Ceux que l’on paie pour étudier
Être payé entre 1 300 et 2 300 euros mensuels pour étudier, ce n’est pas donné à tout le monde. Une poignée d’élèves de quelques grandes écoles publiques touchent le jackpot.
Jackpot : pour certains étudiants, cette rentrée est très spéciale car elle signifie qu’ils vont gagner de l’argent pour suivre leur scolarité [1]. Pas une mince somme : entre 1 300 et 2 300 euros par mois, ce que certains touchent après des années d’ancienneté au travail, bien au-delà des bourses de l’enseignement supérieur versées aux plus pauvres. Bonus : ces années d’études sont prises en compte pour la retraite.
Pour la plupart des jeunes des milieux modestes ou des couches moyennes qui obtiennent le bac, poursuivre des études coûte très cher, parfois trop même pour qu’ils puissent en envisager. Un quart de l’ensemble des étudiants doit travailler tout en étudiant (voir encadré). Être serveur dans la restauration rapide et suivre les cours dans l’enseignement supérieur demande des efforts considérables. Tout l’inverse de ceux qui obtiennent d’être payés en étudiant.
Comment ça marche ? Le principe est simple : dans certaines écoles qui préparent à la fonction publique, l’État rémunère la formation de l’étudiant à condition qu’il s’engage à le servir durant dix ans au minimum. Ainsi, un élève de l’École nationale d’administration (ENA) reçoit une rémunération mensuelle brute de 1 672 euros pendant ses deux années d’études. Un élève de l’École normale supérieure (ENS) touche 1 494 euros bruts par mois durant ses quatre années de formation et un attaché statisticien de l’École nationale de la statistique et de l’analyse de l’information (ENSAI) perçoit chaque mois 1 550 euros bruts auxquels s’ajoute une prime de 1 700 euros pour l’ensemble de la scolarité, qui couvre les périodes de stages obligatoires.
D’autres étudiants, comme ceux de l’École polytechnique ou de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr (ESM), ont le statut de militaire dès leur entrée dans l’école. De ce fait, les premiers touchent une solde mensuelle de 475 euros bruts ainsi qu’une indemnité de frais de 411 euros. Les seconds perçoivent de 1 326 euros nets par mois en première année à 1 560 euros la troisième année [2]. Les étudiants de ces deux grandes écoles bénéficient en plus d’une couverture sociale et d’avantages en nature comme des réductions particulières à la SNCF ou encore des aides financières pour couvrir leurs frais de repas. On peut encore citer en exemple d’autres grandes écoles comme celles de la magistrature ou de l’aviation civile dont les élèves sont rémunérés par l’État entre 1 662 et 2 300 euros bruts mensuels.
Cerise sur le gâteau, une partie des élèves sélectionnés par ces grandes écoles acquièrent, dès leur entrée en formation, le statut de fonctionnaire stagiaire avec tous les avantages qui en découlent en matière d’avancement, mais surtout celui de commencer à cotiser pour leur retraite pendant leurs études. Non seulement ils ont la chance de faire des études pour lesquelles ils seront très largement rémunérés toute leur vie mais, en plus, ils gagnent un bonus de deux ou trois années de travail en moins ! Qui dit mieux ?
Pourquoi donc faudrait-il payer des jeunes pour étudier ? À l’origine, l’idée est d’attirer vers le service public une partie des meilleurs élèves. En contrepartie, ils s’engagent à servir la collectivité pendant dix ans à l’issue de leurs études. Ce qui pouvait se comprendre quand la fonction publique manquait de hauts cadres mais qui a perdu sa raison d’être aujourd’hui, sans être supprimé. Devenir haut fonctionnaire, enseignant, juge ou ingénieur aéronautique n’a plus rien d’un sacrifice : la ’contrepartie’, servir l’État pendant quelques années, est très mince. Le financement des études devient une pure aubaine pour un grand nombre d’enfants issus de milieux ultra-favorisés.
Plus choquant encore : l’engagement décennal pour les élèves de certaines grandes écoles n’est pas toujours respecté [3]. Les futurs cadres formés pour la fonction publique partent en effet souvent exercer dans le privé où les salaires sont beaucoup plus élevés. Dans ce cas, la règle veut que les élèves remboursent une partie des frais de scolarité pris en charge par l’État durant toutes leurs études, mais les usages ne sont pas aussi clairs. De leur côté, à l’issue de leur formation, les ingénieurs de l’École nationale de l’aviation civile intègrent la direction générale de l’aviation civile, les attachés statisticiens ont un poste assuré au sein de l’Insee, les officiers ingénieurs de Saint-Cyr obtiennent le grade de lieutenant dans un régiment.
Compte tenu de la faible part de personnes d’origine modeste dans les grandes écoles (lire Des classes préparatoires et des grandes écoles toujours aussi fermées), les élèves que l’État rémunère proviennent dans leur immense majorité des classes aisées. La dépense engagée par l’État est un pur effet d’aubaine pour leurs parents. Le cadeau n’est pas mince : deux années d’études payées 1 500 euros par mois représentent 36 000 euros au total qui peuvent servir, par exemple, à se constituer un apport pour un éventuel achat immobilier. La reproduction sociale est ainsi assurée.
L’État dépense déjà beaucoup d’argent à la formation des élites scolaires au détriment de la masse des étudiants. Un élève de l’ENA lui coûte par exemple 82 900 euros par an alors que la dépense annuelle moyenne par étudiant équivaut en France à 11 700 euros [4] (donnée pour 2015). A-t-on vraiment besoin d’en rajouter en payant la scolarité de futurs hauts fonctionnaires issus de l’élite sociale ? À une période où l’argent public se fait rare, il ne serait pas difficile de lui trouver un meilleur usage, en élargissant par exemple les bourses d’enseignement supérieur aux classes moyennes ou en incitant financièrement des enseignants expérimentés à exercer dans les établissements où les élèves sont les plus en difficulté.
Un quart des étudiants travaillent pour payer leurs études |
23 % des étudiants sont contraints de travailler pour financer leurs études dans le supérieur, selon les chiffres 2013-2015 du ministère du Travail [5]. Serveurs, gardiens d’hôtel, livreurs, etc. La moitié des emplois exercés par les étudiants n’ont aucun rapport avec leurs études et les pénalisent dans leur cursus.
Lire la pièce jointe : Rémunérations des étudiants français de grandes écoles |
inegalites.fr
Notes de l’article
[1] Cet article ne traite pas des étudiants qui travaillent dans le cadre de leurs études, comme les internes des hôpitaux, ce qui constitue une situation différente. Par ailleurs, nous n’avons pas recensé l’ensemble des écoles qui rémunèrent les étudiants.
[2] Montants pour un célibataire sans enfant(s) à charge, au premier échelon.
[3] Comme la Cour des comptes l’a fait remarquer dans son rapport « Gestion de l’École polytechnique », juin 2012.
[4] « L’état de l’École 2016 », ministère de l’Éducation.
[5] « Les activités rémunérées des étudiants : quelles formes et quelle organisation ? », Dares analyses, n° 046, juillet 2017, ministère du Travail.