Pour son démantèlement
Avec Contre Euralille, vous lirez l’histoire des renoncements socialistes des années 80, leur « réconciliation » avec le patronat local, et quelques saillies cyniques de l’architecte Rem Koolhaas. C’est donc un livre à lire, d’autant qu’il est bien écrit. En conclusion, publiée ci-dessous, les auteurs lèvent quelques pistes pour prendre du « pouvoir sur la ville ». Il est fait mention de la friche Saint-Sauveur, même si la contestation n’est vue que par son aspect judiciaire. Pourtant, ce qui s’expérimente sur son Belvédère, permet de répondre au débat lancé par le livre : que faire d’Euralille ?
Le livre pose la question de l’avenir idéal du quartier : faudrait-il le détruire ou en subvertir les fonctions ? Dans la réalité, la question peut sembler saugrenue, mais elle permet de se projeter dans la ville que nous voulons. Les premiers écologistes comme Jacques Ellul défendaient que la technique impose ses usages ; qu’il n’y a donc pas de subversion possible – ici, de l’urbain. Le situationniste Guy Debord, cité par les auteurs de Contre Euralille, reprochait à l’ex-situ Constant de vouloir « intégrer les masses dans la civilisation technique capitaliste » lorsque celui-ci imaginait profiter des progrès de l’automatisation et des télé-communications pour faire de la ville un espace de jeu (Debord fera à peu près le même reproche à H. Lefebvre, l’auteur du Droit à la ville).
Selon nous, « reprendre du pouvoir sur la ville » reviendrait à une plus grande participation des citoyens dans l’« organisation concentrationnaire de la vie » (Debord). Ce qu’on appelle encore abusivement la « ville » n’est plus seulement un lieu de confrontation de classe, mais une méga-machine technique aux mains de spécialistes, d’ingénieurs des eaux, des ponts, de l’énergie, des télécoms, tout autant responsables de notre survie que de ce qui la menace. Si l’air de la ville médiévale a pu rendre libre, il provoque désormais des insuffisances respiratoires. Il n’y a donc pas plus d’« autogestion » de la ville qu’il n’y a de nucléaire citoyen. La question est : reprendre du pouvoir, oui, mais sur quoi ?
Une gare TGV comme Lille Europe n’existerait pas dans un monde sans énergie nucléaire. Elle doit donc être démantelée avec la centrale de Gravelines. Sans cette gare TGV, les tours de bureaux d’Euralille n’existeraient pas non plus. Car elles n’ont d’utilité que dans cette organisation atomique du travail pour turbo-cadres connectés, rivés à un ordinateur et séparés de tout dans leur petit bureau. Elles devront donc être démantelées elles aussi.
Ce jeu de projection utopique sur un quartier permet bien sûr d’imaginer plus largement l’avenir de notre civilisation technopolitaine. Or, notre modeste contribution au débat est écrite depuis le Belvédère de la friche Saint Sauveur, là où l’on peut sentir ce qu’un « délaissé urbain » offre comme liberté, là où les usages de l’espace n’ont pas été planifiés par des urbanistes (ici, la SPL Euralille – à démanteler), là où l’expérience de la non-ville ouvre tant de perspectives. Voilà une des pistes levées par le livre qui rappelle cette expérience d’« architecture vernaculaire » sur l’ancienne zone des Dondaines, ensevelie sous le quartier d’affaires. Décidément, c’est un livre à lire.
Extraits de la conclusion
Conçu dans le dépassement des oppositions idéologiques, incarné par une architecture délirante et projeté comme une matrice économique, le projet Euralille est une entreprise avouée de substitution d’une ville à une autre. Alors, que faire d’Euralille ? Que faire de ce non-lieu et de sa prétention à gangrener le territoire qui l’entoure – que faire, en somme, contre la métropole ? Comment retrouver le sens de l’habiter, l’échelle des individus et du lien quotidien ?
La question est d’autant plus épineuse qu’elle ne peut faire l’économie d’un constat historique, qui ouvre à son tour son lot d’interrogations. La centralité du travail dans le mouvement révolutionnaire a perdu la position dominante qu’elle occupait au siècle dernier. Par quels moyens, en effet, recréer du commun autour du turbin quand – dans l’agglomération lilloise peut-être plus qu’ailleurs – il s’est rétracté à ce point ? Quand les emplois disponibles sont si peu stables et aussi atomisés ? Quand, dans certains quartiers de Lille, plus de la moitié de la population en âge de travailler n’a pas de boulot ? Et quand, enfin, la perspective du « plein emploi » n’enrôle plus grand monde ?
Symétriquement à ce déclin du travail dans l’activation des luttes collectives, apparaissent aujourd’hui de multiples témoignages de l’importance croissante du rapport au territoire dans la construction des identités sociales. Les protagonistes de la lutte des classes ne sont plus simplement les « ouvriers », les « patrons » et les « contremaîtres ». Ce sont aussi « les habitants des quartiers populaires », ceux des « ghettos de riches » et les « bobos des quartiers branchés ». Autant de catégories qui, au-delà de leur caractère schématique, désignent toutes la même reconfiguration en cours des rapports de force.
C’est d’ailleurs tout l’enjeu de la matrice Euralille : elle étend sa logique au moment même où une part importante des identités sociales migre du travail vers l’habitat – comme si le sentiment d’appartenance à un territoire, à sa ville ou à son quartier devenait un élément central de l’affirmation de son identité.
Face à la montée en puissance du rôle économique des métropoles, une fraction croissante de la population reconstruit ses attaches symboliques sur une base moins directement liée à la place qui lui est assignée dans le procès de production, qu’à la position occupée dans la géographie du capital. À la suite d’autres contributions, ce chapitre s’inscrit donc dans les débats politiques – stratégiques, si l’on veut – autour du territoire et des manières de l’habiter.
Considérer le lien qui lie chaque habitant à son quartier et à sa vie quotidienne consiste à prendre fait et cause contre la philosophie d’Euralille en elle-même, et se donner les moyens de s’y opposer en pratique. Sur une place d’un quartier en gentrification, sur un rond-point du péri-urbain ou dans les forêts des ZAD les premiers gestes d’une lutte sont aujourd’hui ceux qui investissent ou construisent des maisons. Ceci est loin d’être anodin.
Si l’enjeu semble se déplacer, les méthodes, elles, n’ont pas fondamentalement changé. Les outils de ceux qui voulaient entraver la bonne marche du capitalisme industriel ne sont pas si différents de ceux que développent aujourd’hui les nouveaux prolos de la métropole. Ils se déclinent suivant une alternative calquée sur les luttes ouvrières d’hier : saboter la métropole et renverser son hégémonie. Ce dernier chapitre propose un petit voyage dans le temps et dans l’espace pour retrouver les nombreuses traces de ces résistances, à Lille et ailleurs.
En repartant d’un « bidonville »
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Au fil des deux derniers siècles, le capitalisme industriel s’est progressivement saisi du secteur du logement en rationalisant sa production. Cette histoire aboutit à une stricte division : aux urbanistes, architectes et paysagistes, le privilège de penser l’habitat et la ville, de concevoir nos lieux de vie. Aux entreprises du BTP et à leurs multiples sous-traitants, le soin de construire les bâtiments, les rues et les places, et de concrétiser la ville de papier en ville de béton. Charge aux habitants d’investir ensuite des espaces qui leur sont en tous points étrangers.
Pourtant, il existe des endroits où cette division entre conception, réalisation et habitation a été abolie ou, a minima, suspendue. Où l’acte d’habiter prend son sens le plus fort. Que ces expériences soient le résultat de stratégies conscientes ou marquées du sceau de la nécessité importe peu. Ce qui les rassemble, c’est qu’elles trouvent place dans les derniers endroits de la ville qui n’intéressent pas (encore) élus et promoteurs. Dans des espaces qualifiés de « périphériques », car scrutés depuis l’opulence de l’hyper-centre. Là où les habitants, par choix ou sous contrainte, doivent faire preuve d’autonomie vis-à-vis des politiques et des investisseurs, de l’État et de l’argent. Là où il reste de la vie – même si c’est, le plus souvent, dans la survie.
À Lille, il se trouve que la plus remarquable de ces expériences d’auto-construction est intervenue à l’emplacement même de l’actuel quartier Euralille. Une expérience occultée de l’histoire locale, qui mêle débrouille quotidienne, inventivité architecturale et résistance en actes à la ville marchande.
Retour en arrière. Au milieu du XIXe siècle, l’emplacement actuel d’Euralille est une étendue sauvage et arborée, qui s’étale au pied des fortifications érigées par Vauban deux cents ans plus tôt. Pour dégager la vue aux défenseurs autour des enceintes militaires, la zone devant le mur de fortification – le « glacis » – est frappée d’une interdiction de construction et déclarée non-aedificandi. Pour autant, dès la fin du XIXe siècle, des jardins ouvriers y voient le jour avec leurs remises et leurs cabanons, et des soldats y cultivent un bout de terre en maraichage. Rapidement inflammables en cas d’attaque, les constructions en bois sont finalement autorisées, et les baraquements qui servaient de dépôt d’outils sont occupés toute l’année avec l’accord officieux des autorités.
Dans l’entre-deux-guerres, la zone englobe près de 1500 habitants dans plus de 300 habitations. Dans le quartier des Dondaines, pas de rues tracées à la règle, pas de « schéma directeur » ni de « plan d’ensemble » – juste des petits sentiers qui se faufilent entre les bosquets, et qui apparaissent au gré des constructions. Un groupe de baraques s’agglutine près du Fort Saint-Agnès, vestige des remparts de Vauban, pendant que d’autres s’installent à l’écart, en ordre dispersé. Certaines habitations ont des formes architecturales très évoluées. Construites sur plusieurs étages, elles prennent des allures de petits chalets, avec charpente et ornements en bois. Lorsque la presse locale s’y balade dans les années 1930, elle juge le coin « pittoresque », avec ses « nombreux et coquets jardins ». Dans les années 1940, une salle de projection faisant office de cinéma est installée dans un ancien wagon SNCF désaffecté tandis qu’une cabane en bois bâtie à la hâte fait office de salle de classe pour les gamins du coin.
Les maisons de la zone ne sont jamais des produits finis. Elles évoluent en fonction des matériaux de récupération à disposition et de la vie de la famille qui l’occupe. Dans le courant des années 1950, une habitante explique à Nord Matin : « Mon mari est emballeur. Au début de notre mariage, on a trouvé un modeste baraquement dans les Dondaines et, petit à petit, on a aménagé, baraque après baraque, neuf pièces pour nous loger. » Les habitations sont pensées et réalisées en fonction des usages des occupants, avec une rare liberté dans la conception et l’exécution des ouvrages. Ce toit au-dessus de la tête est d’abord un investissement en temps et en huile de coude. Cette architecture sans architectes est possible, car la zone est inconstructible. Composée de terrains inutiles à l’industrie et négligés par la mairie, elle est exceptionnellement hors d’atteinte de la spéculation et des plans régulateurs.
[…]
L’expérience a fait long feu. Le 14 janvier 1972, sous le regard de certains habitants, de journalistes et de quelques officiels de la mairie, deux bulldozers enterrent les dernières carcasses de véhicules. Au loin, vers la gare de Lille, on aperçoit les restes d’un grand feu dans lequel se consument les planches de bois qui constituaient les murs des derniers baraquements de la zone. « Y’a des gars qui pleurent dans les Dondaines, là tout partout. On leur a volé leur terrain, tout enlevé, et pour quoi faire ? Rien du tout ! Et ici qu’est-ce qu’on va faire ? Encore une autoroute ? » Un habitant témoigne au micro d’un journaliste de France Inter. La maison qu’il avait construite de ses mains va être rasée, et l’avenir s’assombrit. « Regardez, moi, on me fout en l’air ici, où je vais aller ? Dans un HLM au 3e ou au 4e… » C’est son quartier qui est détruit, là où il a connu ses galères, mais aussi ses bonheurs. Là où il a ses habitudes, où il est connu et reconnu. « On ne voit que l’argent. Et nous on n’a pas d’argent. J’ai juste que mes mains moi. C’est tout ce que j’ai. Parce que si y’en a des riches qui sont libres, pourquoi nous on serait pas libres ? Pourquoi ? » Ce jour de janvier 1972, la police est venue en soutien aux agents municipaux. Les dernières familles des Dondaines ont été expulsées par la force. La presse locale titre : « En attendant la réalisation de grands projets d’urbanisme. » C’est le vrai départ du projet Euralille : dans les expulsions et la violence.
Architectures vernaculaires
Les baraques des Dondaines ne sont pas sans rappeler quelques cabanes plus récentes : celles construites sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. On y retrouve le même souci de récupération, la même inventivité hors-normes, le même dialecte architectural. À ceci près que ces constructions sont expressément réalisées comme des outils d’une lutte contre l’aménagement rationnel du territoire. En ce sens, la ZAD a réussi quelque chose d’exceptionnel : rendre toute sa portée politique au fait de construire et d’habiter. L’activité de construire est ici sortie de son carcan industriel. Au produit commercial, reproductible à l’infini sur le modèle de la série, ces constructions réalisent des œuvres : chaque habitation est unique, à l’image de l’investissement collectif de celles et ceux qui l’ont pensée et réalisée. À la manière de l’ouvrier de l’industrie qui transforme son établi, qui s’approprie son poste de travail pour faciliter sa tâche, ces pratiques d’auto-construction se livrent comme autant de soustractions à l’idéologie dominante de l’urbanité.
Dans les plis de la métropole, il existe d’autres lieux où les habitants ont progressivement conquis des espaces d’autonomie dans leur façon d’habiter, où ils ont développé des architectures vernaculaires. Des courées de Fives aux rues roubaisiennes, les maisons ouvrières qui sont aujourd’hui rasées par les projets de rénovation sont souvent des petits bijoux d’inventivité et l’expression de leur appropriation par les habitants. Dans une courée fivoise, on peut observer l’alignement de trois maisons qui avait empiété sur l’allée principale pour créer une extension qui servait de salon, ou de nouvelle chambre à coucher. Les matériaux utilisés pour ces extensions correspondaient aux opportunités des habitants, aux matériaux à disposition, mais surtout à leur savoir-faire. Réalisées sans la moindre autorisation, ces extensions étaient construites en chaux blanche, les courbes étaient préférées aux angles droits, ce qui conférait aux bâtiments des allures de maisons traditionnelles méditerranéennes. Il y a plus de poésie urbaine dans ces extensions d’une courée pourrie de Fives ou Roubaix que dans n’importe quelle tour construite par les mastodontes du BTP.
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Pour lire l’article complet :
https://www.elnorpadcado.fr/Contre-Euralille-Pour-son-demantelement
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Dernière nouvelle
Sachez que La Voix du Nord du 03/06 croit savoir que « la piscine olympique pourrait disparaître » du projet Saint-Sauveur. Conditionnel de rigueur. La décision se serait prise entre deux urnes le soir des Européennes, aux vues du score d’EELV à Lille (21,7%, soit à peine moins que LREM à 22). Le PS étant dans la panade (8,3 à Lille), il pense devoir concéder les quelques hectares du Belvédère pour sauver le reste : les 20 hectares restants de la friche, et ses strapontins à la mairie. Nous restons bien sûr vigilants sur les futures manœuvres d’appareils et les annonces, mais une première victoire se dessine.
Toujours est-il que nous avons appris cette décision, conditionnelle, pendant le Festival de cagettes de ce week-end. Notre théorie sur cette décision se tourne donc plutôt vers le Beffroi majestueux qui aura terrassé la minorité radicalisée du Conseil municipal. Nous ne voyons pas d’autre explication crédible !
La défense de Saint-Sauveur continue, il reste 20 hectares à gagner !