Pourquoi est-ce un crime ?
Une autre forme de voyage est-elle possible ?
« Au total, les gouvernements se sont engagés à verser 123 milliards de dollars d’aide financière aux compagnies aériennes dans le monde », rapporte l’IATA, l’Association internationale du transport aérien, ce 27 mai 2020.[1] Et si on reprenait tout au début ?
Les émissions de gaz à effet de serre détruisent les conditions d’une vie digne sur Terre
Alors que nous luttons contre une terrible pandémie, une récente étude scientifique[2] montre qu’un milliard d’êtres humains risque de devoir migrer ou subir des chaleurs insupportables pour chaque degré supplémentaire de la température globale, dans les 50 prochaines années. Ne rien faire, c’est accepter ce risque d’un milliard de victimes, migrants, malades ou morts. Comme l’a rappelé l’épidémiologiste belge Marius Gilbert, « l’impact sanitaire du changement climatique est bien plus important que celui du coronavirus. Pour le Covid, on n’a pas hésité à imposer le confinement et à arrêter quasiment toute l’économie. Or, si on comptait les morts liés au réchauffement climatique comme on est en train de le faire pour le Covid, on se rendrait compte qu’il est plus meurtrier. ».[3] Le réchauffement climatique fait de plus en plus de victimes, aggrave les pénuries alimentaires et en eau, accroît les migrations, en exacerbant les maladies chroniques et contagieuses et, soulignons-le, augmente le risque de pandémies.
Rappelons-le, le réchauffement climatique global est dû aux émissions de gaz à effet de serre engendrées par l’usage de combustibles fossiles et la réaffectation des terres par l’économie mondialisée. L’économie belge, en tant qu’économie ouverte parmi les plus riches du monde en PIB par habitant, participe activement à cette économie mondialisée, à l’usage d’énergie fossile, aux émissions de gaz à effet de serre (parmi les plus élevées au monde par habitant), et donc au réchauffement climatique.
Le soutien public au redécollage de l’aviation de masse est-il un crime d’État contre l’Humanité ?
L’industrie aérienne mondialisée est responsable d’environ 3% des émissions de gaz à effet de serre, mais son impact climatique est 2 à 4 fois plus élevé que ces seules émissions, et pourrait représenter plus de 15% du total mondial des émissions d’ici 2050[4], si les États ne décident pas d’interrompre volontairement sa croissance exponentielle[5]. L’industrie aérienne n’a jamais vraiment été en transition. Elle n’est pas soumise à la fiscalité sur le carburant (aucune taxe kérosène), ne paie pas sa juste part d’impôts dans les pays où elle opère et génère des pollutions, n’est pas soumise aux Accords de Paris sur le climat et ne paie aucune taxe carbone.
Or, des aides mirobolantes sont promises et déjà octroyées à l’industrie aérienne partout dans le monde : des milliards de dollars et d’euros, en échange de « contreparties » plus que douteuses.[6] Même les opposants à l’aviation de masse semblent timorés : « acceptons des aides mais con-di-tion-nées ! ».
Dans de nombreux pays, ne règne-t-il pas une détestable omerta autour de l’industrie aérienne de masse (il faut préciser « de masse »), intouchable, considérée comme un axe majeur de développement économique et un fleuron industriel, autant par le patronat que les syndicats ? Les héros de l’aérien sont célébrés, entrepreneurs et autres serviteurs zélés de la cause aérienne, reçoivent les honneurs de la presse, des récompenses publiques, avec la complicité de médias béats et de ministres des aéroports. Trop de partis, même sensibles à la question environnementale, sont forcés de pratiquer la langue de bois, et d’accepter des accords politiques cyniques où l’on trouve des absurdités comme des « aéroports zéro carbone ». Trop nombreux sont les acteurs terrorisés par la réaction de citoyens et d’électeurs qui ont pris l’avion comme jamais au plus fort du mouvement climatique.[7] On renvoie tout courage politique à l’Europe (taxe carbone, taxe kérosène). (« C’est pas nous, c’est eux. »
Doit-on accepter que cela se fasse en notre nom ? Voulons-nous être complices d’un potentiel crime d’État contre l’Humanité ?
L’aviation de masse est une défaite pour la santé, la justice, l’emploi et l’économie
Non l’accès à l’aviation de masse n’est pas une « victoire du prolétariat » pour l’emploi et les consommateurs. En 2016, d’après le ministère de la Transition écologique français[8], 53% des cadres supérieurs déclaraient avoir pris l’avion au cours de l’année précédente. Dans le même temps, seulement 28% des employés et 19% des ouvriers avaient utilisé ce moyen de transport. Aujourd’hui, il est aussi à noter que 20% des Français n’ont jamais pris l’avion. Il s’agit là des personnes les plus modestes. Le low cost permet surtout aux plus riches de banaliser les vols en avion. L’industrie aérienne de masse est symbolique dans la lutte climatique. Elle s’apparente à un « luxe nihiliste », où les plus privilégiés émettent plus de CO2 en un seul vol, destiné au loisir, que la plupart des individus pauvres n’émettront en une vie entière, par leur activité de subsistance, tandis que ce sont les mêmes pauvres qui subiront la destruction « aérienne » de leurs conditions d’existence. L’actualité ne prouve-t-elle pas que l’on peut clouer au sol 90% de l’aviation du jour au lendemain, sans que personne ne meure ? Ne peut-on réserver une aviation résiduelle, bien plus soutenable, et payant le coût des externalités qu’elle engendre, pour les diplomates, les scientifiques, des missions de commerce international et un nombre de kilomètres de vols réparti équitablement entre tous les citoyens de la planète, sur leur vie entière ?
« L’industrie aérienne crée des milliers d’emploi. » Voici l’argument massue de l’emploi, qui coalise patrons et syndicats et terrorise les associations et partis un tant soit peu environnementalistes. Certains pays européens dépendent abondamment du tourisme international aérien de masse, et s’affirment même prêts à subsidier les billets d’avions des futurs touristes.[9] Depuis trop longtemps, l’emploi, le profit et le pouvoir d’achat semblent valoir plus que la santé et la vie. Mais ce discours est insensé : allons-nous rouvrir les mines de charbon parce que cela « créerait de l’emploi » ? Distinguons immédiatement plusieurs éléments dans le « complexe aérien » : les travailleurs, les actionnaires, les entrepreneurs, les entreprises, les avions, les passagers, les entreprises de recherche et développement, les fournisseurs. Tout cela forme un système dont les éléments peuvent être décomposés et recomposés de manière bien plus vertueuse. La destruction peut être créatrice en économie. Bien sûr, chaque travailleur de l’aérien doit continuer à recevoir un revenu suffisant pour disposer de conditions d’existence dignes et assurer sa reconversion vers un secteur soutenable. Les actionnaires qui ont pris le risque d’investir dans une industrie insoutenable ne devraient recevoir aucune aide et assumer leurs pertes. Les entrepreneurs et les entreprises aériennes pourraient être aidés, mais uniquement pour réorienter leur activité vers le transport durable ou une autre activité soutenable, et accepter le phasing out de leurs activités insoutenables. Pourquoi utiliser tout ce talent, toute cette énergie, toute cette technologie, tout cet argent, pour détruire sciemment nos conditions d’existence collectives ? Pourquoi ne pas plutôt fabriquer des éoliennes, des vélos, des matériaux d’isolation ? Pourquoi ne pas employer le génie aérien pour régénérer la terre au lieu d’y mettre le feu ?
Les aéroports sont les futures mines de charbon du pays. Les banquiers centraux du monde ont mis en garde les États contre le risque d’un éclatement d’une « bulle fossile », l’effondrement des cours boursiers et de la valeur des industries les plus polluantes, dans les prochaines années, et le risque de se retrouver face à des stranded assets, des investissements immobilisés et sans valeur aucune.[10] Acceptons les sunk costs, les investissements irrémédiablement perdus dans les aéroports. En économie, seule la valeur actualisée nette compte, et doit intégrer les externalités négatives. L’industrie aérienne détruit de la valeur, érode le capital sociétal et endette les générations futures. Sa valeur actuelle nette, « tous frais compris », est fortement négative. L’investissement de l’État dans le redécollage de l’aérien de masse, comme tout acte contraire aux intérêts des générations futures, devrait être constitutionnellement interdit.
Nous savons que certains habitants des pays du Sud sont pris dans un dilemme. Ils apprécient les liaisons aériennes qui les connectent mieux aux autres pays du monde et autorisent un tourisme aérien de masse, rémunérateur et pourvoyeur d’emploi. Mais rappelons-le, ce tourisme Nord-Sud repose sur des inégalités de revenus effroyables, une main d’œuvre sous-payée, presque « domestique ». Ce tourisme détruit souvent les écosystèmes des pays d’accueil, directement par la surfréquentation des espaces naturels et indirectement par le réchauffement climatique. Le tourisme aérien de masse est-il vraiment un secteur d’avenir pour le Sud ?
L’aviation de masse est incompatible avec les limites biophysiques de la planète
Enfin, les ingénieurs aéronautiques le savent parfaitement, il n’existe pas de technologie en physique qui permette d’augmenter la vitesse, la distance, la fréquence, le poids des déplacements aériens, sans augmenter la consommation d’une énergie hautement condensée. À ce jour, aucune alternative physiquement, écologiquement et économiquement viable à grande échelle pour remplacer le kérosène fossile. Le biokérosène est une option insoutenable, car sa production détruirait des millions d’hectare de nature et menacerait la production alimentaire. Sans restriction des vols, le climat sera complètement détruit avant qu’émerge une hypothétique et lointaine technologie « propre » de transport aérien de masse, si elle existe.
Réveillons-nous ! Cessons de banaliser l’aviation de masse et prenons conscience de son impossibilité. A quoi bon voler de plus en plus vite vers un crash sans survivants ? Ne laissons pas contaminer notre imagination si précieuse par un nihilisme si mortel ! Prenons conscience que chaque vol en avion consomme une partie du budget climat de l’Humanité toute entière. Comme au charbon, à l’amiante, à la cigarette, aux combustibles fossiles et à toutes les industries destructrices de la vie, faisons des adieux sans regret à l’aviation de masse.
Une autre forme de voyage, respectueux de la planète, est possible
Nous en arrivons à l’illusion la plus difficile à dissiper : notre croyance, savamment entretenue par la publicité, le cinéma et les réseaux sociaux, que la multiplication des vols aériens augmente notre bonheur, que la fin de ce tourisme aérien nous priverait de voir le monde et qu’elle ferait de nous des losers. Rien n’est plus faux. Dissipons cette ultime illusion aérienne.
Une vie sans aviation de masse est possible, nécessaire et souhaitable. Est-ce un scoop ?, on peut vivre heureux sans prendre l’avion !
Les anciens passagers des avions découvriront d’autres manières de voyager, de voir le monde, via un éco-tourisme plus lent mais bien plus satisfaisant et mémorable. Ceux qui expérimentent déjà cet éco-tourisme peuvent en témoigner. Leurs plus beaux souvenirs sont ceux qu’ils ont vécus à pied, en vélo, en bus, en train, en voilier. Ce sont les voyages les plus remplis d’amour, d’amitié, d’aventure, d’expérience, de gastronomie, de culture, de découverte, de dépaysement. Et puis la philosophie nous apprend que la destination est le voyage lui-même, qu’il faut en prendre le temps pour le savourer. Ralentissons. Prenons-le temps du voyage. Observons les paysages et les visages.
Nous pourrions réapprendre à vivre et à marcher sur le sol de notre fabuleuse, et unique, planète Terre, n’est-ce pas ?
Notes
[1] https://airlines.iata.org/news/airline-debt-threatens-recovery
[2] https://www.theguardian.com/environment/2020/
et https://www.pnas.org/content/early/2020/04/28/191
[3] Voir notamment : https://www.thelancet.com/journals/lancet/artt
et https://www.who.int/news-room/fact-sheets/detail/
[4] https://www.grida.no/climate/ipcc/aviation/index.htm
et https://pubs.acs.org/doi/10.1021/es902530z
[5] https://espas.secure.europarl.europa.eu/orbis/document/flying-n
[6] Voir https://www.lecho.be/dossiers/coronavirus/le-secteur-aerona,
https://www.lesoir.be/298320/article/2020-05-02/aide-detat-brussels-
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/05/05/coronavir
et https://www.rtbf.be/info/economie/detail_faut-il-vraiment-sauver-le
[7] https://www.lesoir.be/270451/article/2020-01-03/rec
[8] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux/les-pers
[9] https://www.lesoir.be/297895/article/2020-04-29/la-sicile-p
[10] https://www.theguardian.com/environment/2019/oct/13/fir
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