Non, la grève n’est pas une «prise d’otage»
Professeur d’histoire-géographie, rescapé de l’attentat du Bataclan, j’interpelle Emmanuel Macron sur l’emploi d’éléments de langage et de communication visant à faire passer les professeurs grévistes pour des preneurs d’otages. La grève est un droit constitutionnel : arrêtons la criminalisation et l’invisibilisation des mouvements sociaux.
Lettre ouverte à Emmanuel Macron, Président de la République Française
- Emmanuel Macron,
Je suis un rescapé de l’attentat du Bataclan et je suis un des professeurs grévistes qui a retenu notes et copies. Je les ai rendues vendredi 5 juillet après-midi et en faisant cela je suis persuadé d’avoir défendu l’honneur de notre institution.
Cette nuit je n’ai pas dormi, réveillé sans cesse par des sueurs froides en pensant aux élèves et aux parents qui doivent faire face au sabordage du bac 2019 que M. Blanquer a orchestré, rompant ainsi l’égalité de traitement des élèves vis-à-vis d’un examen national, et en s’asseyant sur la souveraineté des jurys de professeurs, envoyant des consignes, sans en-tête et non signées : en somme un véritable putsch administratif. Qu’une partie de l’administration et des collègues ait appliqué ces consignes me révolte car ils l’ont fait par peur des menaces que le ministre Blanquer n’a cessé de proférer à l’encontre des personnels administratifs et enseignants de l’Education nationale. Depuis quand un ministre intimide-t-il les personnels dont il a la responsabilité ? Est-ce cela l’école de la confiance voulue par M. Blanquer ? C’est en tout cas comme une véritable mise au pas, que les personnels enseignants perçoivent l’article 1 de la loi Blanquer.
Cette nuit, en effet, je n’ai pas dormi car j’ai été scandalisé et blessé par une interview télévisée pendant laquelle vous avez employé, à propos des enseignants grévistes, l’expression « prendre nos enfants et leurs familles en otages », reprenant ainsi des éléments de langage dangereux et pour le moins risqués. M. Macron, les professeurs grévistes ne sont ni des délinquants ni des terroristes ! Ce sont des personnes qui ont décidé d’exercer un droit constitutionnel, le droit de grève, pour dénoncer, d’une part, des réformes inégalitaires qui détruisent le service public qu’est l’Education nationale, d’autre part, le refus total de M. Blanquer d’ouvrir sa porte et discuter avec les personnels enseignants, et pour cause, à chaque enquête, l’écrasante majorité d’entre eux est très hostile aux réformes qui sont menées au sein de l’Education nationale. Nous avons exercé ce droit de grève, contraints et forcés par le refus de dialogue de la part de M. Blanquer : personne ne sacrifie 1/30ème de paie par journée de grève avec gaité de cœur. Nous préparons nos élèves, toute l’année pour cet examen du bac, dans des conditions de plus en plus difficiles, c’est un crève-cœur pour nous de devoir nous mobiliser (nous l’avons fait tout au long de l’année) pendant une période d’examen. C’était un appel à l’aide et un cri d’alarme.
Les mots ont un sens et même une symbolique et il est trop facile, pour des enjeux communicationnels d’essayer de braquer l’opinion contre les professeurs, souvent caricaturés comme des fainéants privilégiés ; or, comme vous avez pu le dire vous-même, les professeurs, en France, sont sous-payés et le métier est tellement peu attractif qu’en 2019, près de 1500 postes ont été non pourvus aux concours du 1er et du 2nd degré. Pour compenser cela vous ferez appel à des contractuels non formés et peu protégés, utilisés comme de véritables fusibles colmatant les failles causées par le manque d’investissement dans l’éducation. Malgré tout, dans certains départements, l’utilisation massive de contractuels ne suffira pas à pourvoir tous les postes.
L’utilisation de tels éléments de langage n’est pas anodin et est le fruit d’une double tendance dans votre politique et votre communication : la criminalisation des mouvements de contestations sociales et l’invisibilisation de ces mouvements.
Prendre les élèves en otages ? Ces mêmes élèves ont mené une contestation contre vos réformes. Ceux du lycée Arago, en mai 2018, ont été conduits en garde-à-vue (les parents étant avertis parfois 40h après le début de la garde à vue), ceux de Mantes-la-Jolie, à genoux pendant des heures, mains sur la tête ou attachées dans le dos et tête contre un mur, humiliés par les forces de l’ordre. Nous avons tous encore ces images atroces dans un coin de la tête et les professeurs stylos rouges ou grévistes retenant notes et copies se sont, par solidarité avec les élèves, photographiés dans cette même posture. Nous nous souvenons tous de collègues qui ont dû s’interposer pour protéger leurs élèves des forces de l’ordre pendant des blocus ou des manifestations.
Nous avons tous encore en mémoire aussi, cette vidéo mise en ligne, d’une professeure braquée en plein cours à Créteil et le hashtag « Pas de vague » qui a libéré la parole des enseignants, jusque-là effrayés de dénoncer les anomalies internes et leur sensation d’être isolés et impuissants : écrasés par leur administration.
L’organisation du bac 2019 et la gestion de M. Blanquer face aux mouvements de contestation des professeurs n’a pas dérogé à la règle. Le 17 juin, les personnels enseignants se sont fortement mobilisés pour la grève des surveillances du bac (entre 20 et 25% de grévistes), avec le système de sur-convocation, l’emploi de personnels extérieurs, M. Blanquer a communiqué sur un chiffre de 3% de grévistes. Ce chiffre ne correspond pas au pourcentage de grévistes mais à celui de manque de personnel effectif devant les élèves : première entaille dans le fiasco orchestré qu’est celui du bac 2019. Dans mon établissement, d’ordinaire tranquille, nous étions 40% de grévistes, parce que nous n’avons pas eu les moyens nécessaires à l’application de vos réformes, mais aussi parce que d’ici 2-3 ans, nous n’aurons plus italien, ni allemand, ni latin, ni grec et que des postes vont être supprimés. Quel établissement dans le secteur proposera ces enseignements ? Aucun ! La solution sera de passer par le CNED : c’est la fin de l’école publique gratuite et de l’égalité des chances ! Elève puis étudiant boursier, j’ai fait 9 ans de latin : avec le système qui va être mis en place, je n’aurais jamais pu avoir accès à cet enseignement.
Alors oui du 2 au 4 juillet j’ai été gréviste et n’ai pas rendu les notes et copies (que je n’ai rendues que le vendredi 5 après-midi), pour protester contre tout cela. Je suis fier de ce mouvement qui s’est constitué petit à petit, depuis un an et demi. Il est venu recréer de la solidarité entre collègues enseignants, en dehors des syndicats et a été irréprochable dans ses choix et ses actions. Tout a été décidé démocratiquement en AG, nous avons été parfaitement encadrés juridiquement car les personnels enseignants, eux, sont très attachés à l’Etat de droit. Notre principale revendication : être reçus et entendus par M. Blanquer, qui n’a pas fait ce choix. Le ministre a refusé catégoriquement de nous recevoir. La suite est dramatique. M. Blanquer maintient la date des résultats du bac. Face aux très nombreux refus de jurys de statuer sur les élèves à qui il manque des notes, il a demandé à l’administration (non légitime pour cela) de compléter avec les notes, non pas du contrôle continu (qui n’existe pas, encore une fois un élément de langage qui prépare le terrain aux réformes Blanquer), mais aux moyennes présentes dans les livrets scolaires. Les conséquences de ce choix sont nombreuses et terribles et vont toutes dans le sens d’une rupture d’égalité des candidats à l’examen national du bac. C’est à se demander si ce chaos provoqué par M. Blanquer n’a pas été pensé et voulu, car la stratégie libérale est désormais bien connue : baisse des moyens alloués au service public, dénonciation de leurs dysfonctionnements causés par ces manques de moyens et donc justification de privatisations ou d’applications de mesures libérales détruisant ces mêmes services publics. De fait, les réformes Blanquer suppriment le bac national, saborder ainsi le dernier bac national n’est-il pas le meilleur moyen de justifier sa propre suppression ? La fin du bac national et l’introduction du contrôle continu, donc une notation locale, aura pour conséquence qu’un bac n’aura pas la même valeur en fonction du territoire où on le passe. Les fuites de sujets, dans un lycée privé pour le bac 2019, montre à quel point, ce bac local pourra être manipulé.
Les professeurs grévistes jetés en pâture à l’opinion publique par votre ministre, M. Blanquer, ainsi que par vous-même, ne sont pas un groupe « radicalisé » (comme on a pu trop souvent le lire ou l’entendre) aux revendications corporatistes : nous défendons la notion de service public de qualité, l’égalité des chances et un métier que nous exerçons avec passion. Nous alertons aussi sur les dégradations à venir des conditions de travail pour les professeurs, et surtout pour les élèves. Peu importe que cela puisse paraître à certains comme impopulaire ou désuet : nous saurons être pédagogiques et répéter sans cesse les affres vers lesquels vos réformes nous dirigent. Nous sommes déjà soutenus par les fédérations de parents et par les syndicats lycéens.
- Emmanuel Macron, vous êtes censé être le président de toutes les Françaises et de tous les Français et à ce titre je vous demande donc publiquement des excuses pour les propos que vous avez tenus à l’égard de fonctionnaires que vous avez décrits comme des délinquants ou des terroristes. Vos propos ont pu heurter à la fois les personnels enseignants et les victimes de véritables prises d’otages, qu’elles soient des attentats ou non. Je vous demande d’arrêter de criminaliser les contestations sociales, à défaut de vouloir les entendre. Je vous demande, au nom des collègues grévistes, de toutes celles et ceux qui les soutiennent, la démission de M. Blanquer, qui dans sa gestion du bac 2019, s’est mis à dos l’écrasante majorité des personnels administratifs et éducatifs de l’Education nationale, rendant impossible la mise en place de « l’école de la confiance ».
Nous, professeurs grévistes, vous demandons enfin, l’ouverture de nouvelles négociations autour des réformes nécessaires à notre système éducatif ; négociations sans lesquelles il ne peut y avoir un apaisement de la situation et une rentrée de septembre 2019 sereine.
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Cédric Maurin, Professeur d’histoire-géographie, Membre du collectif des grévistes lors du bac 2019