« Le projet moderne a trouvé plus fort que lui »
Le penseur Pablo Servigne, qui a forgé le concept de collapsologie, parle d’un « effondrement de la normalité » et d’un « basculement rapide et massif de l’opinion publique » en Australie, car les mégafeux montrent bien que les catastrophes ne sont ni lointaines ni hypothétiques.
Pablo Servigne est chercheur indépendant et essayiste, coauteur de l’ouvrage Comment tout peut s’effondrer (2015, Seuil) avec Raphaël Stevens. Son domaine d’étude est ce qu’il appelle la « collapsologie », l’étude de l’effondrement.
Un brasier incontrôlable, 100.000 personnes évacuées, un milliard d’animaux tués… L’Australie vit-elle une forme d’effondrement ?
Pablo Servigne — Il y a un côté destructeur, gigantesque, imprévu et irréversible dans ce que vit l’Australie. On pourrait parler d’effondrement, mais c’est encore trop tôt pour dire si l’Australie se relèvera ou pas de tels mégafeux. Nommer un effondrement à grande échelle est une question pour les historiens du futur.
À l’échelle locale des écosystèmes forestiers, il s’agit clairement d’effondrements. Ces forêts sont habituées aux feux de savane, ça fait partie du cycle de vie, mais dans ces mégafeux il y a une puissance nouvelle qui risque de mettre à mal le côté réversible des choses… Attendons de lire les études des écologues.
Du point de vue de la collapsologie, il y a plusieurs choses intéressantes dans le cas australien. La première, c’est l’impression qu’il y a eu un basculement rapide et massif, et peut-être irréversible, de l’opinion publique, une sorte d’effondrement de la normalité, de l’imaginaire « on-va-s’en-sortir-avec-les-mêmes-politiques », et de la croyance « de-toute-façon-les-catastrophes-c’est-pour-dans-longtemps ».
Deuxièmement, on reçoit là une bonne leçon d’humilité, de comment le projet moderne — ce rêve de tout contrôler en ignorant la biosphère — a trouvé plus fort que lui. Les mégafeux participent à cet effondrement des concepts philosophiques de modernité et de progrès.
Et enfin, ces mégafeux montrent bien l’interdépendance entre des domaines qu’on pense trop souvent séparément : climat, biodiversité et infrastructures, par exemple. Les scientifiques appellent cela un nexus, l’étude des interactions entre deux ou trois domaines. En Australie, on a par exemple un changement climatique qui détruit la biodiversité, qui en retour empire les conditions climatiques. On a aussi un climat qui provoque des feux qui mettent en danger les infrastructures électriques et hydrauliques… qui sont nécessaires pour lutter contre les feux ! Sans compter que pour lutter efficacement contre les feux, désormais fréquents et récurrents, et pour ensuite reconstruire les dégâts, il faut aussi des véhicules puissants, donc du pétrole, et beaucoup d’eau… précisément ce qui aggrave le réchauffement climatique. Bref, on a plusieurs effets domino entrelacés, ce qui est le signe de risques systémiques.
Ce qui se passe en Australie est-il inédit ?
Deux choses semblent se dégager : un, c’est nouveau, et deux, c’est parti pour durer. Cela dit, les climatologues avertissent depuis des années que les événements extrêmes vont augmenter en intensité et en fréquence ! Les faits confirment la tendance, voilà tout. Et encore une fois, il faudra attendre des études pour tout confirmer, mais quand tout le monde sera bien sûr du bazar, il sera trop tard ! C’est frustrant.
Avez-vous vu le film australien d’anticipation « Mad Max » avec Mel Gibson ? Avec le dérèglement climatique, la réalité va-t-elle dépasser la fiction ?
J’ai vu les films, mais je n’avais pas fait le lien. De là à ce que certains Australiens de ces régions commencent à se déguiser en Mad Max… En tout cas, c’est une bonne idée pour les mouvements activistes !
Eh oui, la réalité dépasse bien souvent la science-fiction, et malheureusement pas seulement sur le climat. C’est le cas de la [« société de surveillance », ou encore de la stupidité des dirigeants, comme dans [la comédie satirique] Idiocracy… On devrait prendre beaucoup plus au sérieux les récits d’anticipation.
L’an dernier, un terrible cyclone a frappé le Mozambique. Les médias en ont très peu parlé contrairement aux incendies en Australie. Notre émotion est-elle à géographie variable ?
Oui, bien sûr, mais je suis sûr que je ne vous l’apprends pas. La force émotionnelle est proportionnelle au PIB et à la ressemblance à notre pays. L’Australie a beau être à l’autre bout de la planète, c’est un pays riche et industrialisé, qui nous ressemble. Donc, il y a des enjeux économiques énormes, et il y a de l’empathie ! Mais surtout, le cas australien est intéressant pour les médias car il va à l’encontre de l’idée commune (et fondée) que ce sont les pays pauvres, les moins polluants, qui trinquent le plus, et les pays riches qui trinquent le moins. On dirait que le vent peut tourner… Et aussi, c’est un cas médiatiquement intéressant à cause d’un Premier ministre qui fait la part belle aux lobbies et au charbon, et qui se retrouve dans une situation caricaturale.
Il semble que cela soit la première fois qu’un pays riche soit aussi violemment touché, quelles vont en être les conséquences ?
La Californie et la Russie ont déjà bien trinqué ! Pour ma part, je crains qu’on aille vers du solutionnisme technique du genre géo-ingénierie comme des sprays aériens qui provoquent la pluie ou que sais-je encore… Mais j’ai espoir que ces chocs réveilleront de plus en plus de consciences et de vocations, aussi bien chez les élites politiques et économiques que chez les activistes, et que l’Australie passera réellement le cap de l’action de masse, qu’elle fera une révolution, qu’elle changera son récit et passera à une économie de guerre, ou d’exception, prenant des mesures radicales, qui feront des émules chez les voisins.
Queue devant une cabine téléphonique dans la ville de Narooma (Nouvelles-Galles du Sud), car le réseau des téléphones portables ne fonctionne plus.
En Europe, nous avons l’impression de vivre la catastrophe par procuration, assis derrière notre écran. Cette profusion de vidéos alimente-t-elle une forme de société du spectacle ?
Oui, forcément, parce que ça se passe loin de chez nous. La saturation des médias exacerbe les signaux d’alerte. Ceci dit, nous avons aussi beaucoup de signaux d’alerte ici en France ! Les inondations, les tempêtes, les canicules, les périodes de sécheresse qui font baisser les nappes phréatiques, la mort des arbres, la fragilité de nos vieilles installations nucléaires face à la chaleur, l’effondrement des Alpes, la décimation des oiseaux et des insectes, la pollution massive et rémanente, la politique migratoire, les verrouillages politiques insupportables, etc. Profitons du fait que ces signaux soient encore modérés pour nous y mettre ! N’attendons pas une grave crise pour bouger !
L’effondrement pousse-t-il à la coopération et à l’entraide ? Pensez-vous que l’incendie va créer un sursaut politique en Australie ?
On sait tous que les catastrophes ponctuelles créent des comportements altruistes, c’est une évidence, et c’est bien documenté. Mais, comme nous le résumons dans notre livre L’entraide, il y a deux problèmes. Le premier arrive quand la catastrophe dure trop longtemps et que l’entraide s’effrite… Pour contrer ça, il y a des mécanismes de stabilisation de l’entraide pour les groupes, ils sont connus, il faut les maîtriser et les mettre en place. Je pense que c’est une question de volonté et d’éducation. Deuxième problème, c’est la culture de compétition de nos sociétés. Plus elle est forte, plus les comportements seront égoïstes et plus les freins à l’entraide seront forts. Or, en Australie, et dans les pays riches, capitalistes et individualistes, cette culture est bien ancrée. Mais ce n’est pas irréversible, nous les humains, possédons une grande capacité à l’entraide, c’est profondément ancré en nous, naturellement, et assez facile à déployer culturellement. Et puis, disons qu’à plus long terme, la grande leçon du monde vivant, c’est que si les populations australiennes ne s’entraident pas et ne trouvent pas d’aide ailleurs, elles courent le risque de décliner plus rapidement. Et alors, les historiens du futur auront moins d’hésitation à nommer cette période un effondrement.
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