La situation à Lille
Qui, pour une raison ou une autre, débarque à Lille par chemin de fer ne peut qu’être surpris par cet ensemble architectural glacial.
Composé d’un centre commercial aux vitrines clinquantes, d’une gare de verre et de béton reliant Lille à Bruxelles, Londres et Paris, de tours sinistres abritant des bureaux souvent inoccupés, d’un casino et d’un centre de congrès, ce quartier est un assemblage d’espaces vides, de plateformes de transport et de hauts blocs de ciment froid. Bienvenu à Euralille, 3ème centre d’affaires de France !
L’ouvrage s’attache à dresser l’histoire mais aussi le procès de cette utopie métropolitaine qui modèle aujourd’hui Paris, Lyon, Marseille ou Toulouse. Pour ce qui est de Lille, les auteurs rappellent les propos de Pierre Mauroy évoquant l’impact de ce projet sur la ville, son économie et son urbanisme : « Euralille, dans mon esprit, ce sera une série de coups de poing ». C’est à l’analyse des séquelles de ces uppercuts – et des moyens de rendre les coups – que les auteurs, qui se sont rencontrés dans le journal de critique sociale La Brique, se sont livrés.
Le chapitre consacré au choix de l’architecte attire particulièrement l’attention. Par la description désopilante de la procédure conduisant au choix de l’architecte et la mise en exergue de la morgue incroyable de Koolhaas. De son propre aveu, celui-ci débarque à Lille, pour la première fois, une journée avant l’audition devant la commission composée d’édiles, d’investisseurs et de représentants de grands corps d’Etat. Il est vrai que les membres du jury ont donné une seule consigne : pas de plan, pas d’étude, pas de croquis, juste une « vision ». Dans ces conditions l’architecte ne dit presque rien sur Lille et se contente de développer sur le problème des villes aujourd’hui. Est-ce vraiment surprenant, lui qui résume son projet par un « fuck the context » ? Ceci ne l’empêche nullement de remporter la mise et de prendre les commandes de ce chantier gigantesque. A l’inauguration du quartier, Koolhaas reviendra sur son œuvre en affirmant : « Evidemment, Euralille est laide. Cela aurait été pathétique, oserais-je dire malhonnête, si elle ne l’avait pas été. Elle est laide car c’est une opération délibérée de modernisation pour changer l’essence d’une ville ». Sa morgue transparaît de façon particulièrement vulgaire lorsqu’il aborde son rôle : « Si je finis de travailler à Lille à 19 heures, je peux le soir même aller au théâtre à Londres. D’accord, ce n’est pas donné à tout le monde. Mais qui construit pour tout le monde ? L’architecte ne peut s’occuper que d’une strate sociale, et moi je m’occupe de celle à laquelle j’appartiens ».
Sous couvert d’attractivité métropolitaine, le livre montre comment les élites locales, en dehors de toute concertation avec les habitants, ont en fait livré la ville au bon vouloir du capital reconverti dans ce tertiaire incapable, malgré les promesses, de remplacer les pertes d’emploi industriels et enfermant une grande partie de la population dans la précarité. Les auteurs achèvent le livre en proposant des pistes de réflexion pour une alternative prenant en compte les besoins des habitants et les luttes sur la question du logement à partir des expériences locales, dont une sur le territoire même d’Euralille.
Une dernière précision, ce livre est publié dans une toute jeune maison d’éditions lilloise Les Etaques qui veut, par la publication d’essais, de romans et de recueil de poésie, « porter la voix de celles et ceux qui en sont dépossédés ».
Antonio Delfini et Rafael Snoriguzzi : Contre Euralille. Une critique de l’utopie métropolitaine
Editions Les Etaques, 200 pages, 9 euros
Extrait publié sur le site ContreTemps :