Le gouvernement perd la bataille des chiffres
Pour tenter d’apaiser la colère, l’exécutif commence à dévoiler des cas-types de salariés touchés par la réforme des retraites. Mais ses calculs sont biaisés en faveur de la réforme. Le collectif Nos retraites a, de son côté, estimé les pertes qui toucheront les Français nés après 1960 si, comme annoncé, « l’âge pivot » est mis en place dès 2022.
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Ni trêve dans les transports publics ni pause dans les polémiques autour des chiffres. Alors que le mardi 24 décembre marquera le vingtième jour de grève contre la réforme des retraites – et que le symbole des vingt-deux jours de l’hiver 1995 devrait être atteint, voire dépassé – l’exécutif ne voit toujours pas arriver le répit qu’il espérait avec les fêtes de fin d’année.
La contestation de sa réforme est toujours virulente. Du 23 au 26 décembre, la SNCF n’aura pu assurer la circulation que de quatre TGV et Intercité sur dix environ et les métros et RER franciliens fonctionnent toujours au ralenti.
La confiance est donc loin d’être rétablie pour le pouvoir. Et sa dernière tentative, qui consiste à présenter des débuts de simulation sur les conséquences concrètes de la réforme, n’a guère rassuré. Et pour cause : les hypothèses retenues pour les cas présentés sont systématiquement les plus favorables possible, et ne s’intéressent pas aux profils qui devraient être désavantagés avec le nouveau système.
Le gouvernement s’est également bien gardé de détailler les conséquences réelles de la mise en place de « l’âge pivot », ou « âge d’équilibre ». Défendue contre vents et marées par le premier ministre Édouard Philippe, cette nouvelle borne d’âge, que rejette en particulier la CFDT, pourtant favorable à un système par points, se déclencherait pour les Français nés à partir de 1960, avant même l’entrée en vigueur du nouveau régime universel, qui devrait concerner, lui, les générations nées après 1974.
Le collectif Nos retraites, composé de militants et de chercheurs, qui s’était déjà illustré en septembre en montrant que la réforme pousserait le niveau des pensions à la baisse, s’est donc chargé d’illustrer (sur son site et sur son blog hébergé par Mediapart) les effets de cette mesure d’économie controversée : elle touchera au moins les deux tiers des travailleurs nés entre 1960 et 1975.
Dans le cortège parisien, le 17 décembre 2019. © Rachida El Azzouzi
En publiant en catastrophe jeudi 19 décembre un ensemble de 36 cas-types montrant les conséquences concrètes du futur régime par points pour certains profils bien choisis, le gouvernement espérait pourtant contrer l’effet dévastateur des simulateurs bricolés par les syndicats, et notamment celui du Snes, le premier syndicat dans les collèges et les lycées.
Cet outil fait maison a largement alimenté la révolte des enseignants contre la réforme, en affichant des pertes de pension de plusieurs centaines d’euros pour les profs qui le consultent. En fait, le simulateur du Snes ne prend pas en compte la forte revalorisation de rémunération promise par le gouvernement, par le biais de dix milliards de primes distribuées sur une dizaine d’années. Promesse majeure, mais à laquelle la majorité des représentants des enseignants ne croient pas, tant sont mauvaises leurs relations avec le gouvernement, qui ne jouit plus auprès d’eux d’aucun crédit ou presque.
Plus largement, avec son catalogue de profils, le gouvernement décrit les conséquences de la réforme pour les générations nées en 1980 et en 1990, qui verront une partie de leur pension calculée selon les nouvelles règles. Mais les hypothèses de calcul retenues (détaillées dans une note explicative) sont très favorables au futur système, afin de le présenter sous le jour le plus favorable possible.
Par exemple, les quatre profils de profs retenus affichent tous un maintien du niveau de pension par rapport au système actuel, conformément à l’engagement du gouvernement. Mais ce maintien est obtenu grâce à l’attribution de nouvelles primes, dont ni le niveau ni le rythme d’acquisition n’ont en fait été négociés pour le moment. De même, ne sont détaillés pour l’heure, et pour aucun profil, ni les critères de pénibilité ni les conséquences de période de chômage, ou de grossesse pour les femmes, et encore moins les cas particuliers des bénéficiaires des régimes spéciaux ou des indépendants…
Il y a plus : le gouvernement a choisi de ne présenter que des profils qui démarrent leur vie active à 22 ans. Et ce, pour une raison simple : après les 42 ans de cotisations demandés, ces salariés fictifs auront tous 64 ans, c’est-à-dire « l’âge d’équilibre » prévu par la réforme pour 2027 (l’âge pivot serait mis en place dès 2022, à 62 ans et 4 mois, et reculerait de 4 mois tous les ans). Mais si ces travailleurs démarraient leur carrière à 20 ou 21 ans et voulaient partir avec la même durée de cotisation, le niveau de leurs pensions serait en fait inférieur de 10 % et 5 %, en raison de la décote qui s’appliquerait pour les départs avant 64 ans.
Autre entourloupe probable, les calculs appliquent le même âge pivot pour les générations nées en 1980 et 1990, alors qu’il est très probable que cet âge recule années après année. En juillet, le rapport Delevoye prévoyait qu’il serait de 65,4 ans pour les personnes nées en 1980, et de 66,25 ans pour celles nées en 1990.
Le collectif Nos retraites dénonce aussi un « un oubli mensonger » du pouvoir. Dans un petit module censé indiquer aux travailleurs s’ils sont ou non concernés par la réforme, en fonction de leur année de naissance et de leur catégorie d’emploi, le gouvernement promet que pour tous ceux nés avant 1975, la « retraite sera intégralement calculée selon les règles du système actuel ». Ce qui est faux, comme le signale la phrase sibylline qui suit immédiatement : « Un départ à taux plein à un âge d’équilibre à 64 ans est proposé pour 2027. »
Le collectif a donc calculé lui-même les pertes que pourrait occasionner ce fameux âge d’équilibre. Elles ne sont pas minimes, loin de là. « L’enjeu : réaliser 30 milliards d’euros d’économies à l’horizon 2030, soit en moyenne 4 600 euros d’économies par retraité né entre 1960 et 1967, pour l’année 2030 », décryptent les militants.
« Âge pivot » : deux tiers de perdants
« Sous ses abords relativement “anodins”, cette mesure combinerait à la fois une hausse de l’âge de départ pour les retraités, s’ils et elles veulent partir à taux plein (à 64 ans), et une diminution de la pension au même âge, détaillent-ils. En effet, si aucune réforme n’avait eu lieu, en partant à 64 ans, ces individus toucheraient une surcote [voir ici – ndlr]. Avec la mise en place de l’âge pivot, ils toucheraient tout juste une retraite à taux plein, malgré une durée de cotisation plus élevée. »
Le collectif a détaillé les conséquences de la mise en place de l’âge pivot, mais aussi celles, toujours officiellement sur la table si les partenaires sociaux le décident, de l’allongement de la durée de cotisation, voire du recul de l’âge légal à partir duquel les Français ont le droit de partir à la retraite. Ces deux dernières options concerneraient 100 % des Français nés entre 1960 et 1975.
Le scénario qui tient la corde pour l’instant, celui de l’âge pivot, ne toucherait, lui, qu’environ deux tiers des travailleurs. En effet, 15 % des personnes (et 20 % des femmes) atteignant aujourd’hui le cap d’une retraite à taux plein le font en attendant 67 ans, âge où est annulée la décote s’appliquant aux travailleurs qui n’ont pas cotisé un nombre d’annuités suffisant.
« Ce sont 120 000 Français qui doivent aujourd’hui aller jusqu’à 67 ans pour avoir une retraite complète », a souligné dans le JDD Laurent Pietraszewski, le tout nouveau secrétaire d’État chargé de la réforme. Tous ces Français seraient dispensés d’attendre aussi longtemps, et pourraient partir à 64 ans… mais avec une pension toujours diminuée, au prorata de la durée de cotisation manquante, comme c’est le cas aujourd’hui avec le mécanisme méconnu de la proratisation.
Seraient aussi gagnantes les personnes qui, à l’âge pivot, n’atteignent pas encore aujourd’hui le nombre de trimestres donnant droit à un taux plein, et qui pourraient partir au même âge qu’aujourd’hui, mais avec une surcote. Cela concerne notamment les cadres qui commencent à travailler tard, et qui touchent déjà les meilleures pensions.
Dans tous les autres cas, les travailleurs seraient perdants, estime le collectif Nos retraites. Celui-ci détaille : « Pour prétendre à une retraite à taux plein, il faudrait non seulement avoir cotisé toutes ses annuités, mais également avoir atteint cet âge pivot. Plus les personnes auront commencé à cotiser tôt, et donc auront accumulé toutes leurs annuités avant cet âge, plus elles seraient donc perdantes. »
Les experts du collectif ont étudié les conséquences néfastes de l’âge pivot pour trois profils précis. Omar, d’abord : salarié du privé né en 1965, il a commencé sa carrière à 20 ans et ne s’est jamais arrêté. Dans le système actuel, il pourrait partir à 62 ans en 2027, avec une retraite de 1 927 euros, soit 69 % de son dernier salaire. En partant à 64 ans, il bénéficierait d’une surcote sur sa retraite de base et partirait en 2029 avec une pension de 2 270 euros (76 % de son dernier salaire).
Avec l’instauration d’un âge pivot à 64 ans, Omar pourrait maintenir son départ à 62 ans, mais il perdrait 8 % du montant de sa pension (-161 euros par mois) par rapport au régime actuel. Et s’il partait à 64 ans, il en perdrait encore 6 % (-134 euros par mois), puisque sa surcote au régime général n’existerait plus.
Jeannine, elle, est agente de la fonction publique, catégorie C, née en 1963. Ayant commencé à travailler à 20 ans et ayant eu une carrière complète, elle peut partir actuellement à 62 ans en 2025, avec une retraite à taux plein de 1 541 euros, (75 % de son dernier salaire). En partant à 64 ans, elle bénéficierait d’une pension de 1 724 euros (83 % de son dernier salaire).
Selon les annonces du gouvernement, avec les nouvelles règles, Jeannine devrait, du fait de son année de naissance, respecter un âge pivot à 63 ans et 3 mois (l’arrondi est effectué au trimestre inférieur). Si elle maintenait son départ à 62 ans, Jeannine perdrait environ 6 % (-96 euros par mois) de sa pension par rapport au système actuel. Et si elle partait à 64 ans, le manque à gagner serait équivalent : 6 % (-98 euros par mois), car sa surcote ne serait plus que de 3 trimestres, au lieu de 8 trimestres sans la réforme.
Enfin, le collectif détaille le cas d’Amira, une salariée du privé à carrière continue, mais qui a commencé sa carrière à 18 ans, tout en ayant déjà validé un trimestre de cotisations avant cet âge (pour un petit boulot). Aujourd’hui, elle est donc éligible à un départ anticipé pour « carrière longue », à partir de 60 ans. Née en 1965, elle peut partir en 2025 avec une retraite à taux plein de 1506 euros (71 % de son dernier salaire).
Le gouvernement ayant annoncé le maintien du dispositif « carrières longues », il est probable qu’avec un âge pivot à 64 ans, Amira pourra partir à 62 ans dans le nouveau système. Dans ce cas, elle perdrait alors 9 % (-164 euros par mois) de sa pension. Il lui manquerait en effet huit trimestres pour une retraite à taux plein, et elle subirait une décote à la fois sur sa retraite de base et sur sa retraite complémentaire.
Ces sévères projections s’appuient bien sûr elles aussi sur des hypothèses (la méthodologie est disponible ici), qui pourraient être infirmées par des précisions ou par de nouveaux choix du gouvernement. Pour apaiser les esprits, il ne tient donc qu’à l’exécutif de contredire ces conclusions en dévoilant toutes les données dont il dispose.
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