… le déni inégalitaire
« Pour bâtir de nouvelles normes de justice acceptables par le plus grand nombre, il est indispensable de pouvoir mesurer les efforts demandés aux différents groupes sociaux ».
Après le déni climatique, aujourd’hui en perte de vitesse, au moins superficiellement, assisterait-on à la montée du déni inégalitaire ? C’est évident dans le cas du gouvernement français, dont toute l’action menée depuis 2017 semble guidée par l’idée que le pays souffrirait d’un excès d’égalité.
D’où les cadeaux fiscaux aux plus fortunés du début de mandat. D’où également son incapacité à comprendre la demande de justice qui s’exprime dans le mouvement social actuel. Concrètement, un régime de retraite universel est possible, mais uniquement à la condition de tout faire pour améliorer les petites et moyennes retraites, quitte à demander un effort accru aux plus hauts salaires et patrimoines. Ceux qui sont en haut de l’échelle doivent comprendre que le vieillissement et la fin de vie entraînent de nouveaux défis en termes de dignité et d’égalité.
Plus généralement, alors que la demande de justice s’exprime dans de multiples mobilisations de par le monde, on voit monter dans les médias liés aux milieux d’affaires une petite musique visant à relativiser la hausse des inégalités des dernières décennies. Certes, personne ne s’attend à ce que l’hebdomadaire The Economist soit à la pointe du combat pour l’égalité. Mais ce n’est pas une raison pour tordre les faits quand ils sont établis.
Ce n’est pas en mettant toute notion de revenu ou de croissance à la poubelle que l’on va sauver l’environnement
C’est d’autant plus regrettable que les gouvernements des pays riches n’ont fait aucun véritable effort pour promouvoir la transparence sur la répartition des richesses depuis la crise de 2008. Avec tous les grands discours sur les paradis fiscaux, les transmissions automatiques de données bancaires, etc., on aurait pu s’attendre à ce que l’opacité financière ait diminué.
En principe, tous les pays devraient maintenant être en mesure de collecter et de publier les données bancaires et fiscales permettant de suivre l’évolution de la répartition des richesses suivant la taille du revenu et du patrimoine, en particulier pour les plus hautes fortunes. Malheureusement il n’en est rien. Avec la suppression dans plusieurs pays des impôts progressifs sur la propriété et sur les revenus du capital, on assiste même dans de nombreux cas (notamment en France, mais également en Allemagne, en Suède ou aux Etats-Unis) à un appauvrissement des données publiques disponibles.
Trop souvent, les chercheurs comme les administrations publiques se retrouvent à utiliser les classements de fortunes publiés dans les magazines, données qui indiquent certes une prospérité croissante des plus riches, mais qui ne remplissent pas les conditions de transparence et de rigueur que l’on est en droit d’attendre pour alimenter un débat démocratique serein sur ces questions essentielles.
Nous sommes supposés vivre à l’âge du big data. C’est sans doute vrai pour les grands monopoles privés, à qui on laisse le droit de piller sans vergogne nos données personnelles. Mais pour ce qui est de la statistique publique sur la répartition des richesses et la nécessaire redistribution, nous vivons en réalité dans un âge de grande opacité, savamment entretenue par tous ceux qui s’opposent à la réduction des inégalités.
De surcroît, on oublie trop souvent que les défis environnementaux ne pourront être résolus que si l’on place la réduction des inégalités au cœur de l’action politique. Les indicateurs permettant de mesurer le progrès économique et social doivent certes être revus de fond en comble. Pour commencer, il est urgent que les gouvernements et les médias cessent d’utiliser la notion de « produit intérieur brut » (PIB) et se concentrent sur celle de « revenu national ».
Rappelons les deux différences essentielles : le revenu national est égal au PIB, diminué des revenus partant à l’étranger (ou augmenté des revenus arrivant de l’étranger, suivant la situation du pays), et diminué de la consommation de capital (ce qui en principe devrait inclure la consommation de capital naturel, sous toutes ses formes).
Le coût social des émissions carbone
Prenons un exemple simple. Si l’on sort 100 milliards d’euros d’hydrocarbures du sol (ou de poissons des océans), alors on a 100 milliards d’euros de PIB en plus. Mais comme le stock d’hydrocarbures (ou de poissons) diminue d’autant, alors le revenu national n’a pas progressé d’un iota. Et si, de surcroît, le fait de brûler ces hydrocarbures contribue à rendre l’air irrespirable et la planète invivable, alors le revenu national ainsi produit est en réalité négatif, pour peu que l’on prenne correctement en compte le coût social des émissions carbone.
Le fait d’utiliser le revenu national et le patrimoine national plutôt que le PIB, et de se focaliser sur les répartitions et non sur les moyennes, ne suffit pas à régler tous les problèmes, loin de là. Il est également urgent de multiplier les indicateurs proprement climatiques et environnementaux (comme le volume des émissions, la qualité de l’air ou la diversité des espèces).
Mais on aurait tort de s’imaginer que l’on puisse mener les débats à venir avec ces seuls indicateurs, en se passant de toute notion de revenu ou de patrimoine. Pour bâtir de nouvelles normes de justice acceptables par le plus grand nombre, il est indispensable de pouvoir mesurer les efforts demandés aux différents groupes sociaux, ce qui exige de pouvoir comparer les niveaux de richesses au sein d’un même pays aussi bien qu’entre pays et au cours du temps. Ce n’est pas en mettant toute notion de revenu ou de croissance à la poubelle que l’on va sauver l’environnement.
En négligeant les enjeux sociaux, les partis écologiques risquent au contraire de se recroqueviller sur un électorat favorisé et de permettre le maintien au pouvoir des conservateurs et des nationalistes. Les défis climatiques et inégalitaires ne pourront être résolus qu’ensemble. Raison de plus pour combattre les deux dénis climatique et inégalitaire d’une même voix.
Thomas Piketty (Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris)
Lemonde