Les mots font l’histoire. Mais, les mots peuvent nous sauver. Ou nous perdre.
http://prochetmoyen-orient.ch/lhiver-de-la-democratie-a-commence/
extraits
Le nouveau président de la République, Emmanuel Macron, qui avait pour objectif d’en finir avec les pratiques coupables de l’ancien monde, de la politique à l’ancienne (celle de Jacques Chirac1, d’Édouard Balladur, de Nicolas Sarkozy ou de Patrick Balkany), avait suscité de réels espoirs chez nos compatriotes après son élection par KO de Marine Le Pen. République exemplaire, moralisation de la vie publique, lois du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, loi du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance, renforcement des pouvoirs de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), renforcement des pouvoirs des commissions de déontologie, des déontologues et autres organismes du même acabit… tels sont ses mantras déclamés pour renouer le fil de la confiance entre dirigeants publics, haute fonction publique et citoyens.
Or, nous savons par le fruit de l’expérience qu’il existe un fossé énorme entre les paroles et les actes en général, et en France, en particulier. De plus, nos élites, formées pour la plupart d’entre elles au sein de la prestigieuse école nationale de l’arrogance (ENA), évoluent de plus en plus entre l’erreur et l’orgueil2. Humilité et morale ne sont pas des matières enseignées à Strasbourg dans l’ancienne prison pour femmes qui accueille la crème de l’élite de la République.
Cela laisse des traces indélébiles durant toute sa vie de pantouflages et autres gaités de l’escadron. Rappelons que la France est reine dans la mise au point de socles normatifs particulièrement robustes… au moins en théorie ! Le passage au crible de la pratique politico-administrative est moins brillant tant les vieilles habitudes ont la vie dure. Elle devrait légitiment conduire à une prise de conscience salutaire. Les dernières mesures prises en la matière sont loin d’être rassurantes.
UN SOCLE NORMATIF ROBUSTE
En France, nous n’avons pas de pétrole mais nous avons des idées et des lois. Le moins que l’on puisse dire est que, dans ce domaine, il y a inflation normative, une sorte de prurit législatif. Chaque problème fait l’objet d’une loi, parfois avant même que l’on puisse mesurer l’impact réel de la loi précédente sur la solution du problème. Ce qui vaut pour la politique en général vaut pour la très sensible question de la morale, de la déontologie des chefs de l’État, des membres du gouvernement, des parlementaires, des hauts fonctionnaires. À ce stade, il n’est pas inutile de rappeler que la Cour des comptes, « l’institution supérieure de contrôle chargée de vérifier l’emploi des fonds publics et de sanctionner les manquements à leur bon usage » ne se prive pas de s’acquitter de sa mission avec diligence. Seuls échappent à sa mission de contrôle, l’Assemblée nationale et le Sénat en raison du principe de la séparation des pouvoirs, chambres estimant par ailleurs qu’elles sont en mesure de s’auto-contrôler. Par ailleurs, les activités des ministres dans l’exercice de leurs fonctions dérogent à l’application du droit commun dans la mesure où les éventuelles entorses aux règles de droit relèvent d’un anachronisme qui a pour nom Cour de Justice de la République (CJR). Cette dernière se montre relativement clémente dans ses sanctions comme le démontrent amplement les affaires Lagarde et, plus récemment, Urvoas. Nous verrons bien à l’avenir ce qu’il adviendra des Sieurs Balladur et Léotard qui auront à en être les clients.
Au cours des dernières années, face à la multiplication de quelques « scandales » – tous révélés par les médias (en particulier l’affaire Cahuzac) -, le pouvoir exécutif a été conduit, soit par la voie législative, soit par la voie réglementaire, à œuvrer pour rendre plus robustes les réactions aux éventuels coups de canif à la déontologie (ensemble de règles et de devoirs régissant une profession), à l’éthique (science de la morale et des mœurs), de la morale (ensemble des règles de conduite et de valeurs qui définissent la norme d’une société) républicaine des ministres, élus et hauts fonctionnaires. Nous citerons pêle-mêle quelques initiatives marquantes :
Créée en 1991, la commission de déontologie de la fonction publique est une institution publique française chargée « de contrôler le départ des agents publics, et de certains agents de droit privé, qui envisagent d’exercer une activité dans le secteur privé et dans le secteur public concurrentiel », pratique appelée « pantouflage » ou « porte tambour ». Elle n’est pas compétente pour les militaires qui relèvent de la commission de déontologie des militaires. Son statut a été modifié en 2007, 2009 et 2018, date à laquelle elle fusionne avec la HATVP.
La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) est une autorité administrative indépendante française créée par la loi relative à la transparence de la vie publique du 11 octobre 2013 en remplacement de la Commission pour la transparence financière de la vie politique. La Haute Autorité est chargée de recevoir, contrôler, avec l’administration fiscale, et publier les déclarations de situation patrimoniale et les déclarations d’intérêts de certains responsables publics : membres du gouvernement. Elle peut également être consultée par ces mêmes responsables publics sur des questions de déontologie et de conflit d’intérêts relatifs à l’exercice de leur fonction et émettre des recommandations à la demande du Premier ministre ou de sa propre initiative.
La loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique comportant dix titres couvrant un large champ d’activités pour tenir compte des évolutions, mais surtout de l’inflation des entorses aux règles dans notre pays où ceux qui préparent ou rédigent la loi et l’adoptent ont trop tendance à penser que la loi ne s’applique pas eux. Ils seraient de facto hors droit, hors la loi au sens propre.
Les dispositifs encadrant la pratique du service de l’État ne manquent pas. Mais en France, plus ça change, plus c’est la même chose.
UNE PRATIQUE PASSABLEMENT DÉROUTANTE
Promesse tenue ? Hélas, le « nouveau monde » connaît, lui aussi, quelques affaires, s’inscrivant dans la lignée de la Ve République, qui, depuis 1958, a traversé quelques remous « politico-judiciaires ». Emmanuel Macron avait pourtant proclamé que le « nouveau monde » serait exemplaire de tous ces scandales (Affaires Jérôme Cahuzac, ancien ministre condamné à deux ans de prison pour fraude fiscale, Thomas Thévenoud, éphémère secrétaire d’État au commerce extérieur, condamné pour fraude fiscale qui avait évoqué une « phobie administrative », Agnès Saal, énarque, ex-présidente de l’INA, condamnée pour détournement de fonds publics et exclue de la Fonction publique pour deux ans, mise en examen de Thierry Solère pour trafic d’influence et fraude fiscale3 …). Ce « nouveau monde » serait exemplaire et serait exempt de ces scandales qu’une presse « qui ne cherche plus la vérité » a le tort de mettre à jour et d’informer une opinion publique que l’exécutif espérait endormir. Comme ses prédécesseurs, Emmanuel Macron doit composer avec ces aléas dont il se serait bien passé. Jupiter – malgré son omniscience – ne peut pas tout prévoir, notamment le comportement de ses fidèles. Il se rappellera que le général de Gaulle avait eu son lot de désagréments, son entourage n’étant pas uniquement préoccupé par la grandeur de la France, préférant un univers « boutiquier » plus lucratif. L’ennui pour le monarque républicain vient d’une presse plus ou moins libre que l’on avait plus ou moins « muselée » au début de la Ve. Elle a un devoir d’information et ne se prive parfois pas de le remplir avec courage, car le pouvoir n’aime guère les porteurs de nouvelles quand elles ne sont pas à son avantage. Il n’y a plus de ministère de l’information dans notre pays, mais encore des « listes noires » qui ont remplacé les « lettres de cachet ». À chaque nouvelle affaire révélée, le citoyen peut se dire que la liberté d’expression est une belle manifestation de la République. Allez ! plus que trois ans, Emmanuel … , comme dirait l’autre4.
Les dérives en termes de déontologie, d’éthique et de morale furent nombreuses au cours des années passées. Dans un passé récent, les choses ont été en s’aggravant. Nous apprenons, il y a quelques jours encore, que la sémillante Garde des Sceaux, qui n’est pas née de la dernière pluie (professeure agrégée de droit, ancienne membre du Conseil constitutionnel) avait involontairement omis de signaler l’existence de quelques petits biens immobiliers (dans l’Aveyron et à Paris) dans sa déclaration de patrimoine à la HATVP. Il y a quelques mois, nous découvrions que Nathalie Loiseau avait sous-estimé la valeur de son appartement situé au cœur du très chic Septième arrondissement de Paris. Les parlementaires ne sont pas en reste. Le président de la commission de la défense de l’Assemblée nationale, Jean-Jacques Bridey (député LRM du Val-de-Marne) est soupçonné d’avoir fait un usage illicite de ses indemnités en détournant 60 000 euros.
Ce qui s’appelle des trous dans la raquette. Pire encore, ni l’une, ni l’autre des deux ministres citées plus haut n’a été sanctionnée au titre de la morale publique, de l’exemplarité que l’on est en droit d’attendre des membres du gouvernement. Le jour (30 septembre 2019) où l’ancien ministre de la Justice, Jean-Jacques Urvoas est condamné à une peine symbolique par la Cour de justice de la République pour violation du secret, Édouard Balladur et François Léotard sont renvoyés devant cette même juridiction dans l’affaire de Karachi5. Quelques jours plutôt, le maire de Levallois-Perret, Patrick Balkany était envoyé à la prison de la Santé après un procès très médiatisé. Son épouse, Isabelle échappant au même sort en raison de quelques problèmes de santé. Après le rejet de son pouvoir en cassation (intervenant après moultes utilisations de règles de procédure), l’un des plus proches amis de l’édile de Levallois-Perret, ex-président de la République, Nicolas Sarkozy est renvoyé devant le tribunal correctionnel dans l’affaire Bygmalion (1er octobre 2019)6. Cerise sur le gâteau, une information étouffée comme si on ne devait pas parler des maladies honteuses qui frappent la très haute Fonction publique. Nous apprenons que le vice-président du Conseil d’État – la plus haute juridiction administrative française dont les membres tiennent l’État – venait d’être mis en examen pour « complicité de harcèlement moral » par deux juges d’instruction chargés de l’enquête sur la mort d’Alain Mouzon, un agent de l’Autorité de la concurrence, autorité administrative indépendante qu’il dirigeait en 2014 avant de prendre ses nouvelles fonctions au Conseil d’État7. A-t-il démissionné ? Que nenni ! Il argue de la présomption d’innocence, principe qui ne refuse d’appliquer la plus haute juridiction administrative. Les médias se font silencieux, eux qui sont si prompts à sonner l’halali dans des cas moins graves (il y a eu mort d’homme) et moins emblématiques (c’est le plus haut fonctionnaire de la République). Pour le fun, rappelons que Bruno Lasserre est un « macron boy »8 et que l’affaire est rapidement étouffée par les médias aux ordres. Ceci explique peut-être cela….
Dans la foulée, notre future commissaire européenne, l’arrogante énarque, Sylvie Goulard exclut une démission automatique en cas de mise en examen mais elle est soumise à une seconde audition par le parlement européen9. Une audition qui se passe très mal pour elle tant elle ne parvient pas à saisir le concept de déontologie10. Et qui lui vaut d’être écartée définitivement, entraînant dans sa chute le président de la République, discrédité sur la scène européenne11.
Décidément, dans la patrie des arts, des armes et des lois, les dirigeants, jusqu’au plus sommet de l’État ont quelques difficultés avec tout ce qui relève de la déontologie, de l’éthique, de la morale et, pire encore, de la loi votée par la représentation nationale. La loi, c’est pour les autres, la piétaille, le vulgum pecus mais certainement pas pour eux.
Une sorte de remake, en moins amusant faut-il le souligner, de la célèbre comédie-vaudeville d’Eugène Labiche et d’Auguste France, Embrassons-nous Folleville ! Au rythme où vont les choses, le moins que l’on puisse dire est qu’un sursaut, une prise de conscience salutaire s’impose.
UNE PRISE DE CONSCIENCE SALUTAIRE
La République qui s’abaisse, c’est la République qui s’affaisse. Nous venons d’en avoir un superbe exemple à l’occasion des cérémonies organisées pour la mort de l’ex-président de la République, Jacques Chirac12. Comme le souligne justement Edwy Plenel :
« Obsèques en grande pompe, deuil national décrété, minute de silence dans les écoles et les administrations, déluge médiatique éclipsant une catastrophe industrielle et ses pollutions ravageuses, etc. Durant plusieurs jours, la France officielle, politique et médiatique, se lamente sur elle-même en célébrant l’un des siens, Jacques Chirac, dont, pour l’essentiel, l’œuvre se limite à la conquête et à la conservation du pouvoir…
Une démocratie véritable, c’est celle où le pouvoir exécutif est contraint de se soumettre à d’autres pouvoirs, au point de devoir rendre public ce qui, potentiellement, l’accable. Au point de devoir répondre aux investigations du Parlement et aux questions de la presse. Au point de ne pas pouvoir se dérober. Dans notre démocratie de très basse intensité, c’est évidemment impensable. Et, de cet impensable, la majorité du monde politique et du milieu médiatique s’accommode volontiers, au risque de discréditer la démocratie elle-même…
Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux : la formule d’Étienne de La Boétie à propos des tyrans vaut toujours pour les servitudes volontaires du journalisme démocratique. La résonance n’est pas fortuite : après tout, celui qui est considéré comme « le père du journalisme français », Théophraste Renaudot, repose à Saint-Germain-l’Auxerrois qui fut l’église parisienne des rois de France quand ils résidaient au Louvre. Ligoté pour l’éternité au pouvoir absolu… Ce spectacle de soumission à la monarchie présidentielle fut précédé de peu par son corollaire, relayé par le même journalisme de complaisance : le rassemblement sans frontières partisanes de ceux qui ne sont d’accord sur rien, sauf sur l’impunité que devrait leur assurer leur communion en politique professionnelle, dans l’obsession partagée de la conquête du pouvoir présidentiel….
Piétinant la séparation des pouvoirs, disqualifiant les contre-pouvoirs, détestant les contestations qui les visent, ces coalitions d’intérêts ruinent la confiance démocratique : elles dévoilent des comportements de propriétaires plutôt que de mandataires, de professionnels de la chose politique ne tolérant pas que le peuple se mêle de leur métier. La publication, le 20 septembre, d’un décret limitant à l’avenir la durée des avantages de secrétariat dont bénéficient les anciens premiers ministres, tout en leur concédant à vie une voiture officielle et un chauffeur particulier, a témoigné de cette mentalité, d’autant qu’il ne s’applique pas, dans l’immédiat, aux onze ex-premiers ministres encore en vie. Cette même semaine, le procès d’un ancien garde des Sceaux devant la Cour de justice de la République, institution archaïque où les gouvernants ne peuvent être jugés que par leurs pairs, est venu compléter ce tableau d’une démocratie entravée…
… Une démocratie véritable, c’est celle où le pouvoir exécutif est contraint de se soumettre à d’autres pouvoirs, au point de devoir rendre public ce qui, potentiellement, l’accable. Au point de devoir répondre aux investigations du Parlement et aux questions de la presse. Au point de ne pas pouvoir se dérober. Dans notre démocratie de très basse intensité, c’est évidemment impensable. Et, de cet impensable, la majorité du monde politique et du milieu médiatique s’accommode volontiers, au risque de discréditer la démocratie elle-même…
… Comment ne pas se l’avouer ? En France, la démocratie est encore à venir. La démocratie du moins telle que l’entendait Pierre Mendès France, cette voix si solitaire, soit « beaucoup plus que la pratique des élections et le gouvernement de la majorité », mais « un type de mœurs, de vertu, de scrupule, de sens civique, de respect de l’adversaire, un code moral ». Faute de sursaut populaire qui l’impose et l’invente contre l’ordre ancien, ses privilèges et ses prébendes, le risque est grand que ce piétinement désespérant et cette répétition désastreuse n’accouchent de sa dégénérescence, autoritaire et inégalitaire, xénophobe et raciste, le Grand Un du pouvoir faisant le lit du Grand Même de l’identité »13.
Tous ces exemples – celui de Jacques Chirac n’en étant qu’un exemple parmi d’autres – soulignent l’importance vitale des institutions de l’État de droit pour préserver les libertés. Mais ils en dévoilent aussi les limites et les risques, tant le droit constitue une digue fragile face aux excès d’élites irresponsables. Alors que tout commande de renforcer notre État de droit, le projet de révision constitutionnelle a pour seule cohérence l’abaissement du Parlement, les lois liberticides se multiplient, les juges abandonnent la loi pour s’ériger en moralisateurs, le budget de la justice n’est pas à la hauteur14.
UNE DÉRIVE ACTUELLE INQUIÉTANTE
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