Menaces sur la Loire
Près d’Orléans, un magnifique territoire de nature sauvage du Val de Loire est promis à une destruction prochaine. Depuis bientôt 23 ans, le département veut y construire un pont en dépit d’une avalanche d’arguments contraires, dans un site classé au Patrimoine Mondial de l’UNESCO. A partir du 11 août, un vigoureux mouvement de résistance construit un « Village des alternatives » tourné vers l’avenir pour s’opposer à ce projet d’un autre temps.
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La trouée est large de 70 mètres et s’étend sur deux kilomètres. Les arbres du bois des Comtesses, ancien Espace Boisé Classé, ont tous été abattus et déracinés sans distinction sur une surface de dix hectares. Ce spectacle de désolation est visible à 24 kilomètres à l’est de la ville d’Orléans, devenue métropole en 2017. La déforestation de ces bois privés a eu lieu en novembre 2017 sur la commune de Saint-Denis-de-L’Hôtel ; elle doit permettre le passage d’une chaussée de 7 mètres de large, faisant partie d’un projet qui allie déviation de la D921 et construction d’un pont pour le franchissement de la Loire. Le tout dans un milieu naturel Natura 2000 et un paysage classé au Patrimoine Mondial de l’Unesco.
Ce projet de pont, situé à Mardié, dans la commune voisine, est porté par le Département du Loiret depuis 1996. Selon ses promoteurs, il viserait à « désengorger » les communes de Saint-Denis-de-L’Hôtel et Jargeau du trafic routier. Depuis plus de 20 ans, l’association Mardiéval lutte sur place et publie chaque mois dans la Lettre du Castor un contre-argumentaire salutaire face à la communication départementale. L’association a par exemple mobilisé ses adhérents et des riverains lors d’une action de reforestation en décembre 2017, quelques jours après le déboisement du bois des Comtesses. Preuve de la volonté indéfectible du Département de construire ce pont, les propriétaires des bois n’avaient pas été expropriés avant les travaux qui ont été réalisés pendant l’hiver… malgré l’arrêté préfectoral interdisant toute intervention en raison de l’hivernage de certaines espèces protégées comme la chauve-souris arboricole ! Mardiéval a tout de même réussi par la voie judiciaire à retarder le chantier de la déviation.
Une caméra, un nid et des balbuzards
Le triste spectacle du défrichement du bois des Comtesses rappelle l’urgence de la situation. Un prochain déboisement est prévu en septembre 2019 dans le bois de Latingy à Mardié, à l’ouest de Saint-Denis-de-L’Hôtel, afin de continuer le tracé de la déviation jusqu’à la Loire. Ces bois privés abritent plusieurs espèces protégées, dont le balbuzard pêcheur, rapace à tête blanche d’environ 1,5 mètres d’envergure qui se nourrit essentiellement de poissons. La proximité de la Loire leur permet donc de pêcher et d’élever leur progéniture avant de s’envoler à nouveau vers l’Afrique de l’ouest, fin août ou début septembre. Une des originalités de Mardiéval est d’offrir depuis 2016 une plongée sans équivalent dans l’intimité des rapaces grâce à la BalbuCam qui les filme en direct depuis leur nid situé à 30 mètres de hauteur. Chaque jour entre 8 heures et 20 heures, le curieux peut se connecter et s’immerger entièrement dans le quotidien des balbuzards (éclosion des œufs, consommation de poisson, envol des petits, …).
Jean-Marie Salomon, président de l’association Mardiéval, se tient au coin de sa maison, appareil photo en main, prêt à prendre un cliché du balbuzard ramenant un poisson dans le nid. L’homme quitte rarement ses jumelles lorsqu’il se promène dans son jardin qui borde la Loire, à Mardié. Il indique d’un large geste du bras le site menacé où le projet de pont devrait franchir la Loire, à quelques centaines de mètres en aval. Le tracé de la déviation couperait à travers champs au sud du fleuve, entraînant la suppression de 60 hectares de terres agricoles. Selon une étonnante vidéo mise en ligne par le Conseil Départemental du Loiret, le projet de pont devrait « s’intégrer » à merveille dans son environnement classé en zone Natura 2000, grâce notamment aux « piles du pont qui s’effacent pour laisser passer le fleuve » et à sa « couleur qui rappellera les sables de la Loire ». Détail révélateur des trompes-l’œil marketing du Département, la vidéo ne montre quasiment aucun véhicule circulant sur la déviation alors que l’objectif est d’y détourner un flux de 11 000 véhicules/jour !
Un pont destructeur, très coûteux et incohérent
A la fin des années 1990, le Département a envisagé de réaliser un grand contournement urbain afin de fluidifier le trafic routier, en particulier des camions, avec notamment le projet de deux déviations et ponts sur la Loire, à Baule et Mardié. Le premier ouvrage a été abandonné, mais le Département s’accroche toujours à la déviation de Mardié.
Pour comprendre l’enjeu d’un tel projet, il faut d’abord s’intéresser au point de franchissement actuel de la Loire dans ce secteur. Il se situe à Jargeau, où un pont a été reconstruit et inauguré en 1988. La circulation y a souvent été difficile, d’abord à cause du nombre de véhicules passant chaque jour, ensuite parce que les aménagements routiers et l’absence d’une régulation efficace du trafic ont longtemps posé problème. En outre, la taille réduite des trottoirs et le passage permanent de poids lourds rendent sa traversée difficile pour les nombreux piétons qui empruntent le pont chaque jour ; quant aux cyclistes, ils sont forcés de partager la route avec tous les autres véhicules. La vice-présidente de Mardiéval, Sylvie David-Rousseau, rappelle que ces deux arguments (bouchons et sécurité) ont été employés dès 1994 par le Département.
Élu au conseil municipal de Jargeau depuis 1995, Daniel Breton et la coordination d’associations « Alternatives pour nos déplacements » militent pour la construction d’une passerelle piétons-vélos accrochée au pont actuel, estimée entre 1 et 2 millions d’euros et qui permettrait aux piétons de traverser la Loire en toute sécurité. Ils ont également proposé la mise en place d’aménagements aux deux extrémités du pont, afin de fluidifier le trafic actuel. Ces deux projets coûteraient bien moins cher que le projet de déviation, dont la facture, d’abord estimée à 13 millions d’euros, s’élèverait aujourd’hui à une somme comprise entre 94 millions d’euros selon le Conseil Départemental et beaucoup plus de 100 millions d’euros selon Mardiéval, sur la base de coûts de constructions semblables. Pour illustrer l’inflation des coûts de telles infrastructures, l’exemple du chantier de l’A19, qui relie l’A10 à l’A6 et traverse la Beauce, est éloquent : il a coûté 847 millions d’euros au lieu des 595 millions initialement prévus, soit plus de 42 % de dépassement du budget. Pourtant les alternatives proposées ci-dessus n’ont jamais été réellement examinées par le Département.
Jean-Marie Salomon souligne quant à lui l’incohérence d’un projet bâti sur une prévision d’augmentation du trafic routier de 2 % par an qui se révèlent fausses : en réalité, on observe depuis le début des années 2000 une baisse d’environ 1,2 % chaque année, selon les relevés réalisés par le Conseil Départemental lui-même. Par ailleurs, des décennies de multiplication des infrastructures routières en France prouvent que chaque nouvelle route censée réduire le trafic en un lieu produit une augmentation globale de la circulation. Les porteurs du projet ont même documenté la faible efficacité de la déviation et du pont pour limiter les nuisances des riverains : le flux de véhicules traversant l’actuel pont de Jargeau diminuerait seulement d’un tiers, passant passant de 15 000 à 10 000 véhicules par jour, car les conducteurs locaux n’emprunteront probablement la déviation pour leurs petits trajets. Qui plus est, le tracé de la déviation se situe au centre de la coupure verte de la métropole, ce qui constitue une absurdité écologique au regard des récentes exigences législatives limitant l’artificialisation des sols et l’étalement urbain. Aberration soulignée par le Parlement Européen lui-même en 2007 quand il a rappelé au Département l’obligation de revoir le projet qui menace plusieurs directives, dont les directives Natura 2000.
Résumons : un projet de pont vieux de plus de 20 ans avec une réduction limitée du trafic aboutirait à la destruction d’un riche espace de biodiversité classé Natura 2000 et Patrimoine mondial de l’Unesco, le tout sans réduire significativement le trafic et en privant le Département d’une centaine de millions d’euros utiles pour d’autres investissements. Il semblerait bien que tous les critères d’un Grand Projet Inutile et Imposé soient réunis.
Rouvrir une ligne de train plutôt que construire de nouvelles routes ?
Dans ce dossier, la ligne de train Châteauneuf-Orléans, aujourd’hui abandonnée, s’avère être une des pierres angulaire des débats. Elle constitue une alternative sérieuse au désengorgement partiel du pont de Jargeau et des communes alentour, notamment sur l’axe est-ouest. D’après une étude de la SNCF, si la ligne était relancée, un voyageur sur deux serait un ancien automobiliste, et 8 000 voyageurs se déplaceraient chaque jour ! On imagine l’intérêt écologique d’une telle alternative alors que le Loiret a connu un record absolu de température avec 42,8° le 25 juillet dernier. En dépit de cette autre perspective de mobilité, le président du Département Marc Gaudet défend un étrange argument. Par voie de presse, il a réussi à induire l’idée que s’opposer à la déviation revient à empêcher la réouverture de la ligne de train. Le déboisement du bois des Comtesses a effectivement pour but de permettre la construction de la route mais également d’un passage souterrain sous la voie de chemin de fer. Le Département s’appuie sur ces croisements pour prétendre que les deux projets sont solidaires, alors qu’en réalité ils sont parfaitement dissociables. La SNCF admet elle-même que la réouverture de la ligne est tout à fait réalisable sans les travaux de la déviation. L’horizon de la réouverture de la ligne reste pourtant flou, car la déclaration d’utilité publique attendue par la Région en novembre 2017 n’a pas été accordée pour des motifs financiers.
Des fondations fragiles
En plus d’être contestable et excessivement coûteux, ce projet de pont repose sur des fondations plus que fragiles, le fleuve étant un milieu très complexe, mouvant et largement indomptable. Dans ce pays traversé par le plus long fleuve d’Europe, nul n’est censé ignorer la Loire : ses nombreux méandres, ses bancs de sables élancés, sa faune et sa flore endémiques et ses étonnants trous d’eau. A certains endroits, sous son lit de sable, la Loire continue de cheminer en profondeur car elle coule sur des bancs calcaires qui ont la propriété de s’éroder au contact de l’eau ou de s’effondrer sous le poids du sable, générant ainsi des courants souterrains. En-dessous de sa face émergée, il y a donc une « deuxième » Loire invisible, obscure et imprévisible.
En 2004, des crues importantes submergent une carrière de sable située à quelques centaines de mètres du site menacé et modifient la topographie des lieux. Cet afflux d’eau soudain provoque un effondrement d’une digue de terre et crée d’importants gouffres dans la roche au fond de la sablière. Quelques mois plus tard, on observe un phénomène curieux : le Loiret, rivière située à 12 km et qui se retrouvait à sec chaque été, est resté en eau ! Un examen poussé des flux souterrains démontre par la suite que l’eau de la Loire à proximité immédiate du projet de pont s’engouffre en profondeur pour ressortir et réalimenter le Loiret.
Depuis 2004, le Loiret a donc vu son niveau s’élever grâce à cet afflux d’eau régulier. Morale de l’histoire : le lit visible de la Loire peut en cacher un autre, et une lourde intervention dans le sous-sol de cette zone du fleuve pour y ancrer les piles et la culée du pont pourrait provoquer un véritable sinistre écologique. Le cours de cette « deuxième » Loire serait modifié, polluant et tarissant l’apport d’eau du Loiret au moment où celui-ci en a le plus besoin.
Un rapport accablant du BRGM
Fait encore plus étonnant, le très sérieux Bureau de recherche géologique et minière (BRGM), a démontré dans un épais rapport l’ensemble des risques majeurs liés à la réalisation du pont. Un rapport sulfureux pour le Département, qui l’a lui-même commandé et reçu en 2017 mais dont il aurait préféré repousser la diffusion publique à… 2020. Que dit ce rapport qui a finalement fuité dans la presse grâce à Mardiéval ?
Le document est d’abord impressionnant par sa robustesse scientifique, puisqu’il synthétise pas moins de 61 études menées dans le sol et sous-sol en 2004, 2006 et 2014. Le premier problème qu’il soulève provient de la roche karstique, qui présente des fissures plus ou moins longues et profondes (les karsts). Les fondations du pont pourraient boucher ces fissures, ce qui réduirait et polluerait les écoulements d’eaux vers la nappe phréatique et les zones de captages d’eau potable en aval. Mais la porosité du karst entraîne surtout un fort risque de mouvements de terrain, les effondrements qu’elle provoque faisant parfois apparaître d’énormes cavités sous-terraines. Le risque n’est pas hypothétique : en 2010, dans une commune de l’agglomération orléanaise, un pavillon a été englouti dans un trou de 16 mètres de diamètre et 8 mètres de profondeur ! A ce sujet, le rapport est explicite : « En l’état actuel des connaissances, et en se basant sur des démarches similaires d’évaluation de l’aléa de mouvements de terrain liés à d’autres types de cavités, nous estimons que l’aléa de mouvement de terrain d’origine karstique sur l’emprise du projet est fort. »
Le BRGM poursuit et souligne : « Sur la durée de vie supposée de l’ouvrage, la survenue d’un effondrement d’origine karstique sur l’emprise du projet est possible, voire probable, en particulier en cas de crue de la Loire. Un tel événement remettrait en cause non seulement la sécurité des biens et des personnes, mais aussi l’usage de l’infrastructure prévue. » Notons au passage que c’est précisément la présence de ces roches karstiques qui a fait exploser le montant supposé des travaux et rend l’addition finale encore incertaine.
Les aménageurs réservent donc à ce charmant coin de Loire sauvage un coûteux projet reposant sur un sous-sol en gruyère, entraînant ainsi une bétonisation qui polluerait la Loire, sans répondre vraiment aux nuisances routières réelles subies par les locaux. Face à ce désastre annoncé, la tergiversation des pouvoirs publics sur la réouverture de la ligne ferroviaire interroge. Plus exactement, la préfecture soutient obstinément un projet routier controversé et manifestement nuisible au climat et à la biodiversité, alors qu’elle entrave un projet très populaire de remise en service de la voie ferrée, qui contribuerait à la baisse du trafic automobile et de ses nuisances.
“Nous sommes la Loire qui se défend !”
Pour le moment, le Département n’est pas autorisé à débuter les travaux de défrichement du bois de Latingy ; il doit en effet attendre le départ des balbuzards vers d’autres latitudes. Malgré cet interdit et la BalbuCam qui atteste de leur présence, plusieurs engins ont commencé mi-juillet à creuser des tranchées dans un champ attenant au bois, au sud de la D960. L’Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage (ONCFS), contacté par Mardiéval, a immédiatement rappelé à l’ordre le Conseil Départemental et les travaux ont été suspendus. Mais pour combien de temps ?
Par voie de presse, le Département s’est engagé à ne pas commencer le défrichement du bois avant le 1er septembre. Théoriquement, il pourrait le faire jusqu’au 31 octobre, date imposée par une autre espèce protégée : la chauve-souris arboricole, qui ne peut être délogée une fois qu’elle s’est installée dans les arbres pour passer l’hiver. Cette “fenêtre de déboisement autorisé” permettrait donc aux engins de chantier de raser le bois de Latingy à la fin de l’été, même si les bases légales de ces coupes franches sont pour le moins floues.
C’est probablement pour prévenir ce risque qu’un événement singulier se prépare non loin de là : du 11 au 18 août, le Village de la Loire s’installera sur un terrain privé bordant le bois de Latingy. Le but ? Habiter collectivement et de manière autogérée un espace pendant une semaine, participer à des ateliers et des discussions. L’ambition et l’état d’esprit du village résonnent dans la formule “Nous sommes la Loire qui se défend !” Face à la bétonisation croissante et l’artificialisation des sols, ce Village propose de réfléchir à des mondes alternatifs dont la construction en structures légères sur le site menacé constituera un des symboles. Il s’agit aussi de garder un œil sur le bois afin de le protéger, en prenant ainsi un relais symbolique entre le balbuzard et la chauve-souris arboricole.
À qui appartient vraiment ce fleuve indocile si ce n’est aux castors, aux promeneurs, aux balbuzards, aux cyclistes, aux hérons, aux pêcheurs, aux poissons, ou encore aux pratiquants de canoë-kayak et aux arbres et bancs de sable ? Ce peuple de la Loire est constitué d’usagers passagers, qui souhaitent le rester, d’êtres qui n’aspirent pas à voir s’étendre sans cesse l’empire des infrastructures climaticides. C’est ce peuple, dans ses interactions diverses avec le milieu ligérien, qui le fait vivre et l’enrichit, bien davantage que les institutions (l’Unesco, le département, la Région, l’Etat, l’Europe) qui se présentent comme garantes de son intégrité… Mais concourent à sa destruction ou ne sont pas capables de l’empêcher ! Le Village est une opportunité pour que s’inventent des manières différentes de composer des mondes élargis, face à la logique des aménageurs et des bétonneurs.
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