Lettre à Onfray
Mon vieil Onfray… Désolé pour le ton familier, mais il parait que tu serais anar’, donc entre camarades, pas de chichis. « Anarchiste proudhonien » et « français », tu dis. Et ton pote Stéphane Simon, producteurs d’émissions réacs, serait, lui, un « anarchiste de droite ». Cependant, vu tes prises de position, j’ai quand même envie de te demander : l’anarchie, tu sais ce que c’est ?
Alors, pour être clair, je suis anar mais, comme je l’ai déjà dit il y a peu à un de tes fans transits tellement amoureux de la liberté qu’ils refusent aux autres le droit de croire en autre chose que ce qu’ils pensent, je ne suis pas expert ès anarchisme ni rien dans ce goût-là. L’anarchie n’appartient à rien ni personne, s’en réclame qui veut, et il n’existe pas d’estampille « validé par l’AA –Académie Anarchiste ».
Cependant, ça ne m’empêche pas d’avoir une opinion sur ceux qui s’en réclament, et sur ce qu’ils mettent dedans. Et pour le coup, mon vieux Michel, fort est de le constater : tu y fous n’importe quoi, dans ton anarchie. Alors ça déborde et ça fait pas propre –et comme tu aimes bien les médias et qu’ils te le rendent bien, ça s’étale un peu partout.
Bon, c’est pas comme si tu n’étais pas depuis longtemps un adepte des coups fumeux. Entre ton université « populaire » pour cadres sup’ à la retraite tournant à grands jets de subventions publiques et tes bouquins délirants et truffés d’erreurs grossières même pas au niveau d’une dissert’ de collégien pas finaud, où tu affirmes, pêle-mêle et dans la joie, que les musulmans sont tous des terroristes en puissance, que Jésus et Hitler, même combat, que Freud était un antisémite pédophile ou encore que Guyau, modeste philosophe du XIXème injustement tombé dans l’oubli, était un précurseur du nazisme (oui, tu aimes bien les nazis, tu en mets un peu partout, c’est ton côté série Z), bref entre tout ça, ajouté à une prolixité médiatique désolante, qui t’a vu dire au moins une connerie sur à peu près tous les sujets –j’ai notamment beaucoup aimé ta suggestion de « gestion libertaire du capitalisme »-, le moins qu’on puisse dire est que tu ne nous avais pas habitué au mieux.
Mais, bravo ! Tu as quand même trouvé moyen de faire encore pire : tu as un créé un bidule avec tes potes fachos, et tu as appelé ça « Front Populaire ». Carrément. Une vraie revue du peuple garanti 100% sans bobo-gauchos du « milieu parisien » (tu sais, ce milieu dont fait partie ton grand ami Franz-Olivier Giesbert, et auquel tu dois ta fortune médiatique grâce au soutien de BHL et Enthoven), et qui aborde les VRAIES questions, celles qui préoccupent le VRAI peuple que vous connaissez si bien : l’islam, les frontières, la sécurité, l’ordre, l’islam, le racisme anti-blanc, les « quartiers perdus de la République », l’islam, et la critique légitime d’un « communautarisme racialiste qui a choisi pour ennemi le mâle blanc hétérosexuel », parce que franchement c’est bien connu, le peuple n’a que ça en tête, moi le peuple j’en suis, et sur les chantiers et dans les p’tits bars c’est bien simple les gens ne parlent que de ça –parce qu’en fait les vrais gens, c’est Pascal Praud.
Bon, le problème, c’est que ton machin fait tellement tiep (ben oui je parle peuple, je suis pas de Saint-Germain moi, tout comme toi) que même le Monde, pourtant pas le plus dégourdi des journaux, s’est rendu compte que quelque chose tournait pas rond : « Débattre du souverainisme en 2020 avec Jean-Pierre Chevènement et Philippe de Villiers. L’affiche poussiéreuse pourrait presque faire sourire ». « Presque » ? : mais non, on se bidonne franchement, un tel plateau, même Minute l’aurait trouvé un peu too much. Je me demande de quoi ces deux-là vont parler tiens : d’islam, d’islam, ou des ravages de la consanguinité en Vendée royaliste ?
Et il y a un autre problème : c’est que malgré un assortiment de futurs chroniqueurs à faire passer là rédac’ de Valeurs Actuelle pour une cellule clandestine des Blacks Panthers, tu continues à te dire anarchiste.
Et moi, petit prolo anar de province, ça me fait tout de même un peu chier que la seule personnalité médiatique représentant l’anarchisme, ça soit toi. Parce que c’est un peu comme si François Hollande était devenu la figure de proue du socialisme –attendez, on me souffle quelque chose à l’oreillette…
Et parce que j’ai l’impression que tu n’as pas tout compris dans l’anarchisme. Voire même, que tu n’y as rien compris du tout, et qu’en fait, tu n’as lu que Proudhon, qui non seulement était antisémite et misogyne, mais en plus ne représente, malgré son génie indiscutable, qu’une toute petite partie d’un vaste courant éthique et pratique, encore vivace aujourd’hui un peu partout dans le monde.
C’est quoi, l’anarchie, selon moi –et selon pas mal d’autres aussi ? Je vais te la faire simple : c’est une pensée antiautoritaire.
Parce que nous partons du principe que c’est l’entraide, pour reprendre le titre du livre que Kropotkine (que tu n’as sans doute pas lu, puisque tu es anarchiste « français ») qui est à la racine de l’évolution non seulement du vivant, mais aussi des sociétés humaines, nous considérons que ces sociétés humaines doivent correspondre à ce principe : et donc, tendre vers l’horizontalité. Autonomie, autogestion, tout ça, j’espère que ça au moins tu connais, sinon ton cas est plus grave encore que je ne le pensais.
Mais il y a plus. Avec Murray Bookchin, l’un de nos plus grands penseurs contemporains (qui affirmait : « Les mouvements féministes, écologistes et communalistes doivent créer des communautés humaines décentralisées adaptées à leurs écosystèmes. Ils doivent démocratiser les villages et les villes, les confédérer, et créer un contre-pouvoir face à l’État »), que tu n’as sans doute pas lu non plus parce que tu es anarchiste « français », et qui est l’inspirateur du Rojava autonome, nous considérons que la domination de la nature par l’homme découle de la domination de l’homme par l’homme. Pour cesser de détruire la nature, il faut donc cesser, pour nous, dans un même processus, toutes formes de dominations illégitimes : sur les minorités raciales, sexuelles, sur les femmes…
Tu saisis où je veux en venir, camarade ?
Nous autres anar’, on ne hiérarchise rien. Et comme nous ne hiérarchisons pas les « races », nous sommes antiracistes. Comme nous ne hiérarchisons par les travailleurs et travailleuses, nous sommes anticapitalistes. Comme nous ne hiérarchisons pas les genres, nous sommes antisexistes. Comme nous ne hiérarchisons pas les espèces, nous sommes antispécistes. Comme nous ne hiérarchisons pas les peuples, nous sommes internationalistes et no borders. Comme nous ne hiérarchisons pas le vivant, nous sommes écologistes.
A toi de voir si tu coches une seule de ces cases. Je crains que non. Par contre, le qualificatif « facho » te va comme un gant. Toi qui aime bien, en bon philosophe, que les choses soient correctement nommées, n’hésite pas à l’utiliser.
L’anarchie, mon vieux Michel, ce n’est pas un truc dont on se réclame parce que ça fait classe dans les salons et que, soigneusement évidé et transformé en espèce de mysticisme low-cost pour bourgeois ennuyé désireux d’épicer un peu sa tisane du dimanche, ça fait vendre des brouettes de livres mal écrits. Ça, ça fait longtemps que ça existe, et on appelle ça du dandysme subversif à deux balles.
L’anarchisme, c’est une lutte. Qui se construit, partout dans le monde, dans les quartier rendus autonomes à la faveur d’une émeute, dans les rues emplies de gaz lacrymo où l’on court, gilet jaune à la main, traqués par les voltigeurs des Brav-M, dans les ZAD, dans les collectifs et associations, dans les concerts de punk, dans les Zones d’Autonomie Temporaire, dans les villages autogérés, dans les communes libres, chez les Indigènes en lutte…
Bref : partout où tu n’as jamais foutu les pieds, camarade Michel. Il faut dire, tu y aurais sali tes pompes, et ça fait mauvais genre dans les cocktails.
Il y a quelques années, un article du Diplo, sous la plume de Jean-Pierre Garnier, te qualifiait de « dernier nouveau philosophe » et t’exécutait ainsi : « On l’aura compris : pour cet anarchiste couronné qui n’a pas craint d’aller « dialoguer » place Beauvau sur l’existence de Dieu et la différence entre le bien et le mal avec un ministre de la police […] ce terme de « libertaire » perverti n’est plus qu’un colifichet langagier. C’est de l’ordre tout court qu’Onfray est devenu le suppôt ».
L’ordre sans le pouvoir, c’est comme ça que Proudhon qualifiait l’anarchisme. Mais toi, tu veux reconstruire l’ordre moral fantasmé du peuple « old school » (je reprends ton expression, elle est si conne que ça en est jouissif) avec une bande de tocards conservateurs opportunistes avides de pouvoir.
Ouais, vraiment, je crois que t’as pas tout compris, camarade.
Salutations libertaires quand même. Comme diraient Sacco & Vanzetti, nous les anars, « La seule vengeance qui [nous] apaiserait, c’est l’avènement de la liberté, la grande délivrance qui profiterait à nos amis et aussi à nos ennemis. Tous » –et donc à toi aussi…
Blog de Macko Dràgàn sur mediapart
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Le doc sur l’anarchie que j’ai coréalisé est visible ici :
https://www.youtube.com/watch?v=MvFTba7hp
L’un de mes papiers pour en savoir plus sur l’anarchisme :
https://blogs.mediapart.fr/macko-dragan/blog
Quelques articles pour aller plus loin :
https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/
https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/05/19/av
Et bien sûr les chouettes articles récents de Médiapart :
https://www.mediapart.fr/journal/france/180620/onfray-un-p
https://www.mediapart.fr/journal/france/180620/stephane-sim