La République ne vous appartient pas

Discours de J. Branco

Cela s’est passé à Polytechnique, le 9 décembre 2019

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Mesdames, Messieurs, Chers étudiants,

Je commencerai mon propos par cette harangue simple : la République ne vous appartient pas. 

Vous avez, pour la première fois, rendu une de vos conférences inaccessible aux publics non-étudiants, par crainte de l’émergence de gilets jaunes en un lieu que vous considérez vôtre. Symptôme grave d’une scission qui est à l’origine du processus révolutionnaire enclenché il y a un an, par les porteurs du gilet que je tiens à ma droite, contre les porteurs de LBD que je tiens à ma gauche.

En vous comportant ainsi, vous agissez en dignes héritiers d’un ordre social qui s’est approprié les outils d’une autre révolution, celle de 1789, afin de servir ses intérêts. D’un ordre social qui a dévoyé les instruments dits méritocratiques pour les réserver à ses propres légataires en accaparant ressources et privilèges offerts par la collectivité.

Vous êtes, face à moi, en cette école censée accueillir tout enfant de la République en ayant le talent, 3% seulement à être issus des couches populaires de la société. 1% d’enfants d’ouvriers, 2,2% d’enfants d’employés et 0% d’enfants de chômeurs, alors que ces catégories sociales compte pour plus de 60% de la population française.

Ces chiffres sont identiques au sein des écoles les plus prestigieuses de la république, que ce soit l’Ecole normale supérieure, l’ENA ou encore HEC. Ils révèlent un fait cruel, évident, fatidique : la plus grande partie de la population est exclue des « élites de la République », et de ses plus importantes institutions, celles qui portent pourtant égalité et fraternité sur leur fronton.

En le leur interdisant l’accès à cette conférence, y compris en tant que spectateurs, vous participez à une exclusion devenue naturelle, dont vous n’étiez, jusqu’à cet instant, pas responsables, mais qui va me permettre de m’adresser à vous en tant que parties à cet ordre social dévastateur, qui depuis un an vacille, que j’appelle ici à faire tomber et qui, depuis un an, a plus d’une fois vacillé.

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Le sujet de cette conférence est le devenir des élites. Je souhaiterais commencer par cette précision, à savoir que je tiens face à moi, non pas l’élite de la nation, mais une masse d’héritiers qui n’a, à cet instant, rien prouvé d’autre que sa capacité à se distinguer de la masse de semblables héritiers qui composaient sa classe. 81% d’entre vous sont fils ou filles de cadres supérieurs, et près de dix pour cent supplémentaires de chefs d’entreprise. A égale proportion, vous provenez de seulement dix lycées, eux-mêmes distingués par une propension au déterminisme social affolant. Sur 761 classes préparatoires en France, 80% d’entre vous avez été sélectionnés dans un vivier si limité qu’il invalide toute prétention à l’universalité et aux discours méritocratiques dont on n’a pourtant cessé de vous affubler.

A moins que vous ne pensiez que, structurellement, un enfant d’ouvrier soit entre trente et cinquante fois moins intelligent qu’un fils de cadre supérieur, vous n’êtes, à cet instant, que les plus brillants membres d’une caste elle-même atrophiée.

Et pourtant, cette position vous assure de devenir demain les cadres de notre régime, prenant les décisions qui engageront l’ensemble de notre société, accaparant les postes de responsabilités – près d’un tiers des patrons du CAC40 ont ciré ces bancs, tandis que la quasi-totalité des cadres du SBF120 sont passés par l’une des quatre écoles que j’ai mentionnées. Sans parler des principaux directeurs d’administration à vocation économique, directeurs de grandes institutions financières, membres de cabinet, etc.

Cette absurde monopolisation de l’espace décisionnel se base sur un mensonge : le fait que vous ayez été sélectionnés sur le fondement de votre talent, dans un cadre donnant égale chance à chacun et permettant, à chaque cohorte, de faire émerger les plus brillants esprits d’une génération. Ce discours, associé à celui des sacrifices que vous auriez fait afin d’atteindre ce statut – auquel le rite initiatique de la prépa donne toute sa crédibilité – vous est rabâché dès l’enfance, légitimant l’accès à un statut social exorbitant, qui vous sera attribué à vie, à peine la vingtaine entamée.

La croyance en ce discours a souvent été dénoncée, déconstruite avec brio puis minutie, depuis que Pierre Bourdieu et d’autres s’en sont saisis. La permanence de ses effets, de la croyance irrationnelle qu’il produit, est cependant telle, qu’elle a amené, il y a un an encore, dans ce même amphithéâtre, un certain Laurent Alexandre, que vous avez lourdement applaudi, à tenir un discours, sobrement intitulé « les dieux et les inutiles », qualifiant les personnes prises dans la trappe à immobilité sociale créée par les dominants de cette société, de sous-doués et d’inutiles, tout en vous qualifiant d’œufs en or, dieu faisant face à une responsabilité historique qui emportera les premiers et consacrera les seconds.

Ce discours a surtout provoqué des effets politiques d’une telle violence qu’il menace aujourd’hui de désagrégation l’ensemble de notre société.

Rétablissons cette factualité, que l’approche appropriante des stratégies de classe qui vous ont amené à votre position a pu distordre : votre position en ce lieu-ci est le fruit d’un déterminisme sociologique qui ne vous a consacrés en tant qu’individus que par ricochet, du fait de capacités que le contexte extrêmement favorable dans lequel vous êtes nés, vous a permis de développer.

Et vous n’aviez dès lors nul droit de le fermer.

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L’accès à cette école que vous a offert la République, et à travers elle, des millions de concitoyens qui ont travaillé, cotisé, payé leurs impôts afin de la financer, vous a de surplus offert toute une série de privilèges inestimables, de ceux qui déterminent à jamais les parcours de vie et offrent les clefs pour influencer le destin de la collectivité. Ils peuvent vous donner l’impression qu’ils seraient, là encore, « mérités », c’est-à-dire qu’ils seraient un droit que vous auriez tout loisir d’exercer. Or je tiens à vous le rappeler : l’Etat n’est pas votre moyen. Il est celui du bien commun. Et vous n’êtes que ses instruments, en charge de lui donner les moyens de ses fins.

C’est pour cela et pour cela seulement que vous avez accès au privilège, tout d’abord, de l’accès à des ressources publiques exceptionnelles – vous êtes, rappelons-le et contrairement à la quasi-totalité du corps étudiant français, rémunérés par l’Etat pour étudier, alors même que vous appartenez aux catégories les plus favorisées de la société, après avoir, pour une grand part d’entre vous, fréquenté des écoles privées ou des établissements institutionnellement privilégiés, accroissant par cette scolarisation discriminante la ségrégation sociale qui touche l’enseignement secondaire et du supérieur et empêche vos camarades de classes moins favorisés de s’émanciper.

Privilège qui vous a permis d’accéder à un deuxième privilège, celui d’être formés par les plus prestigieux professeurs, au sein des infrastructures d’enseignement qui bénéficient de budgets séparés de ceux de l’Université, et bien évidemment incomparablement supérieurs.

Privilège qui sera ensuite prolongé pour certains d’entre vous, lorsque vous accéderez aux corps techniques, c’est-à-dire à une charge aristocratique qui vous permettra, à vie, d’être à l’abri du besoin, du fait d’une sélection intervenue à l’aube de votre majorité. Pour les autres, moins ambitieux ou moins dotés, de se voir garantie une position sociale par le truchement d’une qualification ouvrant à d’importants revenus. En d’autres termes : de ne jamais connaître le chômage et la précarité. La misère. L’isolement et l’abandon. Tout ce qui suscite un rapport d’altérité, permet de rompre l’évidence de trajectoires déterminées à la naissance, de créer un sentiment d’inquiétude qui vous amènerait à vous intéresser aux plus précarisés, plutôt que de leur claquer la porte au nez.

Mais aussi privilèges intangibles, de ceux dont la formation a fini par devenir la spécialité de ces « écoles » qui à l’entregent sacrifient toujours plus l’exigence. L’X vous donne accès au plus précieux sésame qui soit : le capital symbolique, qui, outre la garantie d’une socialité elle-même attributaire de revenus, vous offre une position d’autorité naturelle dont certains d’entre vous auront tôt fait de se saisir à des fins inavouées.

Ce qui offrira, aux plus désinhibés d’entre vous, un permis pour frauder, corrompre, pantoufler. Une carte d’impunité à utiliser sans discontinuité.

Vous pourrez ainsi, comme Anne Lauvergeon, cousine normalienne mais ayant accédé comme certains d’entre vous le feront, au corps des mines, détruire une entreprise publique, faire disparaître 2,8 milliards d’euros d’argent public en une affaire impliquant des rétrocommissions – l’affaire Uramin – provoquer le licenciement de plus de 2000 personnes, dévaster la filiale nucléaire de votre pays, impliquer votre mari dans une affaire d’abus de biens sociaux, et, sans être à aucun moment véritablement inquiétée, vous voir nommée dans la foulée, au conseil d’administration d’ENGIE. 

Vous pourrez, plutôt comme Bernard Arnault, subir un redressement fiscal de plus d’un milliard d’euros, sans ne jamais craindre que la prison puisse un jour vous concerner.

Vous pourrez vous endetter à hauteur de dizaines de milliards d’euros, je pense cette fois à Patrick Drahi, racheter des entreprises par dizaines afin de les restructurer – c’est-à-dire licencier – et effectuer un travail de cost-killing délirant accroissant leurs marges – au détriment de la société – pour rembourser les banquiers qui vous auront appuyés – sans jamais avoir de comptes à rendre sur votre absence de capital initial, les conséquences de long-terme de vos décisions, et l’effet catastrophique de ces prétendues optimisations.

Vous pourrez, comme Jean Marie Messier, utiliser les réseaux que la République vous a attribué pour voir projeté à la tête d’une des plus importantes entreprises françaises – en remerciement de votre participation à la privatisation par pelletées de biens de l’Etat –, vivre le rêve américain en endettant massivement l’entreprise, rachetant des grands studios, des chaînes de télévision, mais aussi des appartements à New York à 20 millions de dollars et des jets privés à votre seul usage, provoquer des pertes de 19 milliards d’euros en un an – un record qui, vous valant votre remplacement par un camarade de promotion, vous permettra tout de même d’accéder à plusieurs dizaines de millions d’euros d’indemnisation, qui vous vaudront certes une condamnation pour abus de biens sociaux, sans vous empêcher pour autant de fonder votre banque d’affaires et monnayer à nouveau vos réseaux à hauteur de millions d’euros.

Vous pourrez plutôt, comme Carlos Goshn, louer Versailles aux frais d’une entreprise qui vient d’être sauvée par la puissance publique, pour fêter votre anniversaire, ou comme Patrick Kron, corrompre le tout Paris pour offrir à une puissance rivale, les Etats-Unis, l’un des plus importants outils industriels du pays. Comme Noël Forgeard, être condamné pour délits d’initiés sans connaître plus de difficultés après avoir profité des difficultés industrielles que vous aviez provoquées au sein d’Airbus pour spéculer, pousser comme Didier Lombard des dizaines de salariés au suicide et vous en réjouir, ou comme Serge Dassault, être filmé en train d’acheter des voix d’électeurs ; -sans vous voir à un quelconque moment véritablement inquiétés. Vous pourrez, comme Gérard Araud, devenir l’un maillon clef d’une guerre qui va dévaster la méditerranée et provoquer la mort de dizaines de milliers de personne, et être promu.

Vous aurez en toutes circonstances une certitude : celle de préserver, au sein du Petit Paris et de l’État – dans sa vision la plus extensive – un capital qui vous permettra de vivre agréablement, sans jamais être confrontés aux conséquences de vos actes.

Tout cela parce que vous aurez, à 20 ans, réussi un concours qui vous aura permis d’intégrer un espace destiné un temps à servir la République et lui donner les cadres qui lui manquaient, et qui aujourd’hui est utilisée par une classe au service de ses seuls intérêts.

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La République périt de sa corruption, d’un accaparement endogame dont vous n’êtes pas responsables, mais dont vous prenez déjà naturellement le chemin, craignant, à vingt-ans seulement, d’être confrontés aux plus écrasés de la société, soutenus par 70% du pays, et pourtant tenus à l’écart de ce lieu sacré auquel vous appartenez.

Pour lire la totalité du discours : La république ne vous appartient pas