Un texte écrit par Fabio Maria Ciuffini
F.M. Ciuffini est un urbaniste et ingénieur italien de 86 ans, auteur du rapport « Città senza auto » (Ville sans voiture) en 1991. A partir de l’actualité récente des gilets jaunes en France, Fabio Maria Ciuffini explique selon lui les tenants d’une vraie politique de transition écologique dans le domaine de la mobilité.
Nous sommes à un tournant, une nouvelle mobilité est possible, mais l’ancienne mobilité défend ses intérêts et ses raisons.
Alors que la révolte des gilets jaunes était en feu en France, il a échappé à la plupart des gens que l’étincelle qui l’a déclenchée réside dans un thème qui a été ignoré ou oublié: la « dépendance » des villes et du territoire vis-à-vis du transport routier, une dépendance matérielle, économique et politique.
En pratique, qu’est-ce que cela signifie? Pensons à un individu, en France ou en Ombrie (Italie), qui vit à des kilomètres de son lieu de travail et ne peut pas s’y rendre à pied, à vélo ou en transports en commun qui n’existent pas même s’il est un écologiste convaincu. Cet individu, donc, sa famille, sa vie, « dépendent » d’une voiture, peut-être vieille et largement utilisée. Il est allé en banlieue pour économiser sur l’achat ou la location de la maison, mais maintenant il paie avec la dépendance de la voiture la facture de sa marginalisation physique. Et quand les grands groupes commerciaux ont englouti l’ancien magasin devant sa maison, en ouvrant un Hyper étincelant – quelque chose qui ne peut être atteint qu’en voiture et équipé de parkings dont rêvent les Centres Historiques, c’est toute l’organisation urbaine qui devient encore plus tributaire de la voiture.
Alors, quand on lui dit de payer une éco-taxe pour qu’un radical-chic parisien puisse avoir une prime pour s’acheter une voiture électrique tout en appelant cela « transition écologique », il porte un gilet jaune et… il s’énerve! Et il a raison, puisqu’il n’est certainement pas celui qui a façonné le monde à la mesure d’une voiture!
Et si la santé de l’industrie automobile stimule la reprise ou déclenche la récession, c’est désormais toute l’économie qui dépend de la voiture! Même la politique est largement tributaire du consentement de ceux qui l’utilisent, même la politique « environnementale » qui, en imposant de plus en plus de restrictions « écologiques », a en fait favorisé les constructeurs, victimes apparentes d’écologistes féroces et utilisateurs heureux de recettes continues… liées au renouvellement du parc automobile!
Ce qui se passe en France, où l’on dispose des métros automatiques les plus performants du monde et où la dépendance à l’automobile est en moyenne plus faible, devrait vous faire penser à l’Italie où ces alternatives étonnantes à l’automobile sont rares et de moins en moins nombreuses en descendant vers le sud ou vers de faibles densités de population, comme en Ombrie. Et pourtant, même ici, l’objectif est de « faire en sorte que les voitures électriques coûtent moins cher » – Di Maio dixit (Di Maio est ministre du Développement économique, dirigeant du Mouvement 5 étoiles) – avec le concept sublime de rendre les petites voitures plus chères à payer, les voitures du peuple!
Et ainsi même Salvini, ministre de l’intérieur et dirigeant de la Ligue du Nord, parti d’extrême-droite, peut contester et fait même une grande impression, sans libérer un euro d’argent frais pour la mobilité urbaine! Oui, nous parlons de mobilité et nous nous retrouvons en politique, puisque cette question d’un changement boiteux et partiel, qui ne s’attaque qu’à une partie du problème – la pollution au CO2 – d’ailleurs de manière fiscale régressive, vient de loin et n’a jamais eu le courage d’aborder le problème d’une mobilité malade de la dépendance.
Cependant, une VRAIE transition écologique est nécessaire, celle qui brise ou réduit les conditions de dépendance en agissant simultanément sur trois facteurs: réduire la mobilité, la déplacer vers des moyens collectifs, améliorer l’efficacité écologique des moteurs. Sur les trois ensemble, et pas seulement sur le dernier!
Cela profitera à l’environnement et à l’emploi, beaucoup plus que la diffusion des bornes de recharge dans les villes et l’encouragement à l’achat de voitures électriques ou hybrides. Au contraire, les fabricants s’en chargeront – et qui d’autre ? – de baisser les prix et d’inventer et de créer des batteries plus performantes, des systèmes de recharge plus rapides, finançant leur diffusion dans les villes.
Nous savons très bien quoi faire, depuis 1963 avec le « rapport Buchanan » ou depuis 1991 avec le « Programme pour une ville sans voiture » qui ont mis en évidence la nécessité d’organiser la ville et son espace public en proposant de nouvelles alternatives si attractives que l’on ne regrette pas la voiture.
Une VRAIE bataille environnementale est menée si les villes, où se déroulent les trois quarts de la mobilité totale, sont guéries par le syndrome de la dépendance en finançant des alternatives concrètes: bus, tramways, métros, trains, et véhicules du « dernier kilomètre » tels que les escalators, tapis roulants au service de zones piétonnes étendues et ensuite, partout, trottoirs et pistes cyclables et enfin, ouvertes à l’innovation avec de nouveaux véhicules connectés, automatiques et partagés aujourd’hui disponibles. Des investissements substantiels et immédiats sont donc nécessaires pour financer un véritable changement, une VRAIE transition écologique, avec une réduction massive de la consommation d’énergie et des émissions liées au changement climatique, et non des demi-mesures et de faux futurs déguisés en révolution comme celle de la voiture électrique, le SEUL moyen pour sauver l’environnement. Le vrai point, cependant, n’est pas le QUOI, mais surtout COMMENT le faire. Et c’est un point politique, avant même économique et financier, qui affecte le consensus populaire, un grand défi si la voiture, polyvalente et parfaite pour un porte à porte sans promiscuité, est prise comme un élément constant de comparaison et ses performances (peut-être celles d’un dimanche d’août dans la ville) sont prises pour mesurer le temps de déplacement. Mais c’est un défi qui peut être gagné, s’il est vrai qu’il existe déjà de nombreuses villes où les déplacements sans voiture sont monnaie courante et où la mobilité est meilleure à tous points de vue – individuel, collectif, environnemental – que là où l’automobile est le moyen de transport dominant!
De Singapour à Paris, Amsterdam, Prague, Vienne (à laquelle une société ombrienne fournit des bus électriques!) ou des petites villes comme Grenoble en France.
Mais ce n’est pas tout: nous sommes aujourd’hui proches d’une avancée technologique, ce que beaucoup appellent la TRAVELUTION, résultat de l’intégration de quatre facteurs innovants, désormais bien ancrés dans l’usage: le premier est l’accès universel à Internet et aux services applicatifs, le second le partage des déplacements avec accès aux voitures sans leur possession, le troisième – oui – est composé de moteurs électriques et le quatrième, enfin, celui de véhicules sans conducteur déjà testés sous différentes formes – dont ceux partagés – dans différentes villes, Sion en Suisse, Paris, Rouen, Singapour. Il est déjà possible d’entrevoir l’entrée en service de ces systèmes dans une perspective à moyen terme, grâce aux progrès continus de la robotique, à la géolocalisation par satellite au centimètre pour conduire les véhicules à distance – et à ceux d’un système de capteurs de plus en plus précis, désormais montés sur de nombreuses voitures courantes.
Mais pas d’attentes illusoires! Sans changement de politique, la mobilité ne changera pas! Nous sommes à un tournant, une nouvelle mobilité est possible, mais la vieille mobilité défend ses intérêts et ses raisons dans un enchevêtrement de contradictions. Les gilets jaunes sont l’une d’entre elles et ils représentent – sans égard d’autres manipulations – les raisons de la marginalisation.
Il y a les indifférents, comme à Rome, où le référendum de l’ATAC (Agenzia del trasporto autoferrotranviario del Comune di Roma, l’agence de transport public urbain de Rome) sur la possibilité d’avoir des formes innovantes de transport collectif et semi-collectif n’attire que 16% des électeurs. Certains craignent, à juste titre, que la réduction des voitures et, à long terme, de leur production, n’entraîne une baisse nette de l’emploi et que l’introduction de l’automatisation de la conduite ou peut-être du partage ne réduise le nombre des travailleurs des transports locaux ou ceux qui craignent que l’absence de conducteur ne marque la fin des transports publics.
Ainsi, la défense du statu quo semble être le meilleur choix, même de notre part en Ombrie, même à Pérouse (capitale de la région de l’Ombrie), malgré sa réputation de ville de mobilité alternative! Ici, en Ombrie, où l’économie se tourne vers le pire, mais l’achat de voitures marque un record national et de nombreuses villes redonnent aux voitures des espaces publics piétonnisés il y a des décennies…. Ici où le FCU (Ferrovia Centrale Umbra ou en français Ligne Centrale Ombrie, une ligne ferroviaire à écartement standard, dont le tracé emprunte presque totalement le territoire de l’Ombrie, le long de la vallée du Tibre), bien que renouvelé dans son matériel est encore forcé de se déplacer, pour des complications bureaucratiques, à très faible vitesse! Et on lui fait payer la facture de la tragédie de Corato dans les Pouilles (accident de train ayant provoqué une trentaine de morts en 2016), qui a imposé des décennies de retard avec des normes de sécurité plus strictes, nécessaires bien sûr, mais qui arrivent au moment où on espérait que le FCU pourrait enfin renaître!
Enfin, la course se poursuit pour l’implantation de nouveaux centres commerciaux à l’extérieur de la ville, comme IKEA. Peur de la nouveauté, reflets d’une mauvaise politique nationale, manque de courage et de vision! Mais nous ne pouvons laisser l’avenir aux craintes, et encore moins à la politique des grands de l’industrie automobile. Nous avons besoin d’une initiative publique forte et directe qui intègre une nouvelle politique industrielle et de l’emploi à celle des transports et de la mobilité. Ici aussi, en Ombrie, nous devons faire notre propre chemin, au moins l’expérimenter et même l’anticiper d’une certaine manière. Avec des solutions de transport et des solutions urbaines et en impliquant les citoyens. Sortir de la stagnation et de l’insignifiance pour redevenir une Région et une Capitale qui, en plus de mieux répondre à leurs besoins de mobilité, ont l’ambition de donner l’exemple.
http://carfree.fr/index.php/2019/06/04/pour-une-ville-sans-voiture/