Le cercle de la raison sanitaire
« C’est curieux, chez les marins, ce besoin de faire des phrases. » Michel Audiard, Les Tontons flingueurs.
Le pouvoir macroniste recourt, depuis son accession au trône de la monarchie républicaine, à trois stratégies pour déminer le terrain social : le mensonge, l’enfumage et la répression policière. Impossible d’oublier la triste et terrible séquence des gilets jaunes : après avoir nié le caractère foncièrement injuste de la taxe sur les carburants, la répression s’était abattue férocement sur les catégories populaires protestant contre leur déclassement économique et social. Puis vint le temps de l’enfumage avec le Grand monologue dont on attend encore les conclusions et les synthèses promises. Le but de cet exercice, complaisamment relayé par les chaînes d’information continue détenues par les milliardaires français, était de permettre au Président de la République de laisser libre cours à son narcissisme tout en laissant accroire à un homme à l’écoute des Français. On a retrouvé peu ou prou les mêmes ingrédients lors du vaste mouvement contre la casse des retraites. Si la répression fut moins brutale – toutefois, le déploiement d’un nombre impressionnant de policiers le long des cortèges visait à rappeler aux manifestants qu’aucun « débordement » ne serait toléré –, on eut le droit aux mensonges assénés avec un culot cosmique : c’était une « réforme juste et simple », martelait alors le Premier Ministre ; tellement juste et tellement simple que tout le monde avait compris que Black Rock, dont le PDG avait été reçu en grandes pompes à l’Élysée au cours de l’été 2019, se régalait de la perspective de l’accélération de l’appauvrissement des futurs retraités des classes moyennes et populaires, public et privé confondus. Et le pouvoir de rappeler sans cesse qu’il y avait eu une vaste concertation (mot de la novlangue macroniste pour désigner l’enfumage) partout en France sous la houlette de Jean-Paul Delevoye… dont on apprit qu’il nageait dans les eaux troubles des conflits d’intérêts, autre marque distinctive de ce pouvoir.
Pendant ce temps, et alors que la pandémie de Covid-19 commençait à pointer son nez, les hospitaliers qui manifestaient devant le siège du ministère de la Santé et des solidarités étaient gazés… Pour eux, ce fut d’abord la répression, car la ministre de la santé Agnès Buzyn n’en démordait pas : « sa » réforme, étrangement baptisée « Ma santé 2022 », allait porter ses fruits. Il fallait aux soignants continuer à patienter et serrer les dents. Face à la menace de la convergence des mouvements sociaux, elle daigna concéder aux soignants une prime misérable, perçue à juste titre comme une aumône et une offense. Surgit alors la pandémie de Covid-19 et sa sarabande de grossiers mensonges cherchant à dissimuler l’impréparation coupable des pouvoirs publics, avant l’embastillement de la majorité de la population. Faute de masques, de tests, il n’avait pas d’autre choix. On en profita pour faire passer, à grands coups d’ordonnances, un État d’urgence sanitaire liberticide et l’ultime détricotage de ce que qui reste du droit du travail. Plus besoin de répression : les manifestants potentiels étaient incarcérés chez eux.
L’état de béatitude qu’a dû alors éprouver l’exécutif qui bénéficiait de facto des quasi-pleins pouvoirs devait forcément finir. Avec le déconfinement, la menace de reprise des mouvements sociaux est réelle. Certes, le Président de la République a déclaré vouloir « se réinventer ». Certes, la casse des retraites est – provisoirement – remisée au placard. Certes, les rassemblements de plus de dix personnes sont interdits. Certes, depuis trois ans maintenant, nous sommes habitués à voir l’espace public saturé de policiers. Mais, avec les Français et leur goût des révolutions, on ne sait jamais…
Aussitôt déconfinés, les soignants, premiers de corvée héroïques, ont recommencé leurs protestations. Difficile de leur envoyer à nouveau la troupe et les gaz lacrymogènes étant donné le soutien massif qu’ils ont reçu alors qu’ils étaient en première ligne dans la lutte contre la pandémie. Il fallait donc trouver un autre type d’enfumage… Car l’agenda de Macron était déjà arrêté : un plan hôpital, présenté comme « massif » (sic), était prévu en septembre. Mais que faire en attendant pour répondre à l’urgence de soignants qui n’en peuvent mais ? Une nouvelle « concertation » pardi ! Comme le Grand Monologue, comme la concertation pour les retraites…
Ainsi, en visite à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière, foyer de la contestation hospitalière, le Président de la République a annoncé la tenue dans les plus brefs délais d’un « Ségur de la santé », histoire de tenir jusqu’aux vacances d’été. Et l’analyse, même superficielle, de ce « Ségur », commencé le 25 mai 2020, va donner la mesure du degré de « réinvention » d’Emmanuel Macron.
Première réunion, grand moment de communication, avec un discours fleuve d’Édouard Philippe devant 300 personnes présentes par visio-conférence. Première déception des participants qui auraient dû s’y attendre puisque le couple exécutif avait déclaré qu’il convenait certainement de revoir la « stratégie » mais certainement pas le cap. Édouard Philippe l’a à nouveau répété. Les grandes lignes de la réforme Buzyn sont confirmées, notamment pour ce qui est de la tarification à l’activité, si décriée par les soignants et nombre d’experts. L’objectif est de baisser la part de la T2A à 50 % du financement des établissements, soit exactement l’engagement de Macron pendant la campagne électorale. L’État renouvelle son engagement à reprendre un tiers de la dette des hôpitaux. Pourquoi seulement un tiers, étant donné que cette dette est très largement due au sous-financement chronique des hôpitaux depuis plus de dix ans ? On ne le saura pas. Mais on le devine : la dette est un rapport politique, ou de pouvoir, avant d’être un sujet économique. Ne reprendre que partiellement la dette permet de conserver l’épée de Damoclès sur les directions hospitalières et, partant, sur les personnels, afin de leur faire accepter les incontournables « restructurations ». On lira à ce propos l’excellente interview de l’économiste de la santé Brigitte Dormont : https://blogs.alternatives-economiques.fr/rcerevue/2020/05/31/les-crises-de-l-hopital-public-entretien-avec-brigitte-dormont
Surtout l’agenda de ce « Ségur » est très restrictif. Appeler « Ségur de la santé » une concertation portant sur le seul hôpital public est déjà un abus de langage, mais pas seulement : c’est aussi une faute logique. En effet, les causes de la crise hospitalière sont d’abord à rechercher en amont et en aval des hôpitaux publics. En amont, la désorganisation de la médecine de ville – déserts médicaux, banalisation des dépassements d’honoraires – pousse la France périphérique vers les services d’urgence. De même, en aval, la sous-médicalisation – sur lequel le Covid-19 a jeté une lumière crue – des établissements médico-sociaux et des EHPAD conduit les personnes âgées malades vers… les brancards des services d’urgence. C’est la raison pour laquelle le mouvement de protestation est parti… des services d’urgences toujours. Les paramédicaux de ces derniers – j’insiste : les paramédicaux : infirmières, aides-soignantes – ont créé le Collectif Inter-Urgences (CIU), rejoint peu après par le Collectif Inter-blocs puis le Collectif Inter-hôpitaux (CIH), rassemblant pour l’essentiel des médecins des hôpitaux parisiens (mais pas seulement). Nous y reviendrons dans quelques instants.
De même, est exclu de l’agenda du bien mal nommé « Ségur de la Santé » toute discussion sur le niveau de l’Objectif National des dépenses d’Assurance Maladie (Ondam), soit, grosso modo, le budget dédié au système de santé. Il s’agit là d’un sujet sérieux, réservé à la seule technostructure de Bercy et son appendice au ministère de la Santé, la direction de la sécurité sociale. Il est affirmé que le taux de progression de l’Ondam sera augmenté, mais de combien ? Mystère.
Cependant, il faut à l’exécutif concéder à l’urgence salariale et à la demande de revalorisation des carrières. Et pour cela qui de mieux que l’insubmersible Nicole Notat, qui restera dans l’histoire syndicale comme la dirigeante de la CFDT qui avait rallié le « Plan Juppé » en 1995, quand toute la France défilait contre. Précisons : Nicole Notat, flanquée de trois inspecteurs généraux des affaires sociales dont on devine les accointances avec le pouvoir. Et comme il s’agit de discuter de la rémunération des paramédicaux, autant le faire… sans eux !! En effet, Olivier Véran, sur ordre de l’Élysée, n’a pas souhaité que les organisations représentant cette catégorie de personnels soient présentes ! Exit donc le Collectif inter-urgences et le collectif inter-blocs et nombre des syndicats de ces professions. Le comble puisque ce sont les paramédicaux qui ont lancé la fronde avant d’être rejoints par les médecins ! De la même manière, les syndicats de salariés ont été marginalisés. Là encore, exit les contestataires. La CGT et FO, les deux syndicats arrivés en tête des élections professionnelles se sont fendu de communiqués dépités et scandalisés. Ils ont été rejoints récemment par Sud, proche du CIH. Si ça n’est pas du mépris de classe, cela y ressemble beaucoup.
La grand-messe inaugurale a donc connu une sévère cure d’amaigrissement, puisque de 300 personnes, on est passé à 40, essentiellement des institutionnels (directeurs d’ARS, directeurs d’hôpital, représentants de l’Ordre des médecins, etc.), auxquels viennent s’adjoindre deux médecins du Collectif Inter-Hôpitaux. Bref : on va discuter entre gens « convenables » et « raisonnables » et on imagine déjà l’audace des propositions qui vont ressortir de ce « machin » technocratique et élitiste, bien à l’image d’Emmanuel Macron. Une resucée du « Cercle de la Raison », cher à Alain Minc, que connaît si bien Nicole Notat, ancienne présidente du Siècle, ce cercle interlope pour happy few (grands patrons, syndicalistes affidés, journalistes et éditorialistes, intellectuels de cour, etc.). On ne peut que regretter que le CIH ait accepté sans broncher que ses alliés de l’hiver 2019 soient sortis du tour de table. On regrettera aussi qu’il ait traité les syndicats ouvriers comme des pestiférés. Mais il ne faut pas s’y tromper. Dans ce « Ségur », on va parler, parler, parler… pour gagner du temps. C’est l’objectif. Si le gouvernement voulait agir, il le ferait. Il existe en effet des dizaines de rapports officiels, des centaines de livres et d’articles qui ont déjà fait l’analyse du mal sanitaire français et avancé moultes propositions. Il était inutile de mettre sur pied un nouveau « Ségur » pour réaffirmer ce que tout le monde sait.
Au lieu de cela, on apprenait très récemment que le médecin référent du CIH au CHU de Grenoble s’est vu refuser sa nomination comme praticien hospitalier pour s’être « chamaillé » – comme le dit avec sa condescendance coutumière Emmanuel Macron – avec la direction de l’établissement. Il ne faudrait quand même pas que les premiers de corvée s’imaginent déjà chefs.
On l’aura compris, il n’y a rien à attendre de ce nouveau bidule, pour parler comme de Gaulle. Il s’inscrit dans la longue suite d’enfumages dont ce pouvoir est coutumier. Seul le rapport de force politique et syndical poussera la technostructure déguisée en politique à « se réinventer ». La journée de grève du 16 juin 2020 sera à cet égard une première étape.
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