« Que les choses suivent leur cours, voilà la catastrophe », professait Walter Benjamin.
On ne saurait mieux dire. Car il fallait bien que « quelque chose » se produise pour briser l’emballement infernal de la mégamachine depuis une trentaine d’années, qu’un événement extérieur aux décisions humaines viennent mettre un frein à la folie libéralo-mercantile, bref que Némésis y mette de l’ordre par le désordre (que l’on espère momentané, mais rien n’est sûr).
Certes, plutôt qu’un fléau nous aurions préféré un sursaut politique général qui nous aurait fait prendre de nouvelles orientations salutaires, mais le destin en a décidé autrement. Car, Mesdames et Messieurs les libéraux, vous apprenez maintenant que l’aléa existe toujours malgré vos algorithmes prédictifs et vos procédures techno-bureaucratiques dont vous êtes si fiers, signes de votre « volontarisme » sans faille : « N’ayez crainte, bonnes gens, la situation est sous contrôle grâce à nos experts, nos gouvernements, nos entreprises et nos forces de l’ordre ». Reste à prendre la mesure de ce qui nous arrive et d’abord d’en élucider les causes. Elles s’appellent globalisation, libéralisation, urbanisation, destruction de la nature (1), frénésie touristique de masse et démographie galopante (2). Inutile donc d’y voir la main de conspirateurs.
Récemment sur France-Inter, Léa Salamé tentait de mettre hors-jeu ceux qui prétendaient tirer des conclusions à partir de leur « marotte », donnant en exemple les souverainistes et les décroissants, deux « engeances » qu’elle ne porte pas dans son cœur. Il faut AB-SO-LU-MENT éviter que le coronavirus nuise à la réputation de notre excellent modèle libéral ! Un de ses collègues chroniqueur avançait avec arrogance que le moment n’était pas à désigner des responsables et coupables ou à clamer urbi et orbi « Je l’avais bien dit », mais à se remettre tous en question. Si un examen de conscience personnel n’est jamais inutile, amalgamer est un procédé rhétorique facile et malhonnête. Tout le monde aurait tort et personne n’aurait raison ? Blanc ou noir ? Pas de gris ? Eh bien, Monsieur le Chroniqueur, sachez que les décroissants, et d’une manière plus générale les écologistes radicaux, « l’avaient bien dit » depuis des années, mais aucun politique n’a daigné les écouter. Yves Cochet prédisait dans les années 2000 que l’effondrement adviendrait par les famines, les guerres et/ou les pandémies. Nous y sommes (3).
Quand on voit un Emmanuel Macron faire la leçon aux Français, en pompier-pyromane-libéral-guerrier, il y a de quoi s’agacer sérieusement. Dans sa première allocution du 12 mars, il a même parlé de revoir les règles du commerce international et de relocaliser l’économie, comme ce que réclament les décroissants, entre autres. Chiche ? Ou bien sera-ce business as usual sitôt back to normal (4) ? Du côté des milieux d’affaires européens, n’allons-nous pas les voir reprendre de plus belle le commerce avec la Chine, d’autant plus qu’il faudra cravacher pour rattraper le manque à gagner, tout en les remerciant au passage pour leur coup de main donné pendant la pandémie (5) ? Du côté des électeurs-consommateurs, n’allons-nous pas les voir se ruer dans les magasins et les aéroports dès que le feu repassera au vert ? J’entends déjà, à la fin de l’été, le genre de bout de conversation entre un·e client·e (de la classe moyenne, précisons) et ma boulangère :
« – Nous sommes revenus hier des Seychelles, les enfants ont adoré la piscine de l’hôtel ! Et vous, où êtes-vous partis ? On méritait bien nos vacances après la galère du début de l’année, n’est-ce pas ?
À qui le dites-vous ! »
La crise sanitaire va-t-elle restaurer le sens du tragique chez des individus qui n’ont plus que les mots bonheur, bien-être et plaisir à la bouche ? La nature humaine va-t-elle profondément changer ? Au vu des quelques scènes pitoyables auxquelles nous avons assisté dernièrement – grandes surfaces prises d’assaut, bagarres sur les parkings, clients dévalisant à eux seuls un stock entier d’articles d’alimentation (6), on peut en douter. Beaucoup avaient déjà misé sur le krach financier de 2008 pour que la société mute dans le bon sens. Il n’en fut rien. Avant cela, beaucoup avaient espéré que la chute du mur de Berlin ouvre une ère de paix et de prospérité dans le monde. Il n’en fut rien. Aujourd’hui, comme cette pandémie touche directement chacun dans sa chair ou au moins dans sa tête et dans sa liberté de circuler, on peut espérer que peut-être cette fois-ci sera « la bonne ». Wait and see…
Cela dit, un décroissant sérieux ne pourra pas se réjouir de voir un virus lui rafler la mise. Il s’attendra aussi à ce que les gouvernements appliquent la stratégie du choc (7 ) décrite par Naomi Klein. Prenons un exemple qui me touche particulièrement : la numérisation de la société. Sur France-Inter toujours, une femme exultait, il y a quelques jours, en parlant des écoles fermées : « Heureusement que nous avons cette merveilleuse solution sous la main ! Qu’aurait-on fait sans Internet pour les élèves ? » disait-elle en substance. Car il y a fort à craindre que l’école numérique ne sorte auréolée de cette crise et que les pouvoirs publics lui donnent encore un coup d’accélérateur et irréversiblement, puisque la « preuve de son utilité » aura été définitivement établie, et ancrée dans la conscience collective par les médias à la botte. Et tant qu’ils y sont, ils fourgueront la 5G par la même occasion, et pas grand-monde cette fois n’y trouvera à redire. Nous ne sommes vraiment pas sortis de l’auberge !
Bernard Legros, 20 mars 2020
NOTES
(1). Dont la déforestation qui chasse des espèces sauvages de leur milieu naturel vers les régions peuplées.
(2). Bien que beaucoup de démographes se réjouissent de voir arriver la transition démographique un peu partout, le fait est que la Terre accueille un million de nouveaux occupants tous les 5 cinq jours !
(3). Certes, jusqu’ici Cochet s’est planté chaque fois qu’il a avancé une date précise. Il n’en demeure pas moins que son analyse est globalement juste.
(4). Que le lecteur veuille bien m’excuser pour ces anglicismes, qui sont une façon de gérer mon énervement.
(5). Le 20 mars est arrivée à Bierset une cargaison de 5 millions de masques offerts par la Chine. Donc, vive la mondialisation, vive les aéroports et vive Alibaba !
(6). Dans un supermarché de la région de Liège, 150kg (!) de farine ont été emportés d’un coup par un client. Le pire est qu’on l’a laissé faire…
(7). La stratégie du choc, Actes sud, 2009.
Bernard Legros, enseignant, essayiste et porte-parole du mouvement des objecteurs de croissance