Le numérique en embuscade

Écoles et coronavirus

Les périodes de grandes difficultés comme celle que nous vivons sont l’occasion pour des acteurs majeurs du marché de mettre en avant leurs produits et services, d’en vanter leurs qualités ou caractère prétendument indispensable. Si on s’en tenait à cela, ce ne serait pas très grave, juste choquant. Par contre, les choses deviennent vraiment inquiétantes sur le plan macro-politique, là où Naomi Klein parle de stratégie du choc1 : les capitalistes profitent toujours des malheurs collectifs de toutes sortes pour avancer leurs pions et pousser le curseur plus loin avec effet de cliquet, en profitant de l’état de sidération et d’abattement des populations2. Avec ce coronavirus, certains morflent (le secteur aérien, la construction, l’hôtellerie,…), mais d’autres se frottent les mains par avance, tels les apôtres et accélérateurs de la numérisation du monde, notamment les promoteurs de l’école numérique et de l’environnement numérique de travail (ENT), sur lesquels nous nous pencherons ici.

L’usage d’Internet, déjà pléthorique en temps normal, a explosé depuis le début du confinement, tant pour le divertissement (Netflix saute de joie) que pour le télétravail et les devoirs scolaires. Certains enseignants — que l’on suppose adoubés par leur direction — font preuve de zèle en envoyant d’un clic des quantités astronomiques d’exercices à leurs élèves confinés, qui dès lors ne lèvent plus les yeux des écrans à longueur de journée. Certains parents témoignent de leur exaspération sur les réseaux sociaux : « J’ai déjà imprimé 241 feuilles d’exercices pour Zoé », « c’est du délire. Malgré mon aide, il y passe quand même toutes ses journées. Ce n’est pas tenable ! », « Brahim est en 3e primaire et il doit bosser quatre heures par jour. Ça crée beaucoup de stress et de tensions »,  « Si les piscines étaient fermées vous n’envisageriez pas l’urgence d’apprendre à nager avec des exercices de natation en ligne », « Quand j’ai vu le premier mail de l’institutrice avec la liste de travail demandé, j’ai d’abord cru que c’était une blagueMon fils est en première primaire, pas en dernière année à l’unif’ ! »3, etc. Comme si la situation n’était pas déjà assez anxiogène comme cela, certains remettent une couche de stress ! Confits dans un inébranlable esprit de sérieux et de conformisme, ces enseignants-là continuent de tenir coûte que coûte le rôle qu’ils se sont arrogé : celui d’auxiliaires motivés de la société de production/consommation, en maintenant à tout prix la pression de travail sur les jeunes. Et chez les plus libéraux d’entre eux, en inscrivant leur démarche dans la future relance de l’économie belge, qui sera bien indispensable sitôt la crise derrière nous, qui en douterait ? Mais il y a pire, ces parents qui, au comble de l’aliénation, en redemandent : « J’ai des appels de parents complètement hystériques qui s’inquiètent car leur enfant ne reçoit pas assez de travail, confie la responsable du service enseignement dans une commune bruxelloise. Ils craignent que leur enfant régresse. J’ai beau leur expliquer qu’il y a plein de formes d’apprentissage : bricolage, cuisine, jeux de société,… mais certains ne veulent rien entendre, dit-elle excédée ».

Moi qui suis également enseignant (au premier degré du secondaire), je suis frappé par l’absolue bonne conscience de la plupart de mes collègues, et leur sentiment d’accomplir leur devoir en déversant des tombereaux de devoirs sur la tête de leurs élèves, cela déjà en temps normal. Alors, pensez-vous, pendant un « congé » supplémentaire malvenu… Il ne faudrait quand même pas que les jeunes prennent de mauvaises habitudes, non ? Justement, plutôt que les occuper avec les matières habituelles, ne serait-ce pas l’occasion de délaisser pour quelques temps les équations, textes à trous, boîtes à étiquettes et autres fiches de lecture pour essayer autre chose ? Il y a des buts et des formes multiples d’apprentissage, dont la plupart sont négligés par l’École. Non seulement des savoir-faire concrets comme la cuisine, le jardinage, les petites réparations, le tissage, la couture, le dessin, la pratique musicale, etc., mais aussi le développement de leur capacité d’abstraction via des conversations philosophiques pour leur permettre, à leur niveau, de forger leur esprit critique et de comprendre les tenants et les aboutissants de la situation qu’ils vivent. Pour cela, nous pouvons recourir aux outils des sciences humaines (philosophie, sociologie, anthropologie, histoire), disciplines hélas délaissées dans l’enseignement obligatoire, alors qu’elles sont fondamentales pour croître en humanité. Mais pas obligatoirement non plus : point besoin d’avoir un diplôme de philosophie, car philosopher est une faculté inhérente aux humains, êtres de parole et de symbole.

Par-là, venons-en à un autre aspect préoccupant : l’augmentation des inégalités scolaires, déjà criantes, pour plusieurs raisons. 1. Toutes les familles ne sont pas connectées à Internet ou ne disposent pas du matériel suffisant. 2. Dans cette course au travail, les parents financièrement aisés paient des profs particuliers à distance ou assurent eux-mêmes l’instruction en famille, avec ou sans numérique. 3. Dans les milieux défavorisés, les parents sont dépassés par leur situation (télétravail ou désœuvrement, gestion des repas, du ménage, des courses et des enfants en surrégime) et ne s’inquiètent généralement pas de la connexion permanente de leurs rejetons4, qui pâtiront les premiers et le plus des effets délétères, désormais largement documentés5, de l’addiction aux écrans. Comme l’écrivent les signataires et amis de l’appel de Beauchastel, « rien n’oblige à rajouter à la très sale ambiance anxieuse l’appréhension de faire rater la scolarité de son enfant… Rien n’autorise non plus à expérimenter, grandeur nature, la pseudo-scolarité sans enseignants, ni à demander à ceux-ci de co-construire les moyens de se passer d’eux » (voir document ci-dessous).

Enfin, craignons que le flicage des profs ne s’accentue encore. Avec les cours et exercices en ligne, il est maintenant facile de vérifier leur adéquation avec les programmes et socles de compétences. Comptons sur des parents procéduriers pour mander leurs conseils de décortiquer tout cela à la loupe et à la virgule près. Il deviendra courant d’avoir la peau d’un enseignant jugé — par les parents et/ou la direction, voire les élèves ! —, au choix, récalcitrant au changement, rétrograde, anti-numérique, désobéissant, irresponsable, trop original ou encore politisé du type décroissant, écologiste ou gauchiste.

Soyons clairs : la pandémie de covid-19 ne change pas la donne d’un iota : tout ce qui a pu être dit et écrit sur les méfaits du numérique éducatif, que ce soit sur les plans pédagogique, écologique, économique, social et éthique, est plus que jamais d’actualité. Pour cela, je renvoie aux ouvrages cités à la note 5. Ne baissons pas la garde face aux défenseurs du monde comme il va, des opportunistes qui restent toujours en embuscade.

Bernard Legros

NOTES

  1. La stratégie du choc, Actes sud, 2009.
  2. Combien de jours de confinement faut-il pour provoquer la dépression ? Y a-t-il des études scientifiques ?
  3. https://www.rtbf.be/info/societe/onpdp/detail_le-ras-le-bol-des-parents-face-au-travail-exige-par-certaines-ecoles-stop-nous-ne-parvenons-pas-a-suivre?id=10468045
  4. C’est dans les familles défavorisées que le taux d’équipement numérique est le plus élevé.
  5. Citons entre autres Cédric Biagini, Christophe Cailleaux & François Jarrige (dir.), Critiques de l’école numérique (L’Echappée, 2019) ; Manfred Spitzer, Les ravages des écrans. Les pathologies à l’ère numérique (L’Echappée, 2019) ; Philip Pongy, La cyberdépendance. Pathologie de la connexion à l’outil Internet (Sauramps Médical, 2018) ; Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants (Seuil, 2019).

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Commentaire reçu

Je partage tout à fait l’analyse, du fond de mon bureau de gestionnaire d’établissements scolaires du second degré français.

Le coronavirus est une aubaine, mortelle, mais une aubaine pour plusieurs secteurs économiques dont le numérique et la surveillance (caméras, drones, applications téléphoniques)

Nos élèves de lycée général et de lycée professionnel sont confinés chez eux depuis maintenant plus de deux semaines, majoritairement issus de catégories socio-professionnelles défavorisées, des prolos quoi ; leur taux d’équipement est mauvais et pour certain-e-s inexistants, l’enseignement présentiel leur est indispensable et parfois pas suffisant, alors penser que l’école numérique leur convient relève de la malhonnêteté intellectuelle. La fracture numérique est une réalité que nos dirigeants méconnaissent et qui frappe de plein fouet les enfants des classes populaires.

L’outil numérique, couteux sur le plan environnemental, bien que souvent présenté comme une alternative verte au papier…, va s’avérer aussi couteux sur le plan de nos libertés. La liberté pédagogique, contestée par les corps d’inspection et les équipes de direction, qui parvenait à survivre dans la relative « intimité » de la salle classe, vole en éclat avec la classe numérique. Grace à l’ENT -espace numérique de travail-, le pouvoir et ses zélés auxiliaires, peut contrôler le contenu pédagogique du travail de l’enseignant, ses connexions dans la durée comme la fréquence, et bien sur contrôler le travail de l’élève, sans tenir compte aucunement du contexte dans lequel évolue l’élève.

La société de contrôle qui se profilait déjà va sortir renforcée de la pandémie ; la peur, légitime certainement, que suscite ce virus va accroitre « l’acceptabilité » des mesures de contrôle, qui bien sûr seront justifiées par notre « sécurité sanitaire » et rien d’autre.

On peut même imaginer que cette pandémie signe l’arrêt de mort d’une école que nous avons connu ; quel besoin de réunir des étudiants en un lieu commun, couteux à construire, à équiper, à maintenir, avec de lourdes charges de personnels , alors qu’on peut pratiquer l’école numérique, chez soi, avec son propre matériel, ou pas, en toute sécurité sanitaire.

Non, décidément, ce virus n’est pas décroissant, ni favorable à l’humanité, ni à l’environnement, il est une aubaine pour le capitalisme et le possible accélérateur de la dystopie qui vient.

Signé : le cocon fini

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Autre commentaire

C’est l’heure de mon coup de gueule

Je suis parent, je suis professeur des écoles mais je dis STOP

C’est quoi cet acharnement des écoles sur les enfants ???

Quel est l’objectif ?

Les écœurer ? C’est réussi
Leur mettre la pression dans une période déjà stressante ? Bravo encore !
Les occuper ? Il y a d’autres façons de le faire. Profitons de cette période pour les ouvrir sur d’autres choses, développer d’autres compétences, apprendre autrement et d’autres savoirs…

Nous sommes en train de balancer des exercices à n’en plus finir pour se donner bonne conscience !
C’est indigeste pour les élèves, pour les parents qui même s’ils sont demandeurs pour le moment vont vite comprendre leur douleur, pour les profs qui ne sont pas habitués à ces méthodes et ont souvent eux aussi des enfants à la maison !
Je vois défiler des exercices et des sites à n’en plus finir 😱
Si au collège et lycée cela peut se comprendre (et encore) au primaire c’est contre productif !!!
Avant tout les élèves ne sont pas autonomes, ils ont besoin de leurs parents qui ne peuvent pas s’improviser professeurs sur souvent plusieurs niveaux (on le répète suffisamment en temps normal) et sont pour la plupart en télé travail ( perso je vois moins mon mari que d’habitude) et n’ont donc pas le temps de les aider.
Ensuite tout le monde n’est pas équipé pour s’adapter à cette continuité pédagogique !
Combien d’ordinateurs et d’imprimantes faut-il pour 4 gosses ???
Combien de pièces faut-il pour que chacun suive sa visio ?
Chacun a besoin de s’isoler, de calme, de pouvoir entendre, d’utiliser l’ordinateur ou l’iPad, d’être aidé … c’est du grand n’importe quoi !

Au risque de choquer certains je ne pense pas qu’il soit dramatique de lever un peu le pied, leur vie ne sera pas fichue !!!

Gardons le contact, rassurons les, proposons d’autres choses 🙏🏻

De plus je ne conçois pas l’enseignement avec un enchaînement d’exercices et du bachotage. Les élèves ne vont rien construire ni retenir, c’est absurde !!

Une séance d’apprentissages se fait grâce aux échanges avec les élèves, aux interactions, l’époque du frontal est révolue.
Or c’est compliqué d’y parvenir en cette situation sanitaire.
Donc balancer une leçon toute faite suivie d’exercices d’application puis de réinvestissement je suis contre !

Faire avec les moyens du bord ne veut pas dire faire n’importe quoi !

Je ne suis pas convaincue d’avoir des idées incroyables mais je suis convaincue que je ne rentrerai pas dans ce système.

Faisons grandir nos élèves, ne les étouffons pas.

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Sans enseignants, la « pédagogie virtuelle » aggrave les inégalités

https://reporterre.net/Sans-enseignants-la-pedagogie-virtuelle-aggrave-les-inegalites

Extraits

Confinement oblige, l’Éducation nationale invite à la « continuité pédagogique », possible grâce au numérique. Or, selon les auteurs de cette tribune, « la pédagogie virtuelle n’existe pas », et « seuls les élèves éveillés, enfermés avec des parents désœuvrés au fort niveau d’études vont bénéficier d’une pédagogie efficace : l’instruction en famille ».

Le temps du confinement peut être plutôt dédié à des activités non connectées

Ce simulacre d’enseignement sera un approfondissement à grande vitesse des fameuses « inégalités »

Bien sûr, il y aura du véritable enseignement. Les élèves « scolaires », éveillés, bon lecteurs, enfermés avec des parents désœuvrés au fort niveau d’études – ceux-là vont bénéficier d’une pédagogie efficace : l’instruction en famille. En deux à cinq fois moins de temps par jour (suivant le niveau d’enseignement), ils iront deux fois plus vite qu’en classe avec des résultats plus solides. Pendant ce temps, une autre frange va vite abandonner : déjà en grande difficulté, incapable de travail semi-autonome pendant dix minutes en classe, dont l’entourage travaille ou ne maîtrise pas les contenus… Entre les deux, toutes les situations possibles, dont le confinement à six ou sept au huitième étage ; en tout cas, un approfondissement à grande vitesse des fameuses « inégalités », dont on parle beaucoup d’habitude, mais manifestement surtout pour vendre des plans numériques.

Il est urgent que le ministre annonce :

  • que les cours reprendront là où ils se sont arrêtés,
  • qu’il n’est pas obligatoire de se doter d’un ordinateur ou de confier quelque terminal que ce soit aux enfants,
  • en lien avec le ministère de la Santé, que le temps d’écran doit être limité : tant pour préserver sa santé que sa capacité à étudier, il faut réduire au strict minimum sa consommation d’écran – travail scolaire compris ;
  • que les enseignants n’ont pas à faire comme s’il leur était possible de travailler dans n’importe quelles conditions, et certainement pas celles qu’ils désapprouvent.

Des membres du collectif de l’Appel de Beauchastel contre l’école numérique  

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Le confinement amplifie la numérisation du monde

Apéros Skype, soirées Netflix, militantisme 2.0… La numérisation du monde est en marche. Pour éviter que l’épidémie de coronavirus nous fasse « basculer dans la civilisation du sans contact », il faut réfléchir à « desserrer l’étau numérique sur nos vies », estime Matthieu Amiech dans cet entretien.

https://reporterre.net/Le-confinement-amplifie-la-numerisation-du-mond