La domination au sein de l’Etat et des entreprises d’un techno-scientisme excluant toute réflexivité critique et tout débat public contribue à la méfiance de la population
Une chronique dans « le Monde » de l’économiste Pierre-Cyrille Hautcœur.
A quelques jours d’intervalle, le scandale du fichage par Bayer-Monsanto d’hommes politiques, de journalistes et de scientifiques en fonction de leurs positions réelles ou supposées envers le glyphosate, puis la négation par un sénateur du caractère cancérigène du même glyphosate à la veille de la publication d’un rapport sur l’indépendance des agences sanitaires posent une fois de plus la question de la confiance que le citoyen peut accorder aux experts et à la science.
Le dernier livre du sociologue Sylvain Laurens (Militer pour la science. Les mouvements rationalistes en France (1930-2005), Editions de l’EHESS, 244 p., 21 euros) offre une perspective historique sur les relations complexes entre science, pouvoir économique et pouvoir politique depuis les années 1930. Il nous montre comment des mouvements rationalistes se constituent pour assurer l’autonomie de la science, notamment par rapport à la religion. Pour asseoir leur autorité, ils rejettent une « science sans conscience » et assument une pleine responsabilité vis-à-vis des conséquences de la progression des connaissances, y compris ses usages militaires ou industriels.
Prise d’autonomie
L’Union rationaliste, le plus important de ces mouvements, comporte parmi ses membres les plus grands noms de la science des années 1930, en particulier les physiciens Paul Langevin et Frédéric Joliot, mais aussi des biologistes et des chercheurs en sciences sociales, alors naissantes. Dès le Front populaire, puis après la seconde guerre mondiale, ces mouvements jouent un rôle essentiel dans la construction de politiques publiques de la science qui assurent le développement et l’autonomie de celle-ci, en particulier la création du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en 1939. Si cette autonomie n’est pas toujours assurée vis-à-vis de l’Etat, elle l’est pleinement envers les pouvoirs économiques, y compris au sein du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), créé en 1945.
Dans les années 1970, autour du programme nucléaire civil, le développement des liens avec l’industrie conduit à un resserrement « scientiste »
Mais à partir des années 1970, notamment autour du programme nucléaire civil, le développement des liens avec l’industrie conduit à un resserrement plus « scientiste », porté par les ingénieurs pour lesquels la science est avant tout un outil au service de l’économie. La grande figure de Maurice Tubiana symbolise cette évolution. Résistant, médecin, docteur en physique dans le laboratoire de Frédéric Joliot, Tubiana est au lendemain de la guerre un des pionniers des usages médicaux des isotopes radioactifs. En 1977, il publie Le Refus du réel (Laffont), un best-seller où il reprend la thèse centrale d’un colloque qu’il a organisé l’année précédente en tant que président du comité de radioprotection d’EDF (une de ses nombreuses casquettes) sur « les implications psychosociologiques du nucléaire ». Il y assimile la peur du nucléaire à la foi en la voyance, à l’ésotérisme, à la religion ou aux « peurs de l’an 1000 », bref à l’incompréhension (voire à l’hostilité) devant la science.
En assimilant toute critique des usages techniques de la science à l’obscurantisme, Tubiana, nous montre Sylvain Laurens, fait ainsi le pont entre la génération des rationalistes des années 1930 et les élites des technosciences articulant recherche publique et développement technologique appuyé sur l’industrie, publique d’abord, privée bientôt.
Deux solutions cruciales
La domination aujourd’hui au sein de l’Etat et des entreprises d’un techno-scientisme excluant toute réflexivité critique et empreint d’une « épistémologie de marché » qui privilégie l’expertise et refuse le débat public contribue à la méfiance de la population, y compris de nombreux jeunes chercheurs. Face aux connivences largement démontrées entre les lobbys industriels et une partie des administrations publiques, tant nationales qu’européennes, pour contrôler l’information scientifique, deux solutions complémentaires sont cruciales. Les études qui fondent les décisions administratives doivent être rendues publiques – y compris les données qu’elles utilisent ; et la protection statutaire des chercheurs ne doit pas être fragilisée par les bonnes relations entre l’université et l’industrie que le gouvernement souhaite développer.
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Sur un thème semblable, des livres étudient le problème ; sur la politique du doute ; sur la politique du mensonge (S. Foucart)
Il faut semer le doute, il faut mentir pour que les personnes à la base ne sachent plus quoi penser -puisque la science dit tout et son contraire en même temps. Dans ce cas, elles se laisseront avoir et rentreront dans la société de la consommation à outrance.