Peut-on faire un parallèle avec la catastrophe de Tchernobyl ?
Contaminations, menaces invisibles, confinements, les territoires de l’interdit…
Qu’ont-ils de commun ces lieux désertés, décrétés inhumains, quadrillages urbains vides de sens ? Lieux stigmatisés, porteurs de mort, où rode une menace invisible. Qu’il s’agisse de Prypiat(2), en Ukraine, ville abandonnée, ou de celles que le coronavirus hante. Un chemin inattendu relie ces espaces, dans un étrange silence qui tombe sur ces territoires de l’interdit.
Les laboratoires, le virus, la science, la centrale, ont en commun les notions de mystère, de secret, renforcés par le caractère impalpable de l’atome, ou celui invisible du virus. La centrale atomique appartient ainsi au fabuleux, au mystérieux et à l’incontrôlable. Le virus a droit à une représentation simplifiée, et une personnalisation qui fait de lui un guerrier qui cherche à détruire l’humanité.
Il y aura 34 ans que la catastrophe a eu lieu. Le 26 avril 1986. Mais nous-mêmes ne sommes- nous pas en état de catastrophe ? Alors que la pandémie touche la moitié du monde. En 1986 c’était un nuage toxique qui faisait le tour de la terre, menace invisible pour la santé des populations. A Tchernobyl ce fut la désespérance, la peur de la contamination, la fin d’un monde. Il a fallu fuir, monter dans les bus, les camions militaires, tout laisser derrière soi. La vie s’est arrêtée à Prypiat et dans les villages ukrainiens et biélorusses de la « zone interdite ». Quelques années après dans le cadre de l’aide internationale, l’Unesco a mis en place des programmes de sauvegarde du patrimoine et de soutien à la population, avec des « centres de soutien psychologique ». Qu’est-ce qui nous rapproche actuellement, qu’est-ce qui peut y avoir de commun entre ceux qui ont dû fuir à tout jamais et ceux qui sont confinés, qui doivent aussi s’en remettre aux autorités pour leur sauvegarde. Je ressors quelques carnets de terrain de cette époque.
Carnets – Avril 1994- Slavutich
Centre de réhabilitation psychologique. Soirée animée par la psychologue Natalia, traducteur Sergueï. Notes de réunion Groupe de parole inter-âges de 10 personnes dont 2 vétérans et 1 liquidateur(3), 3 filles et 2 garçons d’une dizaine d’années dessinent dans un coin de la salle.
C’est un adolescent en rupture de bans qui prend la parole. Il habite à Slavoutich, il sait qu’ayant été élevé dans la ville reconstruite il a bénéficié de conditions de vie meilleures que celles offertes par d’autres villes(4). Mais la proximité de la centrale est vécue comme mortifère par tous, dit-il dans son langage, « même par mes parents ». Une femme de 30 ans : « je ne crois pas à l’affichage continuel de mesures de pollution sur les panneaux ». Une femme de 47 ans, ouvrière : « J’ai peur de voir se fermer la centrale, avec tout ce que cela veut dire comme privations, il faudra alors vivre comme tous les sans travail, dans la peur du lendemain et dans l’inconfort ». « Mon père est technicien, j’ai peur aussi », dit l’adolescent. L’amertume de ses parents qui ont dû quitter leur cadre de vie, qui se sentent stigmatisés par l’accident nucléaire et qui craignent d’être réduits au chômage. La perspective économique faite de récession, la fin des croyances dans un système susceptible d’organiser les lendemains les mettent dans un état de vulnérabilité importante.
Et puis une petite fille vient nous montrer son dessin : la feuille est partagée en deux, par un barbelé auquel est accroché un symbole du danger nucléaire ; sa maison avec des fleurs et des jolies couleurs est entourée par un barbelé. Elle dit : « c’est ma maison d’avant ». Alors on parle vraiment : j’ai peur la nuit, j’ai tout perdu, je suis tellement triste, la centrale me fait peur, ma fille crie la nuit, le grand père répète sans arrêt quand on est montés dans le camion, je voudrais que ça n’ai jamais eu lieu. Et il y a des larmes aussi. Et les enfants apportent leurs dessins, avec les maisons d’avant, pleines de fleurs et de papillons. Les conflits avec la génération précédente sont alors insurmontables, chacun se murant dans l’hostilité et le silence. Chez les jeunes et chez leurs parents on voit se mettre en place beaucoup de conduites addictives, et le jeune en rupture choisit ou croit choisir le territoire contaminé comme refuge ; la transgression consiste à retourner sur le lieu de l’interdit.
Pendant cette soirée ils parlent du malheur, qui a brisé les vies, le rêve du progrès, la fierté du travail et de la compétence, le technicien du nucléaire comme emblématique d’un homme nouveau dans une société de progrès. Un territoire infamant. La peur que l’on a de mettre en danger la santé de ses enfants, la culpabilité même.
Carnets, avril 1994, un village de Biélorussie
Pour celle-ci, entre rester ou partir, elle a choisi de rester, car ici elle pouvait survivre, avec ses poules et son jardin. Ses enfants sont partis, mais elle craint pour leur santé, même si on affirme qu’ailleurs il n’y a plus de pollution, pour elle c’est aussi pollué qu’ici. Les personnes âgées qui sont revenues chez elles, comme elle, s’occupent de leur jardin, elles ont essayé de retrouver des objets pour remplacer ceux que les pilleurs ont emportés pour les vendre dans d’autres régions. Certaines fois elles ont dû refaire portes et volets, car tout avait été arraché. Elles démolissent d’autres maisons pour récupérer de quoi se chauffer l’hiver.
Elle récuse toutes les mesures, qu’elles lui montrent l’innocuité ou la dangerosité de l’environnement. Elle m’emmène au cimetière, elle pose un bouquet de fleurs sur la tombe de son mari : si je partais qui est- ce qui le ferait ? Dans le village tout est contaminé, tout est interdit, alors il faut bien vivre.
Interdire : le savant et le politique
Sur ce qui peut relier ces deux catastrophes, on retrouve des acteurs communs qui prennent en charge la gestion de crise, seul le savant sait et décrète le permis et l’interdit. Délimite avec ses techniciens le périmètre de l’interdit. La limite du permis. Puis l’autorité, les autorités, s’appuyant sur ces savoirs décideront, décrèteront, feront appliquer les textes, les autorisations, les interdictions, les permissions. La police, la gendarmerie, les gardes de toute nature, l’armée, les porteurs d’uniformes et d’armes, et quelquefois simplement porteurs d’uniformes et d’un carnet de contraventions vont surveiller et sévir. En peu de temps le législateur est allé dans les détails du kilométrage autorisé, des moments où l’on peut sortir, de ce que l’on a le droit de faire, même compter le nombre de baguettes de pain auxquelles un individu peut et doit prétendre. Les amendes tombent. Certains plus énergiques, Rodrigo Dutertre, le président des Philippines ordonne « Tuez- les par balles », pour ce qui est des contrevenants qui oseraient sortir par temps de confinement. « Est-ce bien compris ? Morts. Au lieu de causer des troubles je vous enterrerai » (le 2 avril 2020).
Il est vrai que lorsque l’on traverse ces rues désertes la présence d’un homme en armes n’a rien de rassurant. Mais quand même !
Après Tchernobyl dans les espaces dévastés, abandonnés, qui font crépiter les compteurs Geiger, ce sont les animaux qui sont abattus, comme susceptibles de transporter la contamination. Un camion passe et ramasse les cadavres. Conduit par un liquidateur. Dont la vie est menacée par la contamination.
Territorialisation de l’interdit
Un des points communs entre la zone interdite de Tchernobyl et la ville dont les habitants doivent se confiner concerne la territorialisation de l’interdit. Ces territoires sont mis en place par zonage. L’exclusion est définie selon les critères externes de l’expert. Il s’agit d’un quadrillage spatial, de même nature que les circonscriptions d’action sociale, zones sensibles et autres – périmètres divers de lieux stigmatisés, placés sous la vigilance de spécialistes des sciences humaines ou du travail social.
Ils partagent certaines caractéristiques, ce sont des lieux qui engendrent la peur, des lieux de l’étrange, dans lesquels la fiction de la catastrophe qui a rendu la terre inhabitable par la folie des hommes prend corps.
Ils sont un repoussoir. Gardés comme des places fortes, entourés de barbelés, ou bien coupés d’accès par des chicanes, sur eux s’exerce un contrôle policier. On a ici la mise en scène d’un état sécuritaire qui brutalise les rapports sociaux.
En Ukraine ou en Biélorussie la route qui conduit vers la zone interdite(5) est longée de villages déserts, fantomatiques, dont les habitations détruites sont envahies par la végétation.
Rester-partir
Il s’agit de deux mouvements de nature inverse mais qui ont en commun d’être tous les deux obligatoires. En Ukraine il faut partir, après une période d’hésitation on envoie une colonne de blindés et plus de 1200 autocars pour évacuer la population. Lorsque la pandémie frappe, là encore après un moment d’hésitation, la population est assignée à résidence de façon plus ou moins ferme en fonction des pays. On peut noter que « l’Etat d’urgence sanitaire » décrété en France met entre parenthèses les mécanismes démocratiques qui organisent habituellement la vie sociale. Pour se déplacer il faut être en possession d’une autorisation dérogatoire, concepts nébuleux qui rappellent cependant les époques d’occupation. La bureaucratie retrouve de vieux modèles, on recycle de vieux formulaires.
Intérieur-extérieur
Ce que ces deux situations ont aussi en commun, c’est la relation intérieur–extérieur. L’intérieur c’est la maison, l’appartement, des refuges. L’extérieur c’est la menace de mort, d’une mort portée par une contamination, dans un cas virale, dans l’autre nucléaire. On est dans des situations marquées par un destin obscur qui a d’un coup emprisonné ses personnages, annihilant tout projet, étouffant tout espoir, ils ont été frappés par un sort injuste.
Territoires de l’abandon
Non seulement le zonage détermine les territoires de l’interdit mais aussi frappe d’une désespérance accrue certains lieux. Ainsi en France au cours de la pandémie les EHPAD(6). Dans un premier temps les résidents ont été coupés du monde, sans visite, privés des derniers liens avec leur vie d’avant, d’avec leurs proches. Et puis quelque temps après ils ont été privés de relations à l’intérieur même de l’EHPAD au nom d’une prophylaxie extrême, assignés à résidence dans leur chambre dans laquelle ils doivent aussi prendre leurs repas. Prisonniers, mais quelle peine ont-ils à purger ? Seuls et abandonnés, à quelle vie ont-ils droit et pourquoi ? Les vivants perdent pied, il ne reste que le bateau fantôme, et le fleuve s’appelle Achéron.
La mort, le deuil
La catastrophe comme bouleversement de l’existant, nous sommes dans un Etat d’exception, une parenthèse sanitaire qui rend poreuses les limites entre le permis et l’interdit, entre le désarroi et la décision. Le Rivotril sort du confinement hospitalier, la sédation profonde glisse dans la Cité. La « détresse respiratoire » des patients fait peur, on passe à une « sédation longue ».
Le Covid-19 fait des ravages, et enlève plus de vies que les pompes funèbres ne peuvent en gérer. Dans tous les pays il faut trouver des subterfuges, stocker les morts en attendant de pouvoir les brûler ou les enterrer. Lorsque la ville de Wuhan en Chine a repris des activités, on a vu de longues files devant les funérariums, les familles voulant récupérer les urnes mortuaires. Des esprits curieux ont d’ailleurs fait un bref calcul : compte tenu du nombre d’urnes par funérarium, et de funérariums dans la ville, il y a sans doute bien plus de morts que les autorités chinoises ont voulu le dire. En dehors de cette polémique – quoi qu’elle rejoigne un des points que nous évoquons, à savoir la notion d’incertitude, ici dans le cadre d’un mensonge d’État – nous pouvons constater que cette fonction anthropologique du traitement de la mort par le vivant est un des facteurs communs dans les deux espaces concernés, le ici et maintenant et la zone interdite il y a 34 ans. Nous retrouvons la même nécessité d’un rite à rendre aux disparus, dans l’absurdité du stockage des corps dans les espaces réfrigérés de Rungis ou d’ailleurs. La pandémie bouscule les codes sociaux les funérailles. Ainsi sur la terre contaminée de Biélorussie des personnes âgées sont revenues pour rendre hommage à leurs morts, laissant les jeunes aller s’installer en ville et essayer de refaire leur vie. Eux, les vieux, se consacrent à ce qui est essentiel, le lien avec les disparus, sur une terre qui de ce fait est sacralisée.
L’incertitude
Avec la catastrophe nous rentrons dans l’ère de l’incertitude. Le monde de la science s’estompe, l’incertitude colore nos représentations. Le nucléaire se caractérise par l’incontrôlable et le secret. La pandémie par l’incontrôlable et la propagation mortifère. Les errements des politiques et des scientifiques déstabilisent les populations. Port de masques. Inutilité de cette pratique. Obligation, ça dépend des pays, ça dépend des moments…
La contamination du territoire par le virus, la nucléarisation des terres par le nuage sont dites en langage savant. Un langage commun, pseudo scientifique qui peut masquer le désarroi va s’élaborer. Mais : Becquerel (Bq) – Gray (Gy) – Sievert (Sv) – Curie (Ci) -Rad (rad) -Rem (rem), radioactivité, dose absorbée, effet biologique, quelles équivalences, de quoi parle-t-on ? Le virus aussi est dit en termes de Covid-19, de la famille des coronavirus, cousin du SRAS avec quelque chose à voir avec H1N1, mais encore ? La peur qu’ils inspirent à celui qui n’est pas un expert est peut-être leur dénominateur commun.
A la lisière
Les déviants sont ceux qui s’installent sur le territoire interdit, ceux qui circulent sur les terres du confinement. De nouveaux trafics s’instaurent dans les interstices, de nouvelles composantes délictueuses vont s’établir, A la lisière circule un trafic de drogues ou d’objets volés. Ou de masques et de gel hydroalcoolique.
Le territoire du malheur, le territoire de l’oubli
La zone interdite pourrait devenir le territoire de l’oubli. Les objets contaminés ont été ensevelis, la végétation recouvre les éboulis des maisons abandonnées, dans quelques décennies, on pourrait ne plus savoir qu’il y avait là ville, villages et cultures.
La nature « reprend ses droits », mais il s’agit là d’une étrange nature, comme dans ces tableaux du douanier Rousseau, pour lesquels la végétation revêt un caractère insolite. Cette nature est presque semblable à celle d’avant, plus giboyeuse, profonde, mortifère.
Un bouleversement du temps, le temps qui se fige dans le silence Sans futur, un temps au temps présent. Dans un espace vide de vie, tout au moins d’humains. Ceux qui restent sans autorisation se cachent, le SDF, le réfugié, le zonard, l’exclu, l’oublié, le perdu…
Si un air devait résonner dans cette rue vide ce serait « Sola, perduta, abbandonata(7) », ou le solo de trompette de Gelsomina(8).
Car le caractère commun de ces deux espaces c’est bien d’être cette terre désolée(9), sans vie.
Et ce que l’on partage dans les catastrophes c’est la peur, le trauma, la souffrance.
Psycho-sociologue spécialiste des catastrophes, Marie-Thérèse Neuilly a été consultante pour le programme Unesco – Tchernobyl.
https://reflets.info/articles/un-etrange-silence-2
(1) Sola perduta abbandonata (Manon Lescaut) In landa desolata! Orror! Intorno a me. S’oscura il ciel… Ahimè, son sola! E nel profondo deserto io cado, Strazio crudel. Ah! Solo…
(2) Prypiat, Ukraine, ville nouvelle de l’ex- Union Soviétique, située à 3 kms de la centrale de Tchernobyl, et évacuée en 1986 après l’accident nucléaire.
(3) Les « liquidateurs » sont ceux qui sont intervenus sur le site de l’accident pour en traiter les conséquences. Faiblement équipés et protégés beaucoup ont eu ensuite de graves problèmes de santé.
(4) Car dans la cité reconstruite en 1987-1988, après l’accident de Tchernobyl pour remplacer Prypiat, l’Union Soviétique a réalisé une cité scientifique, moderne et confortable.
(5) Zone interdite après l’accident nucléaire : depuis avril 1986 un territoire de 30 kilomètres de diamètre en Ukraine est complètement fermé ; si pour cette zone il y a eu accord sur la nécessité d’évacuer les 115.000 personnes qui résidaient là, il n’en a pas été de même lorsqu’il a fallu fixer les critères des zones contrôlées qui concernent 7 millions d’habitants.
(6) Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes
(7) Puccini, Manon Lescaut, 1893
(8) In La strada, film de F. Fellini. Musique de Nino Rota 1954
(9) In landa desolata!