Un dossier de Libération
Deux extraits
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Mathilde Szuba : «Il faut réguler politiquement l’ensemble de la consommation à des fins de justice»
L’enseignante-chercheuse Mathilde Szuba défend l’idée d’imposer le rationnement pour organiser le partage et protéger les plus fragiles.
> > Mathilde Szuba est maître de conférences en sciences politiques à Sciences-Po Lille et membre de l’institut Momentum, laboratoire d’idées français consacré aux enjeux de l’Anthropocène.
Vous travaillez sur la notion de rationnement. De quoi s’agit-il ?
> > C’est une réponse collective à la pénurie pour protéger les plus fragiles en organisant le partage, quand un produit de première nécessité vient à manquer. Rationner, cela veut dire empêcher certains de surconsommer pour s’assurer que tout le monde puisse en avoir un minimum. Ce n’est pas punir les gens en les privant, c’est s’assurer que chacun puisse avoir une quantité minimale d’un produit nécessaire. Pour cela, il faut forcément réguler l’ensemble de la consommation et la surconsommation. C’est une intervention du politique, donc du collectif, dans l’économie, à des fins de justice.
Vous auriez un exemple de rationnement mis en place ?
> > Dans la mémoire collective française, les histoires de rationnement les plus vives remontent à la Seconde Guerre mondiale. Ce fut une expérience très dure de privations pour la plupart, vécue comme injuste puisque la pénurie alimentaire était liée certes à l’effort de guerre qui concentrait les forces productives, mais aussi aux réquisitions organisées au profit de l’Allemagne. A la même période cependant, le rationnement est vécu en Grande-Bretagne comme un moyen de s’organiser collectivement pour faire face à l’ennemi allemand, on parle de «pulling together», l’idée de se serrer les coudes. Plus récemment, on en a un autre exemple au moment du choc pétrolier de 1973 avec le rationnement du pétrole aux Pays-Bas.
> > A Cuba, il y a un rationnement depuis les années 60 pour certains produits alimentaires de base : le sucre, le riz, les haricots et la viande peuvent s’acheter dans un magasin d’Etat avec un carnet qui donne droit à quelques kilos de ces produits à tarif subventionné. Pour en acheter plus, il faut aller sur le marché libre, où ce sera plus cher. Ce système permet de s’assurer que chacun a accès à un minimum de produits de base à des tarifs accessibles. Encore plus récemment, dans les années 90, des chercheurs britanniques ont conçu l’idée d’une carte carbone : chacun aurait une quantité limitée de crédits d’énergie pour ses pleins d’essence, ses billets d’avion, l’énergie de sa maison… Cela a été envisagé sérieusement au ministère de l’Environnement dans les années 2000, sous les gouvernements Blair et Brown. Il y a eu plusieurs études de faisabilité, mais la crise de 2008 a mis fin aux discussions.
On peut imaginer que de tels scénarios soient mis en place à l’avenir ?
> > Je m’intéresse à cette question car je considère qu’on va au-devant de situations de crises dans lesquelles on sera certainement très intéressés par ces possibilités d’organisation du partage. Que ce soit parce qu’on manquera de quelque chose, comme d’eau ou d’énergie, ou pour organiser volontairement l’autolimitation des consommations. En France, nous nous sommes engagés à diviser par quatre nos émissions de gaz à effet de serre, voire à atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050. Bien sûr, le secteur économique est responsable de la plupart des émissions, mais un effort de réduction aussi conséquent ne pourra pas se faire sans que la population y contribue aussi. Alors comment va-t-on s’y prendre ?
Les politiques publiques doivent-elles s’organiser en fonction de la finitude des ressources ?
> > Je n’ai pas l’impression qu’il y ait des signes pour aller dans cette direction actuellement mais d’un point de vue écologique, ce serait essentiel. Il faudrait inscrire la finitude des ressources comme architecture de notre fonctionnement économique et social. On peut donc choisir de limiter l’utilisation des ressources pour anticiper et éviter les crises. Mais il est plus probable que la prochaine fois qu’on fera du rationnement, ce sera en catastrophe, en réaction à dans une crise énorme et pressante, et reconnue comme telle.
Vous dites qu’il faut «politiser l’enjeu du partage»…
> > La crise écologique est un problème de surconsommation des sociétés industrielles. Dans ce contexte, elle doit conduire à un partage des efforts d’autolimitation et de sobriété. On a bien compris la précarité énergétique, l’injustice que cela représente pour les plus fragiles. Mais les enjeux de justice, c’est aussi voir de l’autre côté du gradient ceux qui surconsomment de manière incontrôlée et font du tort à l’ensemble de la société. Or l’indicateur le plus prédictif des émissions de gaz à effet de serre d’une personne, c’est son revenu : plus les gens gagnent de l’argent, plus ils émettent des gaz à effet de serre. Politiser le partage, c’est se rendre compte que les politiques publiques ne doivent pas seulement protéger les plus faibles, mais aussi faire en sorte que les gros consommateurs soient limités dans leur consommation, car ce sont des dangers publics.
Ces limites imposées réveillent très vite le spectre d’une «dictature verte»…
> > La «dictature verte» est vraiment un fantasme. L’écologie est une des idéologies les plus attachées à la démocratie et ces décisions sont impossibles à prendre sans le consentement de la population. Par ailleurs, contrainte ne veut pas dire dictature : on accepte sans problème certaines contraintes, comme l’instruction obligatoire jusqu’à 16 ans, car on estime que c’est légitime pour le bien de la société. Il serait temps qu’on perçoive le climat comme un enjeu d’intérêt général et même de survie. Pendant une courte période de l’histoire, on a pris l’habitude d’être les rois du pétrole, donc il est certain qu’on va devoir passer par une période de sevrage.
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Tourisme : «La sobriété passe par une forme de relocalisation de notre temps libre»
Pour le sociologue Rodolphe Christin, le tourisme a «liquidé l’aspect exceptionnel du voyage en le banalisant». Sa mise à l’arrêt contrainte peut être l’occasion de repenser ce modèle.
Le sociologue Rodolphe Christin, auteur notamment de Manuel de l’antitourisme (Ecosociété, 2017) et de La vraie vie est ici – Voyager encore ? (Ecosociété, 2020), dénonce depuis plusieurs années les ravages du tourisme. Il appelle à (re)trouver le goût du voyage, celui du temps long, de la sobriété et de l’émerveillement, ailleurs, mais aussi près de chez soi.
En quoi le tourisme vous paraît-il dévastateur ?
> > Il contribue à artificialiser les territoires, de manière à accueillir le plus de personnes possible. La création d’infrastructures routières et d’hébergements transforme les territoires en galeries commerciales à ciel ouvert. Aucune latitude ni aucune longitude n’y échappe aujourd’hui.
> > Cela mène à une standardisation du monde. Car pour pouvoir accueillir les touristes dans des conditions optimales de confort, de sécurité psychique, l’industrie touristique applique une sorte de «démarche qualité universelle» qui crée des standards d’accueil très similaires où que l’on se trouve sur la planète.
> > A mon sens, le tourisme est un laboratoire de l’anthropocène, de cette époque dans laquelle nous serions entrés, marquée par l’influence humaine sur son environnement. Plus cette industrie crée des mondes de synthèse, des bulles organisées comme des espèces de paradis où vous êtes bien accueillis, où on vous sert, où on vous permet d’oublier le reste du monde, plus elle devient emblématique de cet anthropocène, c’est-à-dire d’un monde sous contrôle.
Avec la crise sanitaire, cette industrie est aujourd’hui quasiment à l’arrêt. N’est-ce pas l’occasion de repenser le tourisme ?
> > Pour moi, c’est même une occasion de sortir du capitalisme, le tourisme étant le pur produit de celui-ci. Le tourisme fait système, il est au cœur de toutes les problématiques liées au capitalisme, à l’expansion tous azimuts de l’économie de marché. Lorsqu’il devient très important pour un territoire, il a tendance à mettre sous sa dépendance tous les autres secteurs d’activité, toute l’économie locale : l’hébergement, la restauration, les travaux publics, les transports, le petit commerce, même l’artisanat, le plombier qui intervient pour réparer les conduites dans les hôtels… Du coup, dans ces régions qui en sont dépendantes, quand le tourisme s’arrête, énormément d’activités en pâtissent. Avec la pandémie de Covid-19, on a vu cela à l’échelle de la planète.
> > Donc oui, puisque cette pandémie le remet en cause, c’est sans doute le moment de repenser le tourisme. Mais la politique actuelle du gouvernement serait plutôt de refaire démarrer la machine «comme avant». Il est de bon ton de critiquer les industries qui polluent, qui sentent mauvais et font du bruit. Mais qu’on soit de gauche ou de droite, l’industrie touristique bénéficie d’un statut un peu particulier, préservé, et la critiquer ne va toujours pas vraiment de soi.
Vers quoi faudrait-il tendre ?
> > Vers une sobriété dans nos déplacements. C’est-à-dire se déplacer moins souvent, mais plus longtemps, de manière à ce que le voyage (re)devienne une expérience rare donc exceptionnelle, initiatique, avec un «avant» et un «après», d’où l’on revient un peu chamboulé. Cela suppose aussi de se déplacer plus lentement, en utilisant des moyens de locomotion le moins aménageur de territoires possible et le moins consommateur d’énergies fossiles possible. Mais la sobriété reste une notion relative. Prenons le vélo : on voit beaucoup de voies vertes se mettre en place, avec une offre très particulière destinée au voyage à vélo. Cependant, le cyclotouriste dépense plus que la moyenne, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Donc si tous les gens qui pratiquent le tourisme se mettaient à faire du vélo, cela ne réduirait pas la marchandisation du monde.
> > Le point de départ est de réfléchir aux raisons pour lesquelles on a autant besoin de se déplacer. Ne pourrait-on pas organiser la décroissance de cette espèce de conformisme lié au fait de partir en vacances dès qu’on a un peu de temps libre ?
Peut-on aussi voyager près de chez soi, voire en soi, sur place ?
> > Oui. C’est pour cela que mon dernier livre s’appelle La vraie vie est ici : c’est une invitation à regarder le monde autour de soi et à le redécouvrir. Beaucoup de gens, pendant le confinement, ont retrouvé le silence en ville, ont pu entendre les oiseaux…
> > Une certaine sobriété passerait donc aussi par une forme de relocalisation de notre temps libre : que signifie celui-ci, est-on obligé de le coloniser avec des activités ? S’ennuyer, contempler… La vacance, au singulier, permet de réfléchir, penser, créer. Notre société valorise l’activité : l’individu dynamique est quelqu’un qui bouge tout le temps. Mais on pourrait aussi valoriser le fait de savoir s’asseoir sous un arbre pour regarder le monde, y compris peut-être pour le critiquer et faire d’autres propositions. Cela veut dire qu’il y a aussi une dimension politique derrière tout cela. Une autre manière de considérer l’ici. Quand le confinement a été annoncé, 17% des Parisiens ont quitté la capitale. C’est significatif de quelque chose. L’ailleurs est constamment représenté sous des formes paradisiaques alors que l’ici serait le lieu de la peine et du labeur. N’y aurait-il pas une autre manière d’organiser l’existence pour que ce soit moins le cas ?
Nous avons toujours eu la bougeotte, un désir d’ailleurs, d’évasion. «La tentation du voyage est enracinée en nous», écrivez-vous dans votre dernier livre…
> > Je ne remets pas en cause le voyage, c’est une expérience importante. Beaucoup de voyageurs, comme Jack Kerouac, ont même pratiqué le voyage comme un acte de subversion. C’était une forme de contre-culture, on allait voir et trouver ailleurs des choses qu’on n’avait pas chez soi, on allait trouver d’autres façons de vivre, un rapport à la nature plus intense, chez des populations qui le vivaient encore. Aujourd’hui, tout cela est remis en cause car les peuples qui vivaient autrement sont de moins en moins nombreux, donc l’altérité culturelle qui était au bout de la route devient de plus en plus difficile à trouver. En le massifiant, en le rendant conforme à l’air du temps, et contribue à l’uniformisation des cultures.
Si le tourisme venait à s’écrouler durablement, que pourrait-on imaginer pour les territoires qui en étaient devenus dépendants ? Il y a des emplois en jeu, des familles… Comment penser l’après ?
> > Je conçois tout à fait qu’avec la crise, les élus et décideurs se posent la question de sauver ce qui est encore sauvable. C’est de la gestion à court terme. Par contre, l’idée de repartir comme avant ou d’essayer de le faire me paraît problématique : à un moment, il va falloir réfléchir, élaborer une stratégie. Gouverner, c’est prévoir, dit-on. C’est-à-dire organiser une transition vers autre chose, un autre modèle de société. Il s’agit d’une vraie question politique : quelles sont les activités qui nous paraissent intéressantes à garder, à développer, ou pas. Cela devrait faire l’objet d’une délibération démocratique, citoyenne. Les solutions seront locales, dépendront au moins partiellement de chaque territoire, car les ressources de la Corse ne sont pas les mêmes que celles du nord de la France. Chacun peut et doit mener une réflexion individuelle, se demander s’il est bien raisonnable de partir un week-end en avion à l’autre bout du monde. Mais cela ne suffira pas. La sobriété, c’est aussi une organisation collective, donc la question politique, au sens de la gestion des affaires communes, doit être forcément posée.
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