire patiemment des ripostes unitaires et efficaces.
Ils font de la politique les héritier-e-s de l’immigration coloniale et postcoloniale qui, depuis des dizaines d’années et dans des conditions particulièrement difficiles, luttent dans les quartiers populaires contre les discriminations systémiques et les violences policières [4].
Ils font de la politique celles et ceux qui, parfois au risque de condamnations multiples, viennent en aide aux migrants et aux réfugiés.
Ils font de la politique celles et ceux qui ont organisé diverses ZAD et qui persévèrent pour s’opposer à des projets pharaoniques et destructeurs.
Ils font de la politiques celles et ceux qui combattent l’islamophobie et la romanophobie si bien portées en haut lieu, comme on dit, à droite bien sûr mais aussi du côté d’une certaine gauche qui se croit courageusement laïque et républicaine.
Ils font de la politique celles et ceux qui protestent contre les disparitions d’écoles, d’hôpitaux et de nombreux services publics.
Elles font de la politique celles qui se sont élevées contre le sexisme et ses conséquences délétères sur le plan personnel, salarial et professionnel.
De même les Gilets Jaunes bien sûr qui, malgré leur hétérogénéité ou peut-être grâce à elle, ont été capables de faire reculer le chef de l’Etat et son gouvernement là où partis et syndicats traditionnels ont échoué lamentablement.
En dépit de leur diversité, celles et ceux qui viennent d’être cités sont désormais confrontés à une répression peu commune et à des attaques réitérées contre les libertés publiques favorisées par l’autoritarisme grandissant du pouvoir. A gauche, nombre de dirigeants plaident, disent-ils, pour l’unité et la convergence des luttes. Qu’ils passent de la parole aux actes en organisant, sans préalable ni exclusive, avec les collectifs des quartiers populaires et ceux qui se sont constitués récemment, une grande manifestation nationale contre toutes les violences policières le 17 novembre 2019, date anniversaire de la fin des émeutes de novembre 2005 et de l’émergence des Gilets jaunes en 2018. Les résistances à venir devront être unitaires, indépendantes, pluralistes et démocratiques ou elles ne seront pas.
Le Cour Grandmaison, universitaire. Dernier ouvrage paru : L’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies, Fayard, 2014.
[1]. Spinoza, Éthique, Paris, GF-Flammarion, 1993, III, XXVIII, p. 207 et IV, LVII, Démonstration, p. 273. Spinoza précise : l’orgueilleux ne « prend plaisir qu’à la présence de ceux qui lui montrent le plus de complaisance, et de sot le rendent insensé. » Idem.
[2]. Spinoza, Eth. IV, LVIII, sc., p. 275.
[3]. Le score pitoyable de la France insoumise aux élections européennes l’est aussi parmi les jeunes – 18-24 ans – puisqu’ils ne sont que 7,9% à avoir voté pour la liste de cette organisation. Source : Harris Interactive.
[4]. A l’attention de celles et ceux qui continuent de nier ces réalités ou les minimisent, le cinéaste Ladj Ly, auteur du film remarqué Les Misérables, rappelle, comme beaucoup d’autres avant lui : « En banlieue, cela fait vingt ans que nous sommes des Gilets jaunes. »