Un droit à défendre
Il est des jours où la justice est belle.
Le 21 février 2019, la mairie de Lyon (dirigée par un membre du parti majoritaire national En marche) est investie par un groupe de militants pacifistes accompagnés de caméras de télévision. Ces militants veulent interpeller le pouvoir politique sur la question climatique : alors que les dirigeants français se sont engagés à réduire les émissions de gaz à effet de serre, leur inertie est à peu près totale en la matière. Pour consommer ce divorce entre promesses officielles et décisions concrètes, c’est dans la salle des mariages que les militants décrochent le solennel portrait du président de la République, puis l’emportent avec eux en quittant les lieux. Depuis, celui-ci refait occasionnellement surface lors de manifestations climatiques où il est brandi pour dénoncer l’inaction du gouvernement français, incarné par le président Emmanuel Macron.
L’affaire aurait pu en rester là, mais voilà que la mairie de Lyon porte plainte pour « vol en réunion » du portrait présidentiel. En surfant sur Twitter et Facebook, la police parvient à identifier deux militants écologistes (Fanny et Pierre) comme possibles prévenus. Bien que les perquisitions à leur domicile respectif ne permettent pas de retrouver le portrait volé, elles suffisent néanmoins à traîner Pierre et Fanny en justice. N’a-t-on pas retrouvé chez Fanny « un manuel de ‘’Lutte Non-Violente’’ et un papier comportant notamment les annotations de sa main : ‘’crise climatique’’, ‘’politique Macron pas à la hauteur des enjeux’’, ‘’sortir Macron’’, ‘’mairie du 2ème’’ et ‘’faire voir la réalité du vide’’ »1 ?
L’audience publique au Tribunal de Lyon a lieu le 16 septembre 2019. Les deux prévenus y reconnaissent avoir « décroché symboliquement le portrait du président de la République pour réclamer de l’État non des démissions de personnes mais de l’action concrète en faveur du climat ». Avec obstination, ils refusent de dévoiler le lieu où le portrait présidentiel reste caché.
Appelés à la barre par la défense, deux témoins se présentent.
La première est une femme connue : Cécile Duflot, ancienne ministre de l’égalité des Territoires sous la présidence de François Hollande, qui a depuis raccroché les crampons politiques pour s’investir dans la vie associative. Au Tribunal, Cécile Duflot livre les informations suivantes : alors que l’Accord climatique de Paris a été signé en grandes pompes en 2015, la France ne respecte pas ses engagements de réduction de gaz à effet de serre. Et la faute incombe au président de la République, qui détient les pouvoirs nécessaires pour ordonner des mesures ambitieuses en la matière.
Le second témoin se nomme Wolfgang Cramer. À l’audience, ce scientifique en écologie globale rappelle que le réchauffement climatique a déjà commencé, et que tout retard pris pour l’enrayer aura des conséquences catastrophiques pour l’humanité (à commencer par les populations les plus pauvres de la planète).
Finalement, après avoir écouté les arguments des plaignants et de la défense, le Tribunal de Grande Instance de Lyon rend son jugement. Un jugement détonnant, où l’âpreté du verbe juridique devient une ode poétique aux valeurs démocratiques.
Quand la justice chantonne comme Georges Brassens
Premier constat de ce jugement : « le dérèglement climatique est un fait constant qui affecte gravement l’avenir de l’humanité en provoquant des cataclysmes naturels dont les pays les plus pauvres n’auront pas les moyens de se prémunir et en attisant les conflits violents entre les peuples, mais aussi l’avenir de la flore et de la faune en modifiant leurs conditions de vie sans accorder aux espèces le temps d’adaptation requis pour évoluer ». Bref, le Tribunal estime que la cause défendue par les plaignants n’est ni anecdotique ni un pur caprice, mais une question d’intérêt général intrinsèquement lié aux valeurs fondant la démocratie.
Deuxième constat du jugement : « les pièces produites par la défense témoignent » que la France ne met pas en œuvre des mesures suffisantes pour atteindre les objectifs de réduction de gaz à effet de serre qu’elle s’est fixée ; des objectifs qui sont pourtant « sans doute insuffisants mais du moins nécessaires à une limitation supportable pour la vie sur terre, d’un changement climatique inéluctable. » Bref, l’inertie politique est attestée.
Troisième constat du jugement : « face au défaut de respect par l’état d’objectifs pouvant être perçus comme minimaux dans un domaine vital, le mode d’expression des citoyens en pays démocratique ne peut se réduire aux suffrages exprimés lors des échéances électorales mais doit inventer d’autres formes de participation dans le cadre d’un devoir de vigilance critique […] ». Toutefois, la France comptant plus de soixante millions d’habitants, il est évident qu’une rencontre physique et un dialogue concret entre le président et les citoyens est impossible. Fort de ce constat, le Tribunal conclut que le vol pacifiste du portrait présidentiel, dans le but de dénoncer l’inertie gouvernementale face au dérèglement climatique, « loin de se résumer à une simple atteinte à l’objet matériel, doit être interprété comme le substitut nécessaire du dialogue impraticable entre le président de la République et le peuple. »
Finalement, tout bien pesé dans la balance de la justice, le tort matériel subi par la mairie de Lyon est moins préjudiciable à l’intérêt général que l’inaction politique visant à freiner le réchauffement climatique. C’est pourquoi le Tribunal relaxe les prévenus. Pierre et Fanny sont innocentés. Mieux : ils peuvent conserver le tableau volé ! Bien que leur refus de rendre ce portrait symbolisant le pouvoir « n’était certes pas une suite nécessaire au marquage d’une forme d’appel adressé au président de la République, face au danger grave, actuel et imminent » du dérèglement climatique, le Tribunal conçoit que « cette conservation obéit néanmoins à un motif légitime dès lors que l’usage du portrait semble s’être limité à son exhibition au service de la même cause à l’occasion de manifestations publiques, évitant ainsi la multiplication des intrusions dans les locaux municipaux aux fins d’y réitérer les mêmes agissements ».
Pour un peu, on croirait entendre Georges Brassens pardonner en chanson à son cambrioleur tout en l’enjoignant à ne pas recommencer :
« Fort de ce que je n’ai pas sonné les gendarmes,
ne te crois pas du tout tenu de revenir,
ta moindre récidive abolirait le charme,
laisse moi je t’en prie, sur un bon souvenir. »
(Stances à un cambrioleur, 1972).
Une chanson dans laquelle l’homme à la pipe ajoutait ce post-scriptum piquant : « Si le vol est l’art que tu préfères, ta seule vocation, ton unique talent, prends donc pignon sur rue, mets-toi dans les affaires, et tu auras les flics même comme chalands. »
L’Etat à la botte des entreprises :
Un cocktail dangereux pour la santé !
À dire vrai, le poète a bien raison.
Car derrière les mots anodins de commerce, d’industrie ou d’entreprise, se cachent de nos jours de puissantes organisations privées. Or, les plus grands empires marchands planétaires ne se contentent pas – comme le prétend la fable économique – d’acheter et de vendre des marchandises sur le marché. Ces empires marchands font aussi preuve d’une innovation incessante, créant au fil du temps d’innombrables substances et molécules dont certaines (seules ou associées ensemble) s’avèrent toxiques pour la santé. Loin de s’en inquiéter, les empires marchands désirent vendre ces substances toxiques en toute liberté. Et pour y parvenir, ils ont un plan bien rôdé : investir de l’argent et travailler de concert pour tisser des réseaux d’influence au cœur de groupes sociaux déterminants (gouvernements, parlementaires, universitaires, journalistes…). Leur but est double : éviter toute polémique néfaste à leurs intérêts commerciaux, et obtenir le feu vert des autorités pour développer des activités économiques (sic) aux retombées criminelles.
Ainsi, il faut se souvenir de la manière dont Big Tobacco (les principaux producteurs du tabac) a jadis manipulé la science, les médias, le monde politique et l’opinion publique pour taire dans toutes les langues ce qui – grâce à la persévérance de scientifiques indépendants – est aujourd’hui connu de tous : fumer du tabac tue ! Une vérité scientifique établie dès les années 1950, mais que Big Tobacco est parvenu à cacher en investissant des millions de dollars pour financer des études académiques et des recherches « scientifiques » biaisées dans le sens de ses intérêts. Qu’elles soient sérieuses ou bidons2, ces études avaient un but précis : faire croire qu’il existait, au sein de la communauté scientifique, un doute objectif quant à la toxicité du tabac. Par cette orchestration du mensonge, Big Tobacco a gagné un demi-siècle d’impunité pour vendre ses produits – tuant au bas mot cent millions de personnes dans la foulée – sans apeurer ses clients, ni craindre les foudres de législations contraignantes en vue de protéger la santé. Ces régulations ne sont apparues que récemment (dans un nombre limité de pays) sous forme d’interdiction de fumer dans des lieux publics ou le relookage obligatoire des paquets de cigarette (« fumer tue », photos de malades, retrait du logo des marques). Preuve s’il en est que lorsque la volonté politique existe, des régulations sont possibles…
Hélas, cette orchestration du mensonge par des firmes privées n’est pas qu’une musique du passé. Elle s’écrit et s’entend toujours au présent. Pour s’en convaincre, il suffit de suivre les enquêtes minutieuses (comme Lobbytomie ou Les marchands de doute3) démontrant comment les empires marchands contemporains continuent d’appliquer, en les améliorant si possible, les techniques de manipulation jadis élaborées par Big Tobacco. Dans une multitude de secteurs (agro-industrie, chimie, énergie, alimentation industrielle, pharmacie, numérique), les plus puissantes firmes planétaires travaillent de concert pour manipuler la science, l’opinion publique et le monde politique. Ce qu’ils distillent dans les têtes, c’est la fausse croyance que leurs activités économiques n’ont aucune incidence sur notre santé. Leur propagande est si brillante qu’ils parviennent souvent – ainsi que le dénonce l’ONG Corporate Europe Observatory – à insérer leurs scientifiques-maison au cœur même des institutions publiques, censées évaluer et réguler en toute indépendance la dangerosité de leurs produits !
Agir, pour mieux respirer !
On devrait s’en inquiéter, car les relations consanguines entre pouvoirs publics et monde des affaires sont dommageables pour la démocratie, et toxiques pour notre santé.
Un exemple ?
Prenons la qualité de l’air dans les villes.
On le sait ou on l’ignore, mais beaucoup de particules émises par la circulation automobile entraînent des maladies (pouvant aller de simples allergies à des cancers pulmonaires ou des problèmes cardio-vasculaires). Toutefois, les autorités sont rassurantes : les relevés officiels tendent à montrer que la situation est sous contrôle car, d’après les mesures, il n’y a pas péril en la demeure. Sauf que… les ONG qui ont les moyens d’effectuer leurs propres mesures aboutissent à des résultats inquiétants. Ainsi, Greenpeace a lancé en 2017 une campagne pour mesurer, en Belgique, la qualité de l’air dans des zones particulièrement sensibles (écoles et proches environs). Pour y parvenir, Greenpeace a mis à contribution des volontaires ciblés (directeurs d’écoles, parents d’élèves, habitants du voisinage) en leur demandant d’effectuer des relevés in situ sur la qualité de l’air. À Bruxelles par exemple, l’implication du collectif d’habitants Filter Café a été déterminante. D’après Greenpeace, les résultats enregistrés par son enquête dans six villes wallonnes sont consternants : 60% des participants respireraient un air malsain, et 10 % un air extrêmement malsain !
Entre les relevés officiels et ceux d’ONG environnementales, la pomme de la discorde naît en grande partie de l’emplacement des instruments de mesure… Pour les autorités, tout est fait dans les règles de l’art. À l’inverse, les ONG environnementales déplorent une localisation des appareils de contrôle sur des sites moins pollués que la moyenne, et systématiquement hors des zones où la concentration de la pollution urbaine – et ses prévisibles ravages sur la santé – est extrême. Chacun tenant fermement sur ses positions, l’affaire a tourné au dialogue de sourds pour finir devant les tribunaux. À Bruxelles et Namur notamment, les associations environnementales Client Earth et Greenpeace – appuyées par des citoyens – ont traîné les pouvoirs publics devant la justice.
Les procédures sont évidemment longues, notamment quand un détour est requis par la case européenne (qui édicte les directives en matière de qualité de l’air) pour savoir si les plaintes déposées contre les autorités sont légitimes. Dans un jugement rendu en juin 20194, la Cour de Justice de l’Union européenne a donné raison aux plaignants : oui, les citoyens et les ONG qui le souhaitent ont le droit de contester la manière dont les autorités locales mesurent la qualité de l’air qu’ils respirent quotidiennement.
Là encore, comme dans l’affaire du portrait présidentiel, la justice est belle.
Mais cette victoire procédurière n’est que partielle. Car les procédures judiciaires se poursuivent…
Pour avoir le droit de respirer un air non chargé de particules toxiques, on peut donc imiter Pierre et Fanny. C’est-à-dire quitter son fauteuil, éteindre la télé et se mobiliser. Par exemple, en rejoignant le collectif Filter Café à Bruxelles. Ou en enfourchant son vélo le temps d’une balade groupée pour réclamer du changement dans l’aménagement des villes. Pour dire aux autorités qu’il est urgent de changer de cap, de refinancer les transports communs, d’aménager les routes pour faire davantage de place aux piétons et aux vélos. Qu’il faut arrêter l’hypocrisie de zones « basses émissions » ciblant exclusivement les véhicules de gens modestes (incapables d’acquérir une voiture neuve) pour mieux épargner les SUV énergétivores conduits par des bobos aisés ! Enfin, pour que l’air de demain soit meilleur que celui qu’on respire aujourd’hui, on peut aussi aller sur Internet et signer la pétition portée par différents mouvements associatifs : CleanAirNow.be !
Bruno Poncelet • Mars 2020