Faire entrer en religion et enfermer
Nous y sommes. Le président de la République l’a répété à maintes reprises et tous ses ministres ainsi que tous ses vassaux médiatiques l’ont repris à leur compte : nous sommes en guerre.
Ainsi, la paix dont on nous a ressassés à l’envi qu’elle était la conséquence de l’union européenne marchande, était un stratagème qui ne pouvait durer. Il s’est concrétisé, dans un premier temps, par l’exploitation des conflits et des nuisances en dehors du territoire national. Mais il avait en réalité pour objet d’installer de ce côté de l’Atlantique le libéralisme mondialisé et son système techno-industriel inspiré par les économistes de Chicago. Il semble que nous entrions dans le deuxième mouvement de cette parodie pacifiste. La violence avec laquelle cette organisation économique a asservi et aliéné les populations tout en détruisant les milieux naturels est arrivé à un stade tel qu’elle n’exige plus aucun camouflage. La manipulation « orwellienne » des esprits, ou de ce qu’il en reste, peut s’accentuer. L’inversion du sens des mots, « la guerre, c’est la paix », « le matériel est dématérialisé », et la novlangue, « continuité pédagogique », distanciation sociale », illustrent l’état de dislocation de nos sociétés. La période que nous traversons devrait permettre d’accélérer et d’amplifier la grande transformation numérique de notre temps.
N’oublions pas, cette pandémie est la conséquence du capitalisme industriel mondialisé. Un grand ponte de la médecine française, chef de service dans un hôpital parisien, a déclaré récemment sur France Culture que les épidémies qui se succèdent depuis quelques années sont la conséquence des élevages industriels et de la déforestation. On pourrait ajouter de nombreuses causes, mais les deux évoquées peuvent symboliser, d’une part l’anéantissement de la condition humaine, sa dépendance complète à une machinerie sociale complexe et nocive, et d’autre part la dévastation des éléments nécessaires à la vie sur Terre. La montée du capitalisme du désastre s’organise.
On peut recenser trois composants essentiels dans la mutation qui s’annonce.
D’abord, l’écroulement à venir du dernier bastion de la société humaine : les relations sociales. Elles sont porteuses de danger, en fréquentant les autres nous risquons la contamination par les pandémies qui vont probablement se succéder à intervalles réguliers et rapprochés. En sortant de chez soi, on s’expose également à des risques multiples et notamment à toutes les pollutions qui ont envahi notre quotidien et qui menacent gravement, elles aussi, notre santé fragile. Il faut donc instaurer le « cloitre » grâce aux écrans connectés. La démonstration grandeur nature est en cours. Par la grâce divine de l’internet, et pour le plus grand profit des géants du numérique, nous pouvons satisfaire tous nos besoins. Il suffit d’ouvrir un quotidien national ou d’écouter les grandes radios. Se divertir, s’informer, se cultiver, se déplacer, méditer, créer, échanger, consulter un médecin, faire du sport, se faire livrer ses courses alimentaires et naturellement continuer à consommer massivement avec les achats en ligne. Une nouvelle religion s’empare de nous et, face à l’état du monde, même les plus réfractaires doivent s’y résigner. Enfermés dans la solitude de leurs petits habitats, c’est la conversion ou la mort. Les experts en novlangue étatique ont nommé cette injonction claustrale la « distanciation sociale ».
Dans une forme de prolongement de ce premier élément, on met en place une accélération inespérée dans la numérisation des métiers : le « télétravail ». A l’échelle du pays, voire du continent, l’Etat teste l’isolement du plus grand nombre des actifs en les rivant à leur ordinateur connecté. C’est une opportunité formidable car « la France est en retard », si l’on en croit une psychologue du travail spécialisé dans la propagande de ce « nouveau mode d’organisation du travail ». Outre le confinement, il présente de nouveaux avantages pour l’industriel pour la gestion de l’administration étatique et pour les services publics. Suppression de nombreux emplois, contrôle permanent, déliquescence du syndicalisme, pression pour travailler plus et à toute heure, aliénation accrue à la machine, disparition de la relation humaine, gestion des litiges par algorithmes, prolifération de données informatiques –le nouvel or noir-, mise en place du crédit social, …
L’Education nationale profite de cette aubaine pour faire valoir l’idée qu’une vidéo peut remplacer la classe ; ce qui était déjà en place à l’université se profile à tous les âges. La relation humaine, pourtant essentielle et indispensable à toute notion de transmission pédagogique, se voit rejeter aux oubliettes de la préhistoire. Cela ne se fera pas en un jour, mais la période actuelle permet d’éroder les réticences légitimes des enseignants.
Pour les tâches ne pouvant relever du « travail à distance », il est à parier que la recherche va hâter son développement de la robotique et de l’automatisation afin d’en supprimer le plus grand nombre. En Chine, qui possède quelques longueurs d’avance dans ce domaine, a surgi récemment, à Guangzhou, le premier restaurant sans humains. « Il n’y a aucun employé, ce sont uniquement des robots qui réalisent cocktails, burgers, salades et desserts … et qui vous les apportent à votre place ».
Enfin, le dernier aspect de ce qui semble advenir de ce dysfonctionnement très grave du capitalisme mondialisé est l’accentuation importante de la répression étatique. Amorcée dès 2007, la violence de l’Etat, assumée sans vergogne depuis la dernière présidentielle, couplée à la gestion managériale et informatisée des populations augure un totalitarisme inédit.
La psychose face à une situation sans précédent, à laquelle la plupart d’entre nous ne s’attendait pas, et l’inquiétude légitime devant un phénomène qui parait incontrôlable risquent de traumatiser au plus haut point et durablement. Avec pour conséquence, dans un retournement de situation inexorable, d’exiger des autorités publiques qu’elles renforcent les mesures policières, et qu’elles restreignent encore davantage les libertés individuelles. L’invention de l’« attestation de déplacement dérogatoire » me fait irrémédiablement penser à celle de la carte d’identité qui fut l’œuvre du gouvernement de Vichy dirigé par le Maréchal Pétain. La perte de l’anonymat lors de voyages en train et les mouchards dont sont équipées les voitures récentes attestent, parmi tant d’autres signes existants, que cette direction était bien celle que nous avions prise depuis un certain temps.
En cette période trouble, observons la montée très rapide du prix des amendes et celles des peines de prison encourues en cas de défaut de respect de confinement, émanant du Ministère de l’Intérieur puis du Parlement. Cela démontre sans équivoque que c’est bien par la force et par la répression policière que l’Etat et ses experts imposent leur loi. La démocratie s’écroule et la pédagogie, qui jaillissait dans tous leurs discours, a été rayée du champ lexical.
A l’heure où les investissements les plus importants des Etats et des industriels se destinent à ce que les scientifiques nomment « intelligence artificielle », ce qui vise à instaurer le règne des machines, éveillons nos consciences.
Internet et les machines connectées ne sont pas le remède à l’abîme dans lequel nous voici jetés, mais au contraire l’assurance de la poursuite et de l’avènement d’une société technicienne dévastatrice. Ils sont le poison, et non le remède, qui risque d’anéantir le peu d’espoir qui existe de sortir dignement de cette apocalypse. Ils sont la promesse que les destructions des forêts, des océans, des animaux, des insectes se perpétueront. Que la pollution industrielle, dont les antennes 5G sont le dernier avatar, continuera avec ses mines à ciel ouvert, ses usines toxiques, ses esclaves, ses sacrifiés, ses consommations gigantesques de pétrole, de charbon et d’eau. Ouvrons les yeux : les infrastructures nécessaires à leur fonctionnement, dont personne ne parle, imposent de continuer et d’augmenter la cadence de la fabrication des milliards de machines toujours plus sophistiquées et toujours plus exigeantes en matières premières, en hydrocarbures et en consommation d’énergie.
Alors, portée par « l’homme doit se rendre maître et possesseur de la nature » de Descartes et par le siècle des Lumières, la société capitaliste, et son système technicien, pourra poursuivre son œuvre de destruction du vivant et d’aliénation d’humains terrorisés dans des cages connectées.
En 1962, paraissait « Printemps silencieux », le livre de Rachel Carson. Nous y sommes !
Hervé Krief, le 25 mars 2020