A Bure

Face à la répression, l’opposition cherche à se renouveler

Sale temps pour un mois de mai, même en Meuse. Une pluie qui n’en finit pas. Jean-Pierre Simon, agriculteur installé depuis 35 ans à Cirfontaines-en-Ornois (Haute-Marne), en profite pour ranger le vaste bâtiment de son exploitation. Le cinquantenaire, opposant historique à Cigéo et figure de la lutte, pourtant réputé infatigable, a le sourire crispé. Le moral n’y est pas. « Je dis qu’il y a encore de l’espoir », lâche le petit homme tout en faisant non de la tête.

Voilà vingt ans que l’Agence nationale des déchets radioactifs (Andra) a posé ses valises à Bure, à seulement quelques kilomètres de chez M. Simon, avec l’idée d’y enfouir à terme les déchets radioactifs de l’industrie nucléaire à 500 mètres sous terre. C’est le projet Cigéo. Vingt ans que l’agence rencontre sur place une opposition tenace. L’agriculteur ne peut retenir un sourire en parlant du premier festival (« antidéch’nuc ») organisé par l’opposition dans la région, en 1995. Comme si c’était hier.

Puis il se plante au bout de son bâtiment qui surplombe la plaine. Au loin, il désigne une ligne de buissons qui suit l’horizon. Elle correspond au tracé d’une ancienne voie ferrée à l’abandon, mais qui pourrait reprendre du service pour acheminer les déchets nucléaires depuis Gondrecourt-le-Château jusqu’au centre d’enfouissement. Peut-être un prochain front pour les opposants ? L’agriculteur enchaîne et continue d’aligner les autres signes qu’il veut croire positifs : les oppositions locales suscitées par les implantations d’équipements en lien avec l’industrie nucléaire près de Joinville ou à Saint-Dizier, le festival les Bure’lesques au mois d’août, puis la grande manifestation Vent de Bure annoncée à la rentrée. Sans oublier les visites politiques : celles du candidat La France insoumise (LFI) aux européennes Gabriel Amar en avril ou de la députée européenne Europe Écologie-Les Verts (EELV) Michèle Rivasi le 14 mai. Tout semble bon à prendre dans l’espoir d’un rebond.

 « Le fait qu’on reprenne le bois Lejuc, qu’on s’oppose aux travaux, on se sentait fort, évidemment »

Et pour cause. Depuis un peu plus d’un an l’atmosphère a bien changé à Bure, comme dans les communes des alentours concernées par le projet. À partir de 2015 puis surtout de 2016, des opposants à Cigéo s’étaient mobilisés par dizaines, s’installant dans la région pour prêter main-forte aux habitants, prenant de court les autorités. Un nouveau souffle pour une vieille lutte qu’on pensait enterrée. Aux éternels recours juridiques et manifestations venait se greffer la fougue de la jeunesse. Occupation du bois Lejuc, blocages du chantier, achats de maison et lancement d’activités agricoles mais aussi pratique de l’automédia ou encore présence offensive sur les réseaux sociaux : associations et habitants « historiques » ont été bousculés par les méthodes des nouveaux installés.

Une composition loin d’être évidente mais qui a tenu bon, permise notamment par des lieux de lutte et de rencontre communs. La Maison de résistance, d’abord, centre d’accueil et d’organisation de la contestation au cœur de Bure depuis son rachat par une poignée de militants en 2004. Mais surtout le bois Lejuc, petite parcelle de forêt entre Bure et Mandres-en-Barrois devenue épicentre du conflit à partir de 2016 et son occupation par les militants. L’idée d’empêcher son défrichement par l’Andra s’est imposée comme une évidence au-delà des différends générationnels ou politiques. Une occupation dont tous gardent un souvenir nostalgique. « Le fait qu’on reprenne le bois, qu’on puisse s’opposer aux travaux, qu’on ait aussi des victoires, on se sentait fort, évidemment. Et quand on vit dans une spirale de victoires, ça permet de passer au-dessus des dissensions », résume Claude Kaiser, opposant historique et ancien élu municipal de Menil-le-Horgne, village situé à 35 kilomètres au nord de Bure. « Mais la brutalité du camp d’en face [l’État] a porté ses fruits : les perquisitions, les garde à vue, les procès et tout le reste, ça a un peu décapité le mouvement. »

Sur les deux dernières années, une opération policière et judiciaire sans précédent a en effet été menée pour maîtriser l’opposition dans les campagnes meusiennes et haut-marnaises. Interception de communications à l’aide de matériel dernier cri, recours aux écoutes, géolocalisation des opposants, balisage de plusieurs véhicules sans oublier des dizaines de perquisitions : des moyens dignes de l’antiterrorisme qui n’ont épargné personne. Pas même les habitants historiques. Irène, 72 ans, opposante de toujours et assimilée à une « tête de réseau » a ainsi été perquisitionnée chez elle à Naix-aux-Forges un matin de décembre 2018. « Trois heures pour tout fouiller ici, ils ont pris mes ordinateurs, mon téléphone, mes disques durs… Lorsqu’ils ont sonné au petit matin, j’ai failli m’évanouir. »

La machine judiciaire n’a pas non plus été en reste. Depuis le début de l’année 2018, les opposants ont cumulé près de 40 procès rien qu’en Meuse, 27 interdictions de territoire, une instruction pour association de malfaiteurs qui concerne 7 personnes et interdit à 10 autres de rentrer en relation. Le tribunal de Bar-Le-Duc s’est habitué à ces fameuses « séances Bure » sous très haute surveillance policière. Contactée par Reporterre, l’avocate au barreau de Lille Muriel Ruef — qui suit la répression depuis deux ans — ne cache pas son étonnement : « Quelque chose de cette ampleur-là, d’aussi systématique, je n’ai jamais vu ça, non. » Et de poursuivre : « Les interdictions de territoire, par exemple, c’est le premier endroit où je les ai vues requises systématiquement sur des zones aussi vastes, [soit le département de la Meuse]. »

Sur le terrain, cette stratégie porte ses fruits. Maître Ruef : « On interdit aux gens de se voir, de mettre les pieds dans le département, or les personnes visées sont celles qui faisaient le plus de lien, qui s’occupaient de l’organisation, du travail sur le dossier, etc. Évidemment, ça coupe les pattes. » Bien que la juriste se refuse d’accepter le terme de « laboratoire » de la répression, elle note que des dispositifs comparables ont depuis été appliqués aux Gilets jaunes.

Certains personnages de l’opposition à Cigéo incarnent à eux-seuls cette épée de Damoclès. Pivoine [*] est de ceux-là. Il nous reçoit dans la petite maison à Cirfontaines qu’il habite depuis 2016. Nous sommes ici en Haute-Marne, la Meuse n’est qu’à quelques kilomètres mais il n’a pas le droit de s’y rendre depuis le 23 juin 2018 et l’ouverture d’une instruction pour association de malfaiteurs. Pivoine est affalé au fond d’un énorme canapé en cuir. Les vinyles s’enchaînent et baignent le petit salon d’une musique agréable. Il fait chaud. Lui a le visage doux et parle de son cas sans colère apparente : « Concrètement, c’est chiant. Avant, j’allais à Bar-le-Duc presque toutes les semaines. Il y avait une petite épicerie bio, un petit bar sympa, et puis tout un réseau qui s’était formé là-bas. Tous ces gens, je ne les vois plus, ou c’est rare. » Il a aussi fallu faire une croix sur les rassemblements à Bure ou à Mandres-en-Barrois. « Ici, la taule est un outil qu’ils emploient facilement, ça ne vaut pas le coup. » Les patrouilles incessantes de gendarmes à bord de leur Jeep militaire surannée le lui rappellent au premier pas dehors. Alors, il faut continuer la vie comme avant ou presque, s’occuper de sa serre de 240 m2 à quelques rues d’ici, surveiller les semis de plantes aromatiques et médicinales qui mûrissent sous la véranda.

Son cas en rappelle d’autres. Sur place, tout est devenu beaucoup plus compliqué. La plus simple réunion relève désormais du parcours du combattant. La Maison de résistance a perdu de sa superbe. Le bois Lejuc est sous surveillance permanente depuis son évacuation le 22 février 2018 par 500 gendarmes en arme accompagnés de tractopelles.

« La lutte ne doit pas être seulement sur ce territoire, on se bat contre Cigéo “et son monde” »

« Ça a été une année gouffre pour nous, reconnait Juliette Geoffroy, du Collectif contre l’enfouissement des déchets radioactifs (Cedra), on se rend compte que c’est difficile de se passer d’une lutte de terrain » en évoquant à demi-mots l’évacuation du bois. « Vitrine », « lien central », « quelque chose qui fédérait tout le monde, qui faisait sens » : l’opposition à Cigéo semble y avoir perdu gros. Le Hibou express, petite feuille de chou interne qui servait à faire passer les nouvelles entre les différentes composantes, n’est plus tiré. Si personne n’ose vraiment évoquer les tensions qui parcourent le mouvement, elles semblent pourtant bien là. Jean-Pierre, l’agriculteur, hausse les épaules et botte en touche : « Il y a des affinités différentes, et puis des gens qui ne sont pas capables de mettre les égos dans leur poche. » Même pudeur du côté de Pivoine : « Il y a des envies et des besoins d’organisation qui ne font pas consensus. »

Pour ce dernier, aucun doute, l’avenir immédiat de l’opposition est ailleurs. « Les actions visibles ici sont devenues hyper compliquées. Mais la lutte ne doit pas être seulement sur ce territoire, on se bat contre Cigéo “et son monde”. Tous les comités de soutien à travers la France doivent devenir des maillons essentiels de cette agitation, pas seulement soutenir de loin. » C’est d’autant plus vrai que le projet Cigéo a traversé une année blanche, désarmant en partie l’opposition locale. « On ne savait pas comment rebondir, on a manqué de perches », reconnaît Juliette. Contacté par Reporterre, Mathieu Saint-Louis, chargé de communication de l’Agence, préfère rester évasif : « L’année passée, l’Andra a travaillé sur les études de conception de Cigéo. Celles-ci se poursuivent en vue de l’instruction des dossiers de déclaration d’utilité publique (DUP) et de demande d’autorisation de création. »

L’année 2019 a donc été l’occasion pour l’opposition d’expérimenter de nouvelles formes d’actions moins frontales, plus axées sur la sensibilisation et l’information. Des militantes originaires de la région ont lancé un cycle de conférences, sillonnant les territoires concernés par Cigéo, de Strasbourg à Reims en passant par Saint-Dizier. Déjà, une vingtaine d’évènements depuis décembre, réunissant entre 60 et 90 personnes, parfois plus. Juliette, du Cedra, y voit une suite logique aux derniers mois compliqués : « On s’inscrit dans une démarche de fond, avec l’objectif de répondre à notre manière au débat public [sur la gestion des déchets radioactifs], qui a été lancé, rappelons-le, tout juste une semaine après l’expulsion du bois Lejuc ». Et de rappeler : « boycotté par toutes les associations ! » Consensus visiblement assez précieux pour être souligné.

« Cette espèce de lutte nomade, c’est important, ça nous permet de souffler »

L’Atomik Tour s’inscrit dans cette même veine, mais cette fois à l’échelle nationale. Sept mois, un camion, 50 étapes de trois jours et beaucoup de rencontres. Martin [*], qui a suivi les premières semaines reconnait que l’expérience lui a fait un bien fou : « Cette espèce de lutte nomade, c’est important, ça nous permet de souffler, de continuer à lutter sans être soumis à la répression ». L’occasion aussi de prendre la température, un peu partout en France, de l’opposition à Cigéo. « Il y a trois ans, quand je faisais de l’autostop, personne n’avait entendu parler de ce projet, ça a beaucoup changé », se réjouit le jeune homme aux lunettes fines. Dans les deux cas, la même intuition : la médiatisation de l’occupation du bois Lejuc a fait couler beaucoup d’encre, une porte ouverte dans laquelle il faut s’engouffrer pour espérer peser sur le débat.

En parallèle, de nouveaux fronts plus concrets s’ouvrent un peu partout dans la région. « Le projet Cigéo a besoin d’un désert, mais encore plus d’un désert nucléaire », dit Juliette, en faisant référence à tous les projets liés à l’industrie nucléaire qui se multiplient dans la région. À commencer par la laverie Unitech à côté de Joinville. Destiné à laver 1.900 tonnes de linge contaminé par an, le projet a déclenché une levée de boucliers. Mardi 14 mai, 200 personnes participaient à une réunion publique organisée par les opposants. Deux semaines plus tard, trois associations et une centaine de riverains déposaient un recours en référé contre l’arrêté accordant le permis de construction. Mais il y aussi Saint-Dizier, lieu d’installation de Socodéi, une usine spécialisée dans la réparation d’outillage contaminé déjà en service. Pour la militante du Cedra, aucun doute : « Tous ces projets font rentrer de nouvelles personnes dans la lutte, localement, près de chez eux. »

Les travaux préparatoires à Cigéo devraient aussi donner du grain à moudre à l’opposition. Raccordement des sites en eau et en électricité, défrichements des bois concernés ou encore réhabilitation de la voie ferrée doivent être achevés avant le décret d’autorisation prévu pour 2022. Bien que certains opposants accusent l’Agence de les avoir déjà lancés en toute discrétion, le calendrier indicatif de l’Andra ne parle lui que de 2020, dès le feu vert de la déclaration d’utilité publique. Autant de chantiers qui pourraient relancer l’opposition.

Jean-Pierre Simon veut croire que tout n’est pas joué. Est-ce qu’il voit son avenir dans la région, à presque 60 ans ? « J’ai encore quelques années devant moi avant la retraite, si ma santé me le permet. Ensuite, ça dépendra aussi de ce qui se passe là-bas, de l’autre côté du bois… »

 

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