Ne pas soigner toutes les personnes mises au banc
« Je veux dire au plus bref qu’il y a d’une part la politique, et partout les hommes qui la font, et d’autre part ce qu’elle fait de ces hommes, ce qu’elle fait d’un homme. Et ce que cet homme en éprouve pour lui » (Aragon)
Quelle devrait être la finalité d’un système de santé : garantir un accès égalitaire à des soins de qualité sur l’ensemble du territoire, pris en charge par la solidarité collective pour tout un chacun, indépendamment de sa situation socio-économique? Ou favoriser un marché concurrentiel à même de préserver la liberté de choix des consommateurs par rapport à une offre de prestations privatisées ?
Tout dépend de l’objectif…
S’agit-il de préserver réellement la santé publique et individuelle, de favoriser des pratiques soignantes respectant la dignité de tous les patients en prenant en compte leur souffrance tant physique que subjective? Convient-il alors de considérer le soin comme un Commun à préserver de toute idée de rentabilité financière ?
Ou bien faut-il avant tout privilégier une restriction des investissements publics, introduire une logique de marché, des contractualisations respectueuses du Droit, et développer l’intervention de prestataires privés et d’un système assurantiel ? Voire envisager de juteux bénéfices, des plus-values sacrément lucratives pouvant être reversées en dividendes à d’avides actionnaires – cerise sur le gâteau ?
Cependant, il est évident que cette dernière option ne peut qu’avoir des conséquences préjudiciables tant sur l’égalité de l’accès aux soins que sur les indicateurs collectifs de santé. De fait, une telle marchandisation des prestations soignantes conduit inévitablement à une dégradation de l’état de santé de la population globale, en plus d’accentuer de manière drastique les inégalités sanitaires.
Dans un tel système, le soin devient effectivement un bien consommable, dont la rareté fait le prix
Et puis, tant qu’on est prêt à mettre la main au portefeuille, pourquoi limiter les actes coûteux, pourquoi restreindre les prescriptions, les examens, tout ce qui peut être facturé et monnayable ? Tant qu’il y a de la demande, pourquoi limiter l’offre ? Un tel marché du soin ne peut donc que favoriser une inflation des actes médicaux superflus, ne visant qu’à la satisfaction du consommateur usager et au respect de son droit à « payer » et à en avoir pour son argent…
Quant au bénéfice médical réel, tant au niveau individuel que collectif…
Dès lors, les plus dotés pourront se donner l’illusion d’investir dans leur capital santé, en multipliant des prestations de confort, en s’abreuvant des dernières méthodes thérapeutiques (et lucratives) à la mode, en s’offrant les traitements élitistes d’avant-garde, sur un mode inflationniste – avec un risque nosocomial non négligeable, et la perspective d’une dérive du soin vers une programme « d’amélioration » d’inspiration transhumaniste.
Quant aux plus démunis, ils n’auront qu’à s’en prendre à eux-mêmes de ne pas avoir su investir de manière responsable dans leur santé. Après tout, chacun est libre de se négliger et de ne pas se donner les moyens, mais alors, il faut en assumer les conséquences sans venir chouiner si on devient invalide, qu’on souffre psychiquement et qu’on meurt jeune… Ce n’est pas aux autres de venir réparer les pots cassés quand il est trop tard.
Après tout, ils n’avaient qu’à prendre les bonnes complémentaires santé, adopter les bons modes de vie, faire du yoga, manger bio, aller en thalasso, pratiquer régulièrement du sport, et consulter systématiquement les meilleurs spécialistes, avec dépassement d’honoraires évidemment ; prendre des traitements préventifs précocement, tels que les laboratoires pharmaceutiques le recommandent – d’autant plus s’ils réduisent le volume cérébral – enfin, en général, ces molécules sont réservées aux pauvres… ; faire régulièrement des shake-up complets et des « cures » en cliniques de luxe ; prendre des mesures pour être prioritaires en cas de pépins de santé, en s’adressant par exemple à des établissements privés triant leur clientèle par leurs tarifs ; être surveillés de prêt par toutes sortes d’appareils numériques directement reliés à des centres d’analyse et de détection ; ne pas se fatiguer à la tâche, et savoir déléguer, le petit personnel est là pour ça après tout ; aller dans sa résidence secondaire en cas de situation épidémique et « dématérialiser » son travail pour ne pas se mêler à la foule suante et postillonnante ; profiter du grand air pendant les vacances, etc.
Je caricature à peine…
Car l’idéologie sous-jacente d’un tel système néolibéral revient effectivement à mettre en avant la liberté et la responsabilité, les choix et les droits individuels, le « mérite », sans considérer les conditions sociales, les déterminismes économiques, les enjeux d’inégalité, d’accaparement du patrimoine et des moyens de production, les transmissions différenciées du capital, tant économique que culturel, les habitus ayant une influences sur l’état de santé, l’exposition différenciée aux facteurs de risque, les conséquences de la précarité et de la désinsertion sociale en termes de morbi-mortalité, les possibilités réelles ou non d’accéder à des soins adaptés, etc.
« Mieux vaut être riche et bien portant que pauvre et malade » (Francis Blanche). Et, si jamais on a vraiment besoin d’être soigné, mieux vaut ne pas être précaire…
Rappelons simplement, au passage, que, dans nos contrées, 13 ans d’espérance de vie séparent les hommes les plus nantis des plus démunis…
Évoquons également la situation des enfants pauvres en Amérique du Sud, massivement exposés à des prescriptions de méthylphénidate, sans prise en compte des facteurs socio-économiques de leur éventuelle agitation…. et sans recul sur les intérêts des laboratoires pharmaceutiques par rapport à cette épidémie de diagnostic dans une population défavorisée et victime d’un système hautement inégalitaire…
Ainsi, au Brésil, le TDAH (trouble hyperactivité / déficit de l’attention) est devenu la « principale raison pour laquelle des enfants sont envoyés vers des centres de référence spécialisés, ce qui en fait par ailleurs une des justifications les plus courantes de l’échec scolaire ». Entre 2009 et 2011, la consommation de méthylphénidate a augmenté de 75 % chez les enfants de 6 à 16 ans, avec des taux de diagnostic de TDAH qui peuvent atteindre 26,8% dans certains états défavorisés…
Les comportements des élèves qui ne correspondent pas au modèle scolaire dominant sont donc interprétés de façon univoque comme des troubles, devant être traités par des psychotropes, plutôt que comme des réactions complexes et intriqués, notamment à des facteurs d’environnement et socio-relationnels… Ainsi, selon Maria Renata Prado-Martin, « toute la dimension politique de ces questions s’en trouve donc évincée ». Dès lors, cette médicalisation réductrice des troubles infantiles en arrive au fait que « les enfants ne sont plus considérés comme des êtres singuliers. Ils deviennent des objets présentant un défaut physique, justifiant une intervention thérapeutique » (Eliane Brum).
Toute conflictualité, au niveau relationnel, pédagogique, social, politique, est ainsi étouffée dans l’œuf, en étant appréhendée comme une simple question biologique à médicaliser et à traiter par des molécules lucratives…
« Le chemin qui conduit les élèves les plus pauvres des écoles publiques à recevoir un diagnostic de TDAH et se voir prescrire la « drogue de l’obéissance » commence par leurs difficultés d’apprentissage et/ou leur indiscipline. La famille ne parvenant généralement pas à résoudre le problème, l’école l’oriente vers un médecin, ou alerte les services sociaux ».
Plutôt que d’essayer de comprendre, à chaque fois, de manière singulière et circonstanciée ce que tel ou tel trouble peut signifier pour tel enfant, en rapport avec ses enjeux spécifiques et sa constellation relationnelle, on abrase, on réduit, on prescrit… Circulez… Les experts et les vendeurs de pilules seront satisfaits, de même que certains groupes de lobbying, voire certaines associations de famille… Et on voit aussi comme une certaine mondialisation des schémas anthropologiques et des représentations concernant l’enfance amène à une circulation extensive de catégories et de pratiques sanitaires, invisibilisant les dimensions politiques et sociales.
Ainsi, « sous le couvert de pragmatisme scientifique et de rationalisation économique, l’enfant se trouve réduit à une mosaïque de comportements ou de déviances par rapport à une norme […]. Les procédures évaluatives et de contrôle, appliquées à l’ensemble de la population enfantine, et la frénésie obsessionnelle d’optimisation gestionnaire qui les anime, obéissent à une logique de technocratisation et d’instrumentalisation du soin. On voudrait soumettre la dimension psychique aux impératifs du marché » (Garcia-Fons).
Cette dimension uniquement instrumentale, opératoire et « médico-biologique » de la prise en charge des troubles en vient justement à occulter ce qui fait l’essence du soin, dans l’attention portée à la personne, à son environnement, à son vécu, à son histoire, à la signification tant corporelle que relationnelle de ses symptômes, à son devenir, à sa souffrance, à sa situation concrète, etc.
Tout cela, il faut bien le dissimuler, le transformer, de façon à ce que la réalité puisse s’inscrire, de gré ou de force, dans des schémas réducteurs, susceptibles d’être prônés et managés en toute impunité.
On oubliera, par exemple, qu’en plein plan canicule, des équipes de terrain recensent actuellement une dizaine de jeunes mamans à la rue avec leur nourrisson, sans possibilité d’hébergement… On occultera la situation dramatique des mineurs isolés étrangers… On négligera toutes ces situations de défaut de Soin, de négligence indigne, pour mettre en avant des programmes de télémédecine, de remédiation cognitive, de partenariats public / privé innovants, etc. ; on caressera dans le sens du poil les associations influentes sur le plan politique, les pathologies bien représentées, les stratégies de communication, en laissant toujours de côté les invisibles et les gênants…
Ne me parlez pas de déontologie, de serment d’Hippocrate, ou de justice sociale, enfin ! Il s’agit avant tout de privilégier le sacro-saint Droit des consommateurs / usagers.
Dès lors, chacun pourra se soigner comme il l’entend, en choisissant ses investissements sur un marché concurrentiel et auto-régulé. Et tout le monde s’en trouvera bien mieux, surtout les actionnaires, les riches, l’industrie pharmaceutique, les start-up innovantes et les entrepreneurs audacieux….
Comme le souligne l’ARS, tel un mantra sacré, « chacun sera enfin acteur de sa santé » (et de sa détérioration…).
Bon, le problème, c’est que toutes ces personnes qui vont finalement se trouver exclus des soins – entendus comme autre chose qu’un simple gavage pharmacologique…- et dont la santé va inévitablement en pâtir, cela risque de se voir un peu : les sans-voix, les enfants, les pauvres, les immigrés, les invisibles, les relégués, les SDF, les irréguliers, les reclus, les « retardés », les « loosers », les derniers de cordée, les psychotiques, les hors-normes, les marginaux, les réfractaires, les abandonnés, etc.
Et, si l’on s’en rend compte, si cela devient trop évident, cela risque de passer comme indigne du point de vue de l’éthique et de la morale – même si, après tout, c’est de leur faute s’ils souffrent et crèvent ainsi, comme des chiens. Donc, en plus de quelques gestes de charité, il faudra s’attacher à invisibiliser toutes ces vies délaissées, comme ça, les apparences seront sauves.
Et on a déjà tous les outils à disposition : les procédures d’évaluation, la gestion managériale, les démarches qualité…
Voilà de quoi forclore systématiquement ce réel qui nous gêne, en imposant nos propres critères et recommandations sur ce qui doit être. Si les protocoles sont respectés, la réalité est forcément bonne. Et ce qui ne rentre pas dans nos grilles, cela n’existe plus, il n’y a plus besoin de s’en préoccuper.
Pour être encore plus radical et préservé, il faut aussi démanteler toutes les institutions soignantes qui accueillaient ces populations. Comme ça, on sera vraiment sûr de ne plus le voir ce peuple grouillant des marges, relégué dans les limbes de l’oubli et de l’inexistence. Ils n’avaient qu’à prendre les bonnes décisions : on s’est battu pour qu’ils en aient le droit ; interdit de se plaindre désormais. Hop, vous n’existez plus. On va réserver les services « d’accompagnement et de prestations » à des populations respectables, qui subissent des troubles génétiques qui ne sont pas de leur fait, et peuvent donc bénéficier de compensations.
Nous sommes tellement humains, respectueux du Droit et la main sur le cœur, mais intransigeants. Il y a les bons « usagers », bien représentés, catégorisables, organisés, victimes de dysfonctionnements corporels sans causalité environnementale, et les autres…
Pour différencier le bon grain de l’ivraie, il suffira de mettre en place des Centres Experts, de solliciter des modélisations scientifiques irréfutables émanant des laboratoires pharmaceutiques ou des fondations modernisatrices comme FondaMental ; d’élimer toute forme pathologique complexe, faisant intervenir des enjeux sociaux, relationnels, environnementaux… Et hop, le tour est joué, on se débarrasse par la porte de derrière du négatif, de la souffrance, de l’inclassable, du singulier, du lien, de l’institutionnel, du soin… Bye bye à toutes ces vieilleries décadentes bafouant le Droit des bons usagers !
Et puis, pour bien parachever l’opération de camouflage des indésirables, on peut aussi bannir toutes les approches thérapeutiques qui ont pour finalité la rencontre, qui mobilisent la subjectivité, qui entérinent l’altérité, l’étrangeté, le collectif, les ancrages groupaux , la complexité, qui prennent en compte les identifications, les mouvements projectifs, transférentiels, les processus inconscients, etc…Il faut donc excommunier la psychothérapie institutionnelle, les approches psychodynamiques ou les déclinaisons de la psychanalyse, et finalement, tous les abords humanistes, intégratifs, considérant l’irréductible singularité du Sujet…
Prenons l’exemple des enfants placés à l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance). Ceux-ci ont plusieurs raisons d’être « exclus » des institutions soignantes, en dépit de leurs besoins éventuels. Déjà, ils ne sont pas « représentés » par des associations parentales exerçant un lobbying auprès du pouvoir politique – et pour cause… Donc, ils ne constituent pas un « bassin » de voix, et n’attisent pas de prises de position intéressées, démagogiques et électoralistes… Pour ainsi dire, ils n’existent tout simplement pas aux yeux de certains représentants politiques, ceux-là mêmes qui pensent pouvoir définir la réalité et ce qui compte vraiment en termes d’investissements publics.
Dès lors, pourquoi s’en soucier ?
D’autant plus que ces enfants placés et en souffrance n’ont pas la possibilité, ou tout simplement la capacité, d’exprimer une demande ou de se faire entendre – autrement que par d’éventuels comportements transgressifs qui peuvent parfois les orienter vers une filière plus répressive et judiciaire… Les seuls qui peuvent alors essayer de les protéger et de les soutenir, leurs porte-paroles, sont les acteurs de terrains des équipes socio-éducatives, ceux qui essaient d’accompagner ces enfants délaissés, au sein d’institutions moribondes car sacrifiées par les pouvoirs publics.
Comment être attentif, à l’écoute, alors même qu’il s’agit de survivre à un climat institutionnel rendu maltraitant, du fait notamment de l’absence de moyens effectifs en rapport avec les missions ?
De surcroit, les « troubles » éventuels de ces enfants de l’ASE sont manifestement en lien avec des enjeux socio-relationnels, avec des carences éducatives, des distorsions interactives, des conséquences de la précarité et des inégalités socio-économiques, etc. Ainsi, d’une part, on peut difficilement mobiliser les schémas neuro-développementaux à déterminisme génétique univoque dans leurs situations – à moins d’exhumer les relents nauséabonds des théories de la « dégénérescence ».
D’autre part, leur situation interpelle directement nos responsabilités collectives, et les conséquences de certaines orientations politiques. Mieux vaut alors scotomiser tout cela : cachez moi cette misère que je ne saurais souffrir…
Enfin, il s’agit manifestement d’une population peu « rentable », tant sur le plan de l’image et de la représentation médiatique, que sur le plan des profits tangibles à envisager. De fait, on peut difficilement privatiser l’accompagnement de la souffrance psychique de cette « population » peu solvable – quoique, les « Contrats à Impact Social » permettront peut être à certains intérêts privés lucratifs de grappiller quelques fonds publics sur le dos de cette misère infantile…
Et puis bon, toutes ces situations existentielles singulières, c’est complexe, multifactoriel, non standardisé, mal évaluable, sans protocolisation possible. Bref, ça ne doit pas exister, puisqu’on ne peut le catégoriser dans des diagrammes, des échelles, des classifications et des programmes généralistes…On ne peut le manager, alors autant l’effacer radicalement, et ne plus faire apparaitre cette réalité complexe et douloureuse dans nos tableaux powerpoint et nos discours idéologiques remplis de bons sentiments et d’efficacité.
Voilà, on a bien invisibiliser, plus besoin de soigner !
DR BB docteur pédopsychiatre en CMPP à Montreuil