Un petit article avant le début officiel des vacances scolaires
Concurrence de la maternelle à l’université
Réforme du lycée et du baccalauréat, projet de loi pour une école de la confiance, instauration du principe de sélection à l’université… Depuis deux ans, le gouvernement a entrepris de bouleverser le modèle éducatif français. Son objectif ? Instaurer, de la maternelle à la faculté, un système concurrentiel au profit des élèves les plus « méritants ».
Si l’éducation nationale n’a jamais été très douée pour faire fonctionner l’ascenseur social, le projet de loi pour une école de la confiance, porté par le ministre Jean-Michel Blanquer, en a même abandonné l’ambition. L’objectif de démocratisation scolaire, définie comme la volonté de compenser les inégalités sociales, culturelles ou territoriales par un système éducatif obligatoire, gratuit et laïque, y laisse place à un modèle concurrentiel, où les déterminismes sociaux se trouvent contrebalancés par des coups de pouce individualisés aux plus « méritants ».
Coordonnée avec le ministère de l’enseignement supérieur, l’offensive concerne l’ensemble du système éducatif, de la maternelle à l’université. En bout de chaîne, la réforme dite « Parcoursup » a instauré, depuis 2018, une sélection sur dossier à l’entrée des facultés, dont personne ne réussit à saisir les « attendus » (les prérequis pour pouvoir être accepté) tant les critères restent opaques. Les couacs se comptent par milliers : lycéens dont la moyenne est excellente recalés, bugs informatiques, fausses joies, jeunes sur le carreau… La réforme a en revanche fait le bonheur des officines privées de coaching, qui proposent aux candidats paniqués par la complexité du logiciel et des procédures d’inscription des services d’accompagnement, comme le « pass sérénité » vendu par la société Tonavenir.net pour la modique somme de 560 euros — et 340 euros supplémentaires pour un dossier international (1).
Parcoursup a souvent été présentée comme un moyen de remédier au fort taux d’échec des étudiants en première année, estimé par le gouvernement à quatre étudiants sur dix inscrits, et qui concerne en particulier les titulaires d’un baccalauréat professionnel ou technologique. En guise de solution, le gouvernement a donc décidé de leur fermer la porte des universités, en effectuant un tri en amont. C’est d’ailleurs la ligne directrice des réformes actuelles : toujours abaisser le palier du tri.
Aussi la réforme du lycée s’enchâsse-t-elle parfaitement avec celle de l’université. Afin de rompre avec le système des filières (littéraire, scientifique, et économique et sociale), jugé trop contraignant, les experts ministériels ont imaginé de multiplier les enseignements de spécialité à l’issue de la classe de seconde, selon un système flexible, à la carte — à l’image d’un menu de restauration rapide. Mais, du fait des contraintes budgétaires, les lycées n’ont pas été dotés de la même offre. Sur les douze enseignements de spécialité, sept sont obligatoires (2) et chaque établissement doit les proposer. Mais certains n’offrent que ceux-là — à l’image du lycée François-Rabelais, dans la partie populaire du 18e arrondissement de Paris ou du lycée Le Verrier à Saint-Lô — quand d’autres présentent une plus large palette avec, par exemple, les options sciences de l’ingénieur ou numérique et sciences informatiques, recommandées pour s’inscrire dans certaines formations supérieures. D’après une étude menée par le Syndicat national des enseignements de second degré (SNES) auprès de quatre mille élèves de seconde, il semble en outre que les lycéens reconstituent à l’identique les anciennes filières : 66 % ont choisi la spécialité mathématiques ; 50 %, sciences de la vie et de la terre ; et 47 %, physique-chimie, soit les ingrédients composant l’ancienne filière scientifique. Faute de place, les conseils de classe devront pratiquer une sélection quant aux spécialités choisies (3).
Le projet du gouvernement suscite des mobilisations éparses, dont on mesure encore mal l’ampleur, mais qui témoignent d’une colère forte chez les enseignants : manifestations, rétention des notes, démission collective de la fonction de professeur principal, éventualité d’une grève du baccalauréat… Pourtant, au-delà du milieu scolaire, la résistance paraît faible, sinon inexistante, y compris parmi les parents d’élèves.
Logique de tri social
Il faut dire que les textes de la réforme témoignent d’une technicité pouvant se révéler dissuasive pour les personnes peu familières du labyrinthe éducatif, notamment au sein des classes populaires. Or ce sont justement les lycées des territoires les plus défavorisés (banlieues pauvres, espaces ruraux, petites villes) qui vont le plus pâtir de cette offre de spécialités au rabais. Ils sont également en première ligne de la refonte du baccalauréat, qui comporte désormais une forte part de contrôle continu et une épreuve dite « grand oral », calquée sur le modèle des grandes écoles, sans temps de préparation alloué ; cela ne pourra aboutir qu’à valoriser des élèves déjà habitués aux épreuves orales — c’est-à-dire, souvent, ceux des établissements favorisés. Mises bout à bout, toutes ces mesures entérinent la disparition du lycée unique et du baccalauréat national, remplacés par une dynamique de différenciation scolaire sur fond de tri social.
D’autant qu’à ce tableau il faut ajouter la réforme du lycée professionnel. Dès la rentrée prochaine, les enseignements généraux (mathématiques-sciences, lettres-histoire, langues vivantes, éducation physique et sportive) y verront leur volume horaire diminuer fortement. Cette évolution signe la fin d’une tradition d’équilibre entre formations culturelle et professionnelle, qui offrait aux lycéens de ces filières d’autres débouchés qu’une voie pas forcément choisie.
Les projets concernant les autres cycles empruntent la même direction. Certes le président Emmanuel Macron a promis de limiter à vingt-quatre le nombre d’élèves par classe de la grande section de maternelle au cours élémentaire de première année (CE1), mais tous les professionnels savent qu’à budget constant cela se soldera par une augmentation des effectifs dans les autres niveaux. Expérimenté depuis la rentrée 2017, le dédoublement des classes de cours préparatoire (CP) dans les établissements situés en réseau d’éducation prioritaire renforcée (REP+) — une bonne chose — s’arrête déjà dans beaucoup d’écoles. Ailleurs, ce sont des agences privées, comme Agir pour l’école, une émanation du très droitier Institut Montaigne, qui dictent au ministère les directives pédagogiques d’apprentissage de la lecture (4).
La loi Blanquer, actuellement débattue, et avec remous, au Parlement, doit être définitivement adoptée en juillet. Le processus de contre-démocratisation s’y lit à plusieurs endroits. La mise en place des établissements publics locaux d’enseignement international (Eplei) — dont on ignore encore le nombre —, avec un directeur unique de la maternelle au lycée, officialise une école à plusieurs vitesses, à l’image des lycées de la IIIe République, payants et donc réservés aux enfants de la bourgeoisie. Les Eplei sont en effet destinés aux enfants de cadres étrangers — dans le souci d’accroître l’attractivité nationale — et aux élèves français capables de suivre un enseignement multilingue.
Autre exemple, l’encouragement aux « expérimentations pédagogiques » menées par les établissements qui le souhaitent laisse supposer une attribution de moyens en fonction de ces projets dits « innovants », au risque de renforcer la concurrence entre établissements. Les orientations pédagogiques mises en avant pour justifier l’instauration de l’instruction obligatoire à 3 ans (contre 6 ans actuellement) montrent la volonté de dénaturer l’école maternelle, sas de transition pour les petits entre l’intimité familiale et l’école élémentaire, en la transformant en un lieu des premiers « apprentissages fondamentaux », ce qui favorisera les enfants maîtrisant déjà les codes scolaires, c’est-à-dire issus de familles à fort capital culturel.
Le projet de M. Blanquer repose enfin sur un double verrouillage : la mise au pas des enseignants, inscrite dans l’article premier, qui insiste sur l’« exemplarité » du personnel et sur le « respect de l’institution scolaire, dans ses principes comme dans son fonctionnement » ; et la suppression de toute structure indépendante du pouvoir pour évaluer l’efficacité des réformes en cours — une mission jusqu’alors assurée par le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco). Ni contestation ni évaluation, voilà une « école de la confiance » bien ficelée.
Le monde diplo ; Laurence De Cock, enseignante et chercheuse en histoire et en sciences de l’éducation ; auteure, avec Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau, de L’Histoire comme émancipation, Agone, Marseille, 2019.
Notes
(1) Lire Annabelle Allouch et Benoît Bréville, « Lycéens contre le tri sélectif », Le Monde diplomatique, janvier 2019.
(2) Humanités, littérature et philosophie ; langues, littératures et cultures étrangères ; mathématiques ; physique-chimie ; sciences de la vie et de la terre ; histoire, géographie et sciences politiques ; sciences économiques et sociales.
(3) « Note sur la réforme Blanquer. Analyse statistique des choix d’orientation des élèves (2e trimestre) » (PDF), Syndicat national des enseignements de second degré, 2019.
(4) Sylvain Mouillard et Marie Piquemal, « Lecture : agir pour l’école sème la discorde par sa méthode », Libération, Paris, 22 janvier 2019.