… N’en déplaise aux multinationales et aux gouvernants
Voix de l’Hexagone : Le précédent ministre de l’Agriculture, Didier Guillaume, a ordonné en juin dernier la suspension immédiate de l’agrément de l’abattoir ovin de Rodez, après la diffusion d’une vidéo de L214. Selon vous, les actions de ce type d’associations militantes peuvent-elles permettre d’ouvrir la voie à une amélioration globale de la condition animale, thème aujourd’hui central pour le monde agricole ?
Pierre Bitoun et Yves Dupont : Pour répondre à votre interrogation, il est nécessaire de faire comme souvent un peu d’histoire hexagonale, mais qui vaut également pour bien d’autres pays. La dénonciation des mauvais traitements infligés aux animaux, qu’elle porte sur les conditions de leur élevage ou de leur abattage, est en effet une question déjà ancienne, liée au mouvement général d’industrialisation des productions agricoles et animales qui n’a cessé de s’accélérer depuis 1945. On distingue assez aisément deux périodes, auxquelles correspondent des types différents de critiques et de résistances. Elles cohabitent de nos jours, dans un méli-mélo qui mérite quelques éclaircissements car s’y manifestent d’importants clivages, d’idées et de pratiques, difficilement dépassables.
La première, qui s’amorce dans les années 1960 et surtout 1970, intervient dans une France largement imprégnée de culture paysanne, rurale et où le système de polyculture-élevage, bien que déjà mis à mal, est encore vivace. Principalement portée par les courants de paysans-travailleurs – qui créeront dans les années 1980 la Confédération paysanne – et sous-tendue par une histoire plurimillénaire de relations entre le paysan et l’animal, la critique est alors globale : c’est, de façon conjointe, l’ensemble des ravages sur l’homme et l’animal produits par le développement rapide d’« ateliers de production » spécialisés qui sont dénoncés. La dépendance de l’éleveur vis-à-vis des firmes d’amont et d’aval, l’inhumanité de sa condition à la tête de ces ateliers, les méfaits dont pâtissent les animaux enfermés dans ces élevages toujours plus grands et intensifs, forment un tout, inséparable d’une remise en cause du productivisme capitaliste. Le livre de Bernard Lambert, Les paysans dans la lutte des classes (Seuil, 1970), le film Cochon qui s’en dédit de Jean-Louis Tacon (1979) sont, parmi bien d’autres exemples, d’excellentes illustrations de cette critique à la fois holiste, anticapitaliste et politique. Bien qu’insuffisamment comprise, à l’époque, par la majorité de la population, elle a irrigué par la suite le mouvement altermondialiste, rallié à elle des franges croissantes de la population rurale et urbaine, et elle représente ainsi un héritage vivant de réflexions et de combats pour une société postcapitaliste et postproductiviste. D’où seraient bannis autant l’homme transformé en ressource humaine que l’animal devenu machine à produire.
La seconde période s’ouvre dans les années 2000. Elle s’inscrit dans le contexte d’une France à dominante urbaine et où le système de polyculture-élevage, en dépit de ses résistances, se voit de plus en plus remis en cause par le mouvement d’industrialisation, de spécialisation et d’artificialisation des productions agricoles et animales, dont les fermes-usines – adossées à de puissants groupes financiers et aux laboratoires de biotechnologie –, constituent la pointe la plus avancée. Portée par des associations telles que L214 et de nombreux consommateurs citadins convertis au véganisme et à l’antispécisme, la critique des mauvais traitements infligés aux animaux d’élevage y a perdu sa cohérence antérieure et s’est en quelque sorte émiettée, spécialisée. Volontiers ou radicalement antihumaniste, faisant peu de cas de l’existence et de l’avenir des éleveurs, elle s’est muée en « cause animale » et ses propagandistes s’attaquent autant à ces derniers, aux abattoirs qu’à quelques boucheries. Pour certains militants, la remise en cause du productivisme capitaliste reste bien sûr une exigence, mais pour d’autres, le point de vue du consommateur et la « libération de l’animal » passent avant toute autre considération. D’où la critique qui leur est régulièrement adressée : en entretenant la confusion sur la condition des animaux dans les élevages industriels et les élevages paysans, en déniant la relation symbiotique, c’est-à-dire faite d’attachement, de vie et de mort, qui existe depuis des millénaires entre les paysans et leurs animaux, ces « libérateurs » ne se font-ils pas complices, volontairement ou non, du futur marché de la viande in vitro ? On trouvera un bon résumé de ce questionnement dans l’ouvrage collectif On achève bien les éleveurs (L’Échappée, 2017) et on se reportera également aux controverses sur le financement de L214 par des fonds américains liés aux géants du numérique et soutenant la viande de laboratoire.
Au total, et pour répondre à votre interrogation initiale, il est donc hautement probable que l’on voie dans l’avenir cohabiter et s’affronter ces deux courants critiques, les uns poursuivant leur ligne générale de dépassement du capitalisme inséparable d’une généralisation du modèle de l’agriculture et de l’élevage paysan, les autres continuant leur activisme anticarné, leurs vidéos ou leurs marches pour « la fermeture de tous les abattoirs », qu’accompagnera un silence discret sur la préparation des mentalités et des goûts à la viande artificielle. Et il est également quasi certain que prévaudra comme à l’accoutumée une voie médiane, faite de quelques mesures en faveur du très consensuel « bien-être animal » (renforcement des contrôles dans les élevages et dans les transports d’animaux, meilleure information du consommateur grâce à un étiquetage relatif aux modes d’élevage, développement des abattoirs de proximité, etc.). Ni la condition humaine, ni la condition de l’animal n’en sortiront vraiment grandies, mais la majorité de la population y sera sensible.
VdH : Selon une étude Odoxa Dentsu Consulting pour Le Figaro et France Info, publiée fin février, 85 % des Français ont une vision positive du métier d’agriculteur. Pourtant, certains agriculteurs, notamment à la FNSEA, évoquent régulièrement un agri-bashing envers eux. Quelle est votre opinion sur ce « concept » qui est loin de faire l’unanimité ?
P.B. et Y. D. : À l’image de tant d’autres bashing, le slogan, plutôt que le concept !, d’agribashing est une formule équivoque. Pour une part, il est vrai que certaines catégories de la population, souvent des citadins « écolos » sans réelle connaissance des problèmes du monde agricole, trouvent dans les agriculteurs productivistes de faciles boucs émissaires. Mais il faut également être conscient du fait que, pour ces mêmes agriculteurs représentés par la FNSEA ou les Jeunes Agriculteurs, l’agribashing est une manière, en se posant en victimes, de masquer leurs propres responsabilités et de refuser la sortie du système productiviste. Cet agribashing est ainsi largement relayé par les « agrobusinessmen» eux-mêmes et par tous ceux qui, gouvernants, dirigeants des multinationales de l’amont et de l’aval ou représentants de la « profession » et de ses « filières », ont intérêt à ce que l’industrialisation de l’agriculture se poursuive et s’accélère.
VdH : En revanche, un fait est certain, tous les deux jours, un paysan se donne la mort en France. En outre, 30% des agriculteurs gagnent moins de 350 euros par mois. Quels moyens devraient être mis en œuvre au niveau étatique pour contrer réellement ce que vous nommez dans votre ouvrage du même nom « le sacrifice des paysans » ?
P. B. et Y. D. : La question du suicide des agriculteurs est particulièrement complexe car elle constitue un « fait social total», pour reprendre le concept élaboré par Marcel Mauss. Toutes les dimensions et contradictions du procès d’industrialisation démesurée de l’agriculture s’y expriment en effet d’un coup, suscitant dans l’ensemble de la profession des sentiments mêlés de peur, de compassion et de culpabilité à l’égard de ceux qui, n’arrivant plus à « s’en sortir », décident de mettre fin à leurs jours. Cette situation ne doit en fait rien au hasard et plonge ses racines dans l’histoire même du productivisme, et des violences qui lui sont inhérentes en agriculture ou ailleurs.
Il existe en effet, depuis longtemps mais chaque jour davantage, un fossé entre, d’une part, l’arsenal de machines, d’outils numériques et de calculs de précision qui enserrent les agriculteurs les plus « modernes » ou « performants » et, d’autre part, le fond culturel qui, héritier du code de l’honneur propre aux sociétés paysannes, interdisait à chacun de « perdre la face » (Erving Goffman). Ce fossé n’est en réalité que le symptôme d’un impensé, d’une incompréhension et d’un déni des conséquences logiques du modèle productiviste. Dans sa grande majorité, le monde de l’agriculture se sent ainsi de plus en plus vulnérable, à la merci d’un surgissement, aussi redouté que largement (im)prévisible, du pire : dérèglements climatiques (tempêtes, canicules, sécheresses, gelées tardives), épizooties, crises sanitaires, effondrement des marchés, etc. Quant aux agriculteurs dits « performants », ils sont, dans l’ensemble de leurs activités, devenus dépendants d’une course à la robotisation, la numérisation, appuyée sur des normes proliférantes et des systèmes-experts délocalisés qui les privent de leur liberté et en élimine plus d’un ! Le contexte dans lequel ils prennent leurs décisions est ainsi de plus en plus déshumanisé, financièrement coûteux, et bon nombre de leurs « choix » relèvent chaque jour davantage de paris ou de « coups » que d’une véritable rationalité guidée par la volonté de faire société. Il en résulte la multiplication de ces burn out, faillites ou suicides, y compris chez ceux qui s’en sont longtemps considérés à l’abri.
Plus fondamentalement encore, le suicide des paysans, des agriculteurs et de tous les autres vaincus de l’Histoire, est la manifestation de ce que, dans un monde qui ne cesse de se défaire parce qu’il est pris dans la tourmente d’un processus de modernisation sans fin, ceux qui ne parviennent pas à (ou n’auraient pas voulu) s’adapter doivent (ou décident de) disparaître. C’est pour ces raisons que nous avons intitulé notre essai Le sacrifice des paysans (L’Échappée, 2016), que ces derniers soient sacrifiés par le progrès ou qu’ils aient décidé de se sacrifier eux-mêmes. Et c’est pour ces mêmes raisons que nous avons souvent écrit que « le sacrifice des paysans, c’est aussi celui de tous les autres ou presque ».
Pour enrayer ces épidémies de suicides, pour mettre fin à ces 350 euros totalement indignes que vous mentionnez, ce n’est pas seulement d’une toute autre politique agricole nationale, européenne ou mondiale, juste et rémunératrice, ou bien encore de « moyens » supplémentaires, dont nous aurions besoin. Ce sont, en dernier ressort, les fins que s’assigne l’humanité qu’il faudrait transformer, comme s’y efforcent entre autres tous les paysans qui, depuis plus de cinquante ans de manière aussi rigoureuse que bien connue aujourd’hui, s’acharnent à démontrer qu’un autre monde serait possible. Le problème est en fait politique et culturel, donc anthropologique, et même si nous ne le souhaitons évidemment pas, il y a fort à craindre que le sursaut, si sursaut il y a, ne vienne de l’aggravation plus que prévisible de la crise écologique planétaire.
VdH : On a souvent vertement critiqué la politique agricole commune (PAC) qui ne constituait pas une aide pour les petites exploitations mais qui encourageait au contraire à se rallier au modèle productiviste et intensif. Qu’en est-il de son orientation actuelle ? Que peut-on attendre de positif (ou de négatif) de la réforme de la PAC discutée en ce moment ?
P. B. et Y. D. : La PAC constitue depuis l’origine l’un des instruments majeurs de l’industrialisation de l’agriculture, avec pour ambition affichée de faire des agriculteurs de « véritables entrepreneurs ». Son objectif, en fait, est de remodeler un maximum de petits producteurs marchands en une minorité de chefs de moyennes ou grandes entreprises capitalistes. En France par exemple – mais cette tendance a aussi prévalu à l’échelle de l’Europe ou sur d’autres continents – les politiques agricoles ont consisté, via un imposant arsenal de mesures législatives, administratives et financières, à fabriquer et accompagner ce remodelage. La rupture décisive s’est produite lorsque, à partir du milieu des années soixante, il s’est agi de démanteler les systèmes de polyculture-élevage au profit d’ateliers spécialisés. En une cinquantaine d’années, une grande partie des exploitations familiales de polyculture-élevage a été détruite, faisant progressivement apparaître un nouveau modèle : celui des « fermes-usines » comptant des milliers de vaches et dont les effluents sont « valorisés », à partir de méthaniseurs géants producteurs de biogaz que les investisseurs à l’origine de ces ateliers démesurés s’évertuent à revendre.
Il n’y a, à notre sens, rien à attendre de la prochaine réforme de la PAC car l’objectif affiché n’est pas de remettre en cause, dans son principe et ses mécanismes essentiels, le processus d’industrialisation de l’agriculture. Mais simplement de le modifier à la marge, de l’amortir, tout en faisant croire aux plus crédules que quelque chose, cette fois, d’important est en train de se passer. Il en est ainsi d’ailleurs à chaque réforme de la PAC, invariablement présentée comme un tournant. En revanche, ce qui peut inciter à un certain optimisme, prudent mais bien réel, c’est la défiance grandissante, voire la franche hostilité, que provoque au sein de la population la poursuite de ce modèle industrialiste. Les critiques à l’égard de l’usage des pesticides, de l’irrigation, de l’abattage inconsidéré des haies, de l’érosion massive de la biodiversité, etc., et de toutes les injustices sociales et territoriales qui accompagnent cette incurie, conduisent chaque jour davantage à un élargissement et une densification des mouvements sociaux critiques du productivisme. Les contestataires, toujours plus actifs et savants, ne cessent depuis maintenant plusieurs décennies de gagner en audience. Et la plupart d’entre eux ont mis leurs compétences au service de petits et moyens exploitants qui, eux aussi de mieux en mieux formés, producteurs paysans ou biologiques ont réussi à obtenir de multiples formes de reconnaissance et d’appuis, y compris de la part de nombreux conseils départementaux et régionaux. L’époque, l’avenir, n’en déplaise aux multinationales et aux gouvernants, est à la relocalisation, au développement de la conscience écologique et au refaire société.
VdH. Dans quelle mesure les Français, à leur échelle, peuvent-ils contribuer à une amélioration du sort des paysans ?
P.B. et Y. D. : Plusieurs solutions s’offrent à eux.
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