Ils étaient rares – et certainement pas écoutés par les puissants dirigeants – ceux qui alertaient sur la complexité et donc la fragilité de la mondialisation néolibérale.
La logique des « avantages comparatifs »[1] de David Ricardo induit une interdépendance de toutes les régions du monde, chacune toujours plus spécialisée. C’est très efficient mais a comme effet pervers d’exposer à un total manque de résilience (capacité à surmonter un choc) en cas de bouleversement systémique d’ampleur. On peut raisonnablement envisager que l’épidémie à coronavirus (rebaptisé covid19) ne soit un ébranlement que la société technocratique aura peine à digérer.
Née dans la province chinoise de Wuhan, l’épidémie à Coronavirus est surveillée non seulement par les responsables onusiennes de l’OMS (organisation mondiale de la santé) mais aussi par les responsables économiques du monde entier.
Premier épisode : « rassurer les marchés »
Laissant à l’Empire du Milieu la responsabilité de confiner le virus, les « autorités » économiques ont, dans un premiers temps, fait de leur mieux pour « rassurer les marchés » (comme si les marchés étaient un être pensant). Ce fut à un tel point qu’un communiqué de l’agence Reuter du 14 février risquait : « Les marchés d’actions ne cèdent toujours pas à la panique face à l’épidémie de coronavirus malgré un risque pour la croissance mondiale qui se précise, ce qui conduit à s’interroger sur une éventuelle complaisance de la part des investisseurs ». Étonnant, en effet, que la menace d’une récession mondiale n’ait que peu d’effets sur la valeur des entreprises. Pourtant comme le soulignait Charlie Awdry, gérant de portefeuille actions chinoises pour Janus Henderson Investors. « Le coronavirus entraîne des perturbations significatives pour les entreprises, la consommation et les chaînes d’approvisionnement mondiales. Nous nous attendons à un impact sur l’économie significatif mais extrêmement difficile à quantifier ». Une preuve de plus que les marchés boursiers sont complètement déconnectés de l’économie réelle ?
Par contre, les marchés des matières premières sont plus réalistes et l’AIE (Agence Internationale de l’Energie) reconnaissait dès le 13 décembre que « la demande [de pétrole] devrait se contracter de 435.000 barils par jour (bpj) sur janvier-mars. Les conséquences du coronavirus Covid-19 sur la demande mondiale de pétrole seront importantes et, pour 2020 dans son ensemble, nous avons réduit notre prévision de croissance de la demande mondiale de 365.000 bpj, à 825.000 bpj, son niveau le plus faible depuis 2011 » De fait, alors que le prix du pétrole brut était sur une phase ascendante, le Brent de la mer du nord chutait brutalement de 68$/baril à 53$/baril (–22%) sur le mois de janvier. Il résistait depuis lors mais la baisse a repris depuis le week-end du 23 février où le président chinois Xi Jinping reconnaissait que le coronavirus constitue « la plus grave urgence sanitaire» qui ait frappé la Chine depuis la fondation du régime communiste en 1949. L’épidémie de pneumonie virale, qui a contaminé près de 80.289 personnes (77.660 en Chine) dont plus de 2.704 mortellement ce 25 février à 12h00[2], « est une crise, une grande épreuve pour nous », a-t-il martelé lors d’une réunion rassemblant les plus hauts dirigeants de Chine. Le même jour, il se confirmait que plusieurs localités du nord de l’Italie étaient frappées et que, là aussi, des quarantaines et isolements de zones entières étaient indispensables. Si l’usine du monde est fermée et si un pays européen est touché dans sa zone la plus industrialisée (la Lombardie représente 40% du PIB italien), on se doute que les répercussions économiques seront lourdes.
Chassez le réel, il revient au galop
Cette fois, les marchés ont accusé le coup, malgré les propos rassurants de ceux qui sont chargés de protéger les intérêts des grands actionnaires. Toutes les places boursières mondiales ont baissé de près de 4% en un jour, ce qui n’était plus arrivé depuis 2 ans. Mais sans doute sera-ce passager puisque les riches ayant tant de moyens financiers qu’ils ne savent qu’en faire, ils reviendront vers les actions, ayant parfois grappillé quelques profits supplémentaires au passage. Par contre, l’économie réelle va, elle, souffrir, privée de l’apport des marchandises de toutes sortes venues de Chine et ne pouvant plus vendre sur ce marché qui représente aujourd’hui 19% de l’économie-monde.
Des rééquilibrages seront toutefois conséquence de la crise sanitaire. Lisons les commentaires d’un site de conseil aux investisseurs : « Aussi cynique que cela puisse paraître, il y en a toujours quelque un·e·s pour tirer profit des crises. Celle du coronavirus fait les affaires d’une poignée d’invertisseur·euse·s. (…) Le grand vainqueur de cette crise du coronavirus est le dollar. Tou·te·s les économistes s’accordent à dire que la devise est une valeur refuge en ce début d’année car avec des usines fermées et un commerce en pause en Chine, de nombreu∙x·ses investisseur·euse·s ont dû renoncer à des investissements devenus trop risqués. Combiné à une économie américaine que l’on dit solide, c’est vers le dollar qu’ils·elles se sont donc tourné·e·s. (…) Question perdants, la liste est longue, même si l’on s’en tient aux critères financiers. Il y a l’économie chinoise dans son ensemble. Il y a ceux·celles qui sont endetté·e·s en dollar alors qu’ils·elles vivent dans une autre devise (ils·elles sont loin d’être une exception) et qui doivent désormais payer plus cher pour rembourser leur prêt. Il y a aussi les entreprises étrangères qui ont une partie de leurs opérations en Chine : elles seraient plus de 49.000. 5 millions de sociétés seraient également dépendantes de fournisseur·euse·s chinois·es eux·elles-mêmes mis·es à mal par la crise. Apple en tête a annoncé que ses résultats seront en deçà des prévisions. Le géant californien compte en effet plusieurs usines de productions en Chine où il réalise également une grande partie de son chiffre d’affaires. (…) Si la bourse de Tokyo semble être affectée par la crise du coronavirus, celle de New York, elle, se porte à merveille. Les indices boursiers comme le Nasdaq ou le S&P500 ont même battu leur record historique la semaine dernière. C’est que le malheur des un·e·s fait toujours le bonheur des autres. Et qu’en 2003, lors de la crise du SRAS (un autre coronavirus), la Bourse avait chuté de plus de 6%, mais avait repris des couleurs moins de 3 semaines plus tard. Pas de quoi s’inquiéter, donc. Les crises : une opportunité d’achat pour les financier·ère·s du monde entier ». Cynique, vous avez dit cynique ?
Des choix cornéliens
Ces supputations pour faire encore plus de profit se heurtent finalement au réel et à la baisse d’activité à laquelle oblige la lutte contre l’extension de la pandémie (épidémie mondiale). Aujourd’hui, ce n’est plus seulement en Chine que la vie collective ralentit. En Italie aussi, les divers rassemblements sont déprogrammés. Même le carnaval de Venise s’est arrêté 2 jours plus tôt que prévu ; les matches de foot des grands clubs milanais n’ont pas lieu ; de plus en plus de vols internationaux sont suspendus… Les seuls secteurs économiques qui marchent bien sont les pharmacies et les fabricants de masques de protection et de produit désinfectants… En conséquences, ces 24 et 25 février, toutes les places boursières dévissent en chœur et seul grimpe le prix de l’or, la relique barbare vers laquelle se dirigent les possédants quand les nuages noirs se profilent à l’horizon.
Les économistes classiques (comme Etienne de Callatay sur la radio publique belge ce 25 février) essaient encore de rassurer : « …Toutes les dépenses que vous auriez faites [et non faites par précaution ou impossibilité], vous les ferez ailleurs ou plus tard. Il y aura report de la consommation…). Consommer, encore et toujours plus, est bien le credo des productivistes impénitents. Finalement, le minuscule virus fait en quelques jours[3] ce que les décroissants ne sont pas parvenus à faire en 20 ans…
Ceux qui se sont arrogé le droit de diriger le monde se trouvent donc aujourd’hui devant un dilemme. Soit ils prennent les décisions à même d’enrayer l’épidémie, c’est-à-dire un ralentissement drastique des échanges commerciaux et des voyages intercontinentaux du tourisme de luxe (cf ces malheureux passagers des paquebots de croisière qui sont piégés dans des bouillons de culture viraux…) ; soit ils privilégient la poursuite de la croissance économique et prennent le risque que 2 à 3% (taux de létalité – proportion des malades qui décèdent – actuel du virus) de quelques milliards d’humains quittent la scène (cela pourrait quand même faire de millions de personnes sur le Planète). On ne voudrait pas être à leur place mais, hélas, connaissant ce qu’ils ont toujours privilégié dans la logique productiviste ultra-dominante, on peut craindre le pire…
Notes
[1] Wikipédia : « En économie, l’avantage comparatif est le concept principal de la théorie traditionnelle du commerce international. Il a été démontré pour la première fois par l’économiste britannique David Ricardo en 1817 dans ses Principes de l’économie politique et de l’impôt. La théorie explique que, dans un contexte de libre-échange, chaque pays a intérêt à se spécialiser dans la production pour laquelle il dispose de l’écart de productivité (ou du coût) le plus fort en sa faveur, ou le plus faible en sa défaveur, comparativement à ses partenaires. Cette production est celle pour laquelle il détient un « avantage comparatif ».
[2] Un site consultable en ligne recense en temps réel l’évolution de l’épidémie dans toutes les régions du monde : https://gisanddata.maps.arcgis.com/apps/opsdashboard/index.html#/bda7594740fd40299423467b48e9ecf6
[3] Kristalina Georgieva, la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), a joué la carte de la prudence et déclarait le 17 février : «Pour le moment, notre prévision de croissance mondiale pour l’année 2020 est de 3,3% et il pourrait y avoir une réduction de 0,1 à 0,2%. Il y a beaucoup d’incertitudes et nous parlons ici de scénarios, pas de projections. Reposez-moi la question dans 10 jours ».
pour.press