Cela ne date pas d’aujourd’hui !
https://www.partage-le.com/2020/01/28/la-fidelite-des-servit
Extraits
La civilisation, la domination et l’expansion des cultures citadines au détriment de toutes les autres, mène depuis presque 5 000 ans une guerre contre la Nature, artificialisant et urbanisant le monde, accaparant ses forces. Sa suprématie s’exerce grâce à une centralisation du pouvoir, une stratification sociale, une militarisation, une expansion incessante, une domestication, une monétarisation, une production de marchandises. L’extension de sa domination s’accélère grâce à une technologie toujours plus complexe, opaque et autoritaire qui permet, entre autres, de manipuler, exploiter et commercialiser le vivant.
Affronter notre passé, et notre présent, riches en exterminations toutes plus abominables les unes que les autres, nous oblige à ne pas sous-estimer sa capacité de destruction massive. Des ravages environnementaux ont cours depuis longtemps. L’industrialisation a pu voir le jour parce qu’elle répond à des désirs nés dans l’imaginaire d’une culture où la nature est perçue, à des degrés divers selon les époques et les lieux, comme une ennemie de la liberté humaine.
Pourtant, la fascination qu’exerce ce système politique, économique, technologique et social, est si prégnante chez certains d’entre nous que nous sommes incapables de nous émanciper de ses mythes aliénants pour entrer enfin en résistance.
Comment la civilisation, malgré toutes ses violences, peut-elle encore fasciner, leurrer, faire rêver ?
5 000 ans de servitude
Les analyses archéologiques et les études ethnologiques permettent aujourd’hui d’appréhender certains caractères des sociétés anciennes. Les prendre en compte, c’est nous donner les moyens de renouer avec notre liberté d’imagination et de création pour nous affranchir du mythe du progrès, de la nature intrinsèquement mauvaise de l’homme, du suprémacisme humain et de l’androcentrisme des sociétés modernes.
Certains auteurs soutiennent que la stratification sociale, la présence d’une aristocratie et/ou de la domination masculine, remontent au Paléolithique voire se perdent dans la nuit des temps. Ils s’appuient sur quelques exemples d’inhumations dotées d’un riche mobilier funéraire, sur le naturalisme des œuvres pariétales du Paléolithique récent européen, sur la domination masculine existant chez de nombreux peuples indigènes actuels et sur la présence d’une noblesse chez des peuples de chasseurs-cueilleurs stockeurs de salmonidés des côtes nord-ouest de l’Amérique.
Pourtant, les quelques centaines de tombes mises au jour, qui témoignent de plusieurs millénaires de Préhistoire, suggèrent que la longue période du Paléolithique est bien différente de celles qui lui succèdent. S’il existe en effet quelques tombes riches en mobilier funéraire (Sungir étant la plus célèbre), il est important de ne pas perdre de vue qu’une tombe luxueuse n’honore pas toujours un membre de l’élite et que la richesse funéraire n’est pas systématiquement le reflet d’une inégalité de richesse ou de pouvoir au sein de la société. D’autre part, des analyses récentes de paléopathologie ont montré que l’on retrouvait régulièrement, dans ces exceptionnelles inhumations, des individus présentant des malformations physiques. De même, l’archéologue Dominique Henry-Gambier, spécialiste des traitements funéraires au Paléolithique récent européen, a longuement analysé les tombes doubles, triples, multiples ou collectives :
Même chose en ce qui concerne la division sexuelle du travail et de la domination masculine au Paléolithique, aucun vestige archéologique ne confirme ces hypothèses :
Archéologiquement, on observe un véritable changement, en revanche, au Néolithique final, vers 4 500 ans av. J.-C., avec l’apparition d’un monumentalisme funéraire : tertres ou tumulus et mégalithes dont les plus connus en Europe sont ceux de Carnac. En Mésopotamie, la culture d’Uruk, qui doit son nom à un grand site sud-irakien appelé aujourd’hui Warka, présente tous les traits qui définissent une civilisation : sédentarité — indispensable pour s’approprier et quantifier les moyens de subsistance en vue de nourrir une population importante —, domestication — exploitation de blé et d’orge, élevage de bœufs, de moutons, de chèvres et de porcs, et probablement plusieurs dizaines de milliers d’habitants —, centralisation du pouvoir — pour maintenir un contrôle sur un territoire d’environ 200 hectares et sur la main d’œuvre nécessaire pour rendre visible dans l’espace ce pouvoir —, architecture de plus en plus monumentale et extensive, et accentuation de la stratification sociale visible dans le traitement funéraire. Ces caractéristiques se retrouvent à des degrés moindres à l’âge du Bronze européen dans la culture minoenne où s’établit, à partir de 3 000 ans av. J.-C., un commerce de l’étain et du charbon, et dont les caractéristiques palatiales ne laissent guère de doute sur l’émergence d’une organisation politique hiérarchisée et centralisée.
Les civilisations nous permettent d’appréhender davantage la nature du pouvoir parce qu’elles laissent derrière elles plus de déchets, de vestiges, que les groupes nomades, semi-nomades ou dont la sédentarité n’a pas évolué vers une cité-État. Pour tenter d’identifier l’apparition de petites chefferies, les vestiges funéraires, souvent difficiles à interpréter — ne nous permettant pas de comprendre toute la complexité sociale de ces sociétés — nous permettent néanmoins de percevoir un changement significatif dans le traitement des défunts. Il est ainsi possible d’identifier des traces de premières chefferies grâce aux tombes dites d’accompagnement qui témoignent d’une hiérarchisation, puisque celui qui se fait accompagner dans la tombe n’a pas le même statut que celui qui l’accompagne, de gré ou de force. La fouille du kourgane de Maïkop (2 500 ans av. J.-C.), éponyme de la culture de Maïkop, est le plus ancien témoignage de tombes dites d’accompagnement en Europe. Elle est contemporaine des tombes d’Ur, datées d’environ 2 600 ans av. J.-C., et dans lesquelles de nombreux morts d’accompagnement furent inhumés : 63 dans un cas, 74 dans un autre. Ce qui est surprenant, c’est que la culture de Maïkop n’était pas, contrairement aux civilisations de Mésopotamie, fondée sur une urbanisation et une royauté instituées. Il s’agissait d’une culture de paysans vivant en village, certainement dominés par un chef. Entre 1 630 et 1 350 ans av. J-C., on observe un passage de groupes à pouvoir fractionné et petites chefferies, financés par les échanges de richesses exotiques, vers un pouvoir fondé sur le contrôle des moyens de production.
Les tombes d’accompagnement ne sont donc pas l’apanage des civilisations — sédentarité, domestication des moyens de subsistance, urbanisation, État — mais peuvent être, et plus souvent qu’on ne le pense, le fait de sociétés nomades (chez les Scythes), lignagères (Ashantis) et de chasseurs-cueilleurs stockeurs (la côte nord-ouest de l’Amérique). L’accompagnement dans la mort, bien documenté dans l’ouvrage d’Alain Testart, concerne très majoritairement des femmes, concubines, domestiques ou esclaves sexuelles, suivi des esclaves domestiques et/ou garde du corps. Dans de nombreux cas, ces accompagnements sont volontaires, la fidélité de l’esclave et/ou du serviteur précéderait donc l’apparition de l’État — concentration du pouvoir et monopole de la violence —, et pourrait bien expliquer son apparition et son succès. Partant de là, certains n’hésitent pas à troquer l’opposition domestique/sauvage, par une opposition stockage/absence de stockage. Pourtant, ce qui est en premier lieu exploité par le chef, c’est la sphère domestique, celle qui concerne le corps — alimentation, vêtement, reproduction et fornication — et qui permet au chef de s’émuler sur la place publique. On observe donc, dès l’apparition de la distinction sphère publique/sphère privée ou domestique, une guerre contre la nature qui génère une première aliénation, celle du maître.
Cette fidélité suicidaire, d’autant plus quand elle est celle d’un esclave, nous choque. Cela dit, nous pensons qu’elle ne nous concerne pas ou plus. Rien n’est moins sûr. Plusieurs formes de fidélité, moins spectaculaires, mais tout aussi suicidaires, permettent à ceux qui nous gouvernent garder le pouvoir et d’accroître toujours plus leur domination.
Croire aux mythes du maître, c’est lui être fidèle
Comment comprendre que certains auteurs affirment, au prétexte que les peuples chasseurs-cueilleurs de la côte nord-est du Pacifique présentent une structure sociale fortement hiérarchisée et esclavagiste, que les structures sociales du Paléolithique étaient les mêmes ? Il faut pour cela ne pas prendre en compte les peuples indigènes de l’Extrême-Orient sibérien, qui pratiquent une économie de stockage — les pêcheurs du Kamtchatka, les peuples de la forêt tels que les Koriaks, les Chukchs ou les Yukaghirs qui pratiquent le stockage et pour certains le pastoralisme — mais ne développent pas pour autant une aristocratie héréditaire, ne s’adonnent pas à un art monumental, ne constituent pas de structures autoritaires et n’élaborent pas de droits sur les territoires de pêche. L’économie de stockage n’implique pas nécessairement une stratification sociale, ni une domination politique, tout comme l’horticulture et l’élevage, pratiqués par de nombreux peuples indigènes qui ne connaissent ni noblesse ni structure politique coercitive.
Même chose concernant ces auteurs qui affirment que l’homme a toujours détruit son environnement au mépris des plus récentes données archéologiques. En ce qui concerne l’extinction de la mégafaune, aucun site témoignant d’un abattage en masse de mammouths, de rhinocéros laineux ou d’ours des cavernes (pour ne donner que quelques exemples) n’a été mis au jour pour confirmer une telle spéculation. Non seulement les animaux principalement chassés par les préhistoriques et dont les restes fossiles témoignent — bisons, chevaux, rennes, cerfs— n’ont pas été exterminés par les chasseurs-cueilleurs, mais de nouvelles espèces sont apparues. Au contraire, la disparition du bison est bel et bien le résultat de l’appropriation et de l’exploitation du vivant, le fait d’une culture ayant objectivé la nature. Un exemple également souvent cité pour justifier de l’irresponsabilité écologique inhérente à l’espèce humaine est celui de l’île de Pâques. Les dernières recherches archéologiques contredisent pourtant l’histoire souvent associée à cette île. Dernier exemple, l’utilisation du feu : les études paléoenvironnementales récentes identifient les premières traces d’impacts anthropiques sur les forêts à partir de l’âge du fer. Les oscillations climatiques sont considérées comme la principale cause des changements environnementaux durant tout le Pléistocène.
« L’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence », certes. Cela étant, user de cette idée comme d’un argument majeur afin de confondre spéculation et certitude relève d’une démarche idéologique bien plus que scientifique. Cette vision idéologique nie l’importance de la diversité des cultures humaines, de leur perception de la nature, de l’impact minime voire négligeable des différentes activités et techniques dont elles font usage. Ainsi minimise-t-elle la guerre qu’une culture bien spécifique mène depuis des siècles contre le sauvage, guerre dont l’impact destructeur est sans précédent. Ces théories valident les mythes qui fondent la civilisation, et masquent l’aliénation que l’apparition de l’État et de la marchandisation a imposé à la majorité des humains, ainsi que la manière dont cette aliénation a considérablement modifié notre perception de la nature et du monde. Fidèles à une conception suprématiste et ethnocentrée de l’espèce humaine, ces théories font fi de toute critique du système politique, technologique et économique qui constitue notre culture. L’idéologie qui les informe favorise la sujétion des masses. Elle ignore ou nie que les peuples indigènes, que l’on nous a appris à mépriser ou à ignorer, ont développé des cultures humaines en mesure de préserver et respecter la vie.
Près de la réserve de gibier du Kalahari, une grand-mère indigène révèle à un ethnologue que les girafes sont les sages-femmes des acacias et qu’il est imprudent de les chasser, soulignant ainsi la relation qui unie la girafe et l’acacia :
Les ethnoécologues qui analysent les relations intimes entre des groupes humains indigènes et un écosystème remarquable exposent la manière dont ces relations se développent sur de nombreuses observations empiriques, vérifiées et accumulées sur de nombreuses générations. Les connaissances sont partagées entre un nombre important de personnes permettant ainsi de conserver des données concernant d’importantes zones géographiques. Les observateurs dévoués, telle cette grand-mère vis-à-vis des girafes, peuvent expliquer et démontrer que certaines idées et pratiques donnent de meilleurs résultats que d’autres.
Les espèces que l’on considère aujourd’hui comme des « nuisibles » n’ont pas toujours été considérées comme tels. Le gibier n’a pas toujours été perçu comme un stock de carne. Les humains ont vécu pendant des millénaires parmi les autres espèces sans s’en rendre maîtres et/ou protecteurs. L’apparition de la sédentarité et de l’agriculture elles-mêmes ne rompent pas avec une vision animiste de la nature. Les historiens ont clairement établi un lien entre l’avènement de l’État et d’une guerre contre le sauvage dont les principaux représentants sont les nuisibles. C’est ainsi que de nombreuses traditions pastorales accordent au loup un rôle important dans le maintien de l’équilibre naturel : dans l’Yonne une brebis du troupeau était offerte au loup, en Lorraine, lors des fêtes calendaires, on offrait la « part du loup » en jetant rituellement une palette de porc accompagnée d’une incantation au prédateur lui demandant de favoriser les cultures. En Europe de l’Ouest, de nombreuses traditions orales racontent que le loup, autrefois semblable à un chien, gardait les brebis et se nourrissait de pain que lui offraient les hommes mais ces derniers l’ont un jour négligé, et c’est depuis qu’il a reçu de Dieu le droit de se nourrir dans les troupeaux. Selon une autre tradition, Dieu a créé le loup pour protéger les récoltes, obligeant les bergers à surveiller leurs troupeaux pour qu’ils ne dévorent pas toutes les bêtes. De nombreux contes étiologiques reconnaissent l’importance du loup dans l’ordre de la nature, ordre toujours rompu par l’homme jamais par le loup, ce qui explique pourquoi certains rituels ont pour objet d’entretenir un pacte avec lui, les bergers lui adressant des incantations pour qu’il garde leurs brebis au lieu de les attaquer. Dans les sociétés paysannes, pastorales et indigènes, le rapport au prédateur est individualisé, aucun n’aurait l’idée stupide de partir en expédition pour exterminer des loups inconnus.
L’appropriation de terres ou de bétail par une minorité qui ne travaille pas elle-même participe à l’extermination du sauvage comme en témoignent les recherches en Mésopotamie où des propriétaires citadins possèdent des troupeaux soignés par des bergers qu’ils emploient. La relation à l’animal est alors modifiée, les propriétaires des troupeaux ne vivent pas avec eux, n’en partagent pas l’habitat, n’en retirent aucune connaissance réciproque, limitant la relation à une relation juridique. La plus ancienne trace de lutte systématique pour éradiquer le loup nous vient de la cité d’Athènes au VIe siècle avant J.-C. et la louveterie, institution mise en place pour lutter contre le loup, apparaît dans l’Antiquité romaine. Les propriétaires terriens romains emploient des bergers pour garder leurs troupeaux, et des louvetiers pour éliminer le prédateur. Au cours du Moyen Âge, la chasse devient aristocratique et royale, les paysans étant considérés comme inaptes à gérer les forêts. Un système de primes est alors mis en place. Sous Charlemagne, le loup devient un criminel dont le châtiment est déterminé par le roi, la louveterie devient alors une institution publique et les battues sont décrétées par des décisions de justice. En 1768, Nicolas de L’Isle de Moncel, lieutenant des maréchaux de France et grand louvetier, publie Méthodes et projets pour parvenir à la destruction des loups dans le royaume. Il blâme le « défaut d’intelligence du peuple », contraint de participer, sous peine d’amende, aux battues exigées par le roi. La manière dont les monarques perçoivent le sauvage diffère de celle dont le peuple le perçoit. Ce dernier possède encore, au XVIIIe siècle, une relation plus personnelle avec le prédateur, proche de ce qui existe toujours chez les peuples indigènes. C’est l’État qui est en guerre contre le loup, contre le sauvage, et non le peuple même si, pour son malheur, il finira par croire que l’ennemi de son ennemi est aussi son ennemi.
De l’aliénation comme arme de destruction massive
Le loup illustre malheureusement trop bien le rôle de l’État et de la marchandisation ou monétarisation dans la lutte contre les nuisibles. Cette lutte s’inscrit dans la perpétuation de l’idéologie d’une élite aliénée, ayant abandonné, par mépris, sa propre puissance d’autosubsistance, et devenue dépendante de ses serviteurs. Élite qui n’a d’autre choix, quand elle ne peut plus maintenir l’illusion de sa grandeur, de sa puissance et de ses promesses, que d’imposer son obsession sécuritaire et une surveillance illimitée jusqu’à l’accomplissement de son projet d’aliénation totale.
Avec l’industrialisation, la délocalisation et l’abondance de marchandises, les peuples du Nord économique, et plus particulièrement les citadins, se sont eux aussi peu à peu aliénés en se soumettant, plus ou moins volontairement selon les époques et les cas, à une technologie qui les prive de toute autonomie et donc de toute liberté. Il n’y a pas si longtemps, les populations du Nord économique pouvaient encore être autonomes d’un point de vue alimentaire, mais la possibilité d’une souveraineté alimentaire se réduit chaque jour. La nourriture que nous consommons aujourd’hui, et la plupart des objets que nous utilisons, ne sont plus produits de nos mains mais par des esclaves, salariés ou non, à différents endroits du globe, au moyen de diverses machines. La production de la quasi-totalité des objets que nous utilisons au quotidien implique aujourd’hui le fonctionnement d’un système technique et social incroyablement complexe et opaque.
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