Une épidémie est un processus naturel relativement banal.
On peut certes en mourir, mais pas plus que de mille autres causes. Ce fait ne suffit donc pas à en faire un événement, dont la portée dépend de la manière dont il est perçu, des réponses auxquelles il donne lieu, des raisons ou déraisons qui les motivent. La crise sanitaire mondiale de 2020 représente moins une némésis de la Nature frappant des sociétés inconscientes, que la révélation, et l’intensification, de certains de leurs aspects et tendances. C’est par ailleurs le cas de toutes les Grandes Peurs connues à travers les siècles : l’An Mil, la jacquerie de 1789, la guerre atomique dans les années 1950… À chaque fois, il y a bien entendu des faits réels à la base de ces accès d’angoisse et de panique, mais ces derniers et leurs effets obéissent à des logiques propres, souvent sans commune mesure avec les données objectives. C’est ainsi que dans de telles crises nous sommes confrontés avant tout à nous-mêmes, c’est-à-dire aux sociétés dans lesquelles nous vivons et que nos actions reproduisent, à leurs rapports de propriété et de pouvoir, à leurs idéologies et croyances : tout ce qui constitue, suivant la tradition dialectique, la seconde nature, qui pour l’espèce humaine remplace la première, sur laquelle les hommes projettent leurs propres fantômes tout en craignant qu’elle ne revienne les hanter dans la pénombre de l’horreur mythique.
On peut ainsi supposer que le véritable événement ne soit pas tant l’épidémie que le consensus des autorités politiques et sanitaires, des institutions étatiques et supranationales, des experts et des communicateurs, autour d’un confinement mondial que Marco D’Eramo définit dans la New Left Review comme « une expérience inédite de disciplinement social »[1]. Mise à l’œuvre avec enthousiasme par les décideurs et approuvée ou subie passivement par les populations, cette expérience constitue peut-être l’aspect véritablement inédit de cette crise, le fait qui est destiné à avoir des implications durables et profondes. Il ne paraît donc pas illégitime de se demander ce que ce phénomène révèle du monde actuel. Giorgio Agamben a tenté de le faire au début de la crise, dans une série d’interventions qui ont pour la plupart suscité des critiques, parfois réfléchies, mais le plus souvent irritées et agressives, de la part de la « gauche » intellectuelle[2]. Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a rien de discutable dans les positions du philosophe ; mais les réactions presque unanimement hostiles et irritées indiquent peut-être que ces positions, en dépit de leurs insuffisances éventuelles, touchent quelque chose de réel et difficilement tolérable – quelque chose qui est intrinsèque aux implications intellectuelles et morales de la crise actuelle, et dont il est préférable d’exorciser l’aura mortifère.
Que signifie donc le confinement mondial, depuis le point de vue de la critique de la société ? Un point de vue répandu, bien représenté par Marco D’Eramo, ou par l’article de Tommaso di Francesco dans il manifesto du 29 avril 2020, relève la contradiction entre les exigences de l’économie et la suspension de la production et de la consommation pour des raisons sanitaires, en insistant sur l’indifférence du capital envers les millions de travailleurs qui ont rapidement repris, ou n’ont jamais cessé, le travail dans des conditions qui dérogent aux exigences sanitaires invoquées pour justifier le confinement. Cette lecture est incontestablement pertinente : on peut sans doute affirmer qu’une des coordonnées de cette crise est la présence, dans les usines, dans les champs, dans les hôpitaux ou dans les transports, d’un travail souterrain et souvent invisible, auquel ne sont pas appliquées les mesures d’émergence acclamées comme une défense de la santé. D’Eramo constate ainsi la dimension de classe du confinement : peuvent « rester à la maison » plus ou moins confortablement et télétravailler seulement certaines couches professionnelles et sociales, alors que le travail subalterne, concentré dans les secteurs des transports, de la nourriture, de l’énergie et des télécommunications continue à voyager et travailler en étant exclu de certaines mesures de distanciation (car, mis à part le travail, tout le reste était interdit aussi pour ces travailleurs). La réponse à l’épidémie est donc surdéterminée par le statut de quasi clandestinité et de refoulement qui frappe le travail, surtout le travail manuel et d’exécution, dans les sociétés contemporaines.
Tout cela est incontestable, mais il ne semble pas suffisant, sur la base de ces considérations, d’opposer l’économie à la santé, comme on le répète de manière assez sommaire. Le capital n’est pas seulement soif de profit, mais surtout destruction de l’autonomie de la force de travail. La mise à l’arrêt de millions de travailleurs cause certes une perte de profits, mais n’affaiblit pas le pouvoir du capital, qui s’exerce depuis toujours en faisant travailler et en empêchant de travailler : les travailleurs inclus dans la production sont subsumés sous le capital, mais ceux qui en sont exclus sont asservis à la condition originaire du prolétariat qui est l’absence ou la précarité de débouchés pour sa propre force de travail. Ainsi, les travailleurs (relativement) exclus du confinement subissent sur leur propre corps la domination du capital en tant que commandement direct, mais ceux qui sont inclus dans le confinement et donc exclus du travail subissent une autre forme de la même domination, qui est l’impossibilité d’accéder aux conditions de leur propre reproduction sociale. La perte (temporaire) de profit est compensée largement par le bond en avant dans la reproduction des conditions de subordination.
Le problème est que la connotation de classe du confinement ne consiste pas seulement dans son application sélective, qui favorise seulement les privilégiés : c’est la forme même de ces mesures, c’est-à-dire le confinement en tant que tel, qui exprime le refoulement du travail, et en général de tous les secteurs vulnérables de la société, de la perception des pouvoirs publics et de l’idéologie dominante. Imposer sur une longue durée l’arrêt de la production, des interactions sociales et de la mobilité au nom de l’urgence sanitaire signifie perturber des secteurs productifs tout entiers (et donc leurs millions de salariés, plus que leurs propriétaires et actionnaires), détruire les conditions de subsistance de larges zones et populations, et déstructurer la vie quotidienne des couches sociales les plus fragiles. Il n’en va pas seulement de la renonciation à des plaisirs frivoles et massifiés, à la movida et à l’apéritif, comme le répète le mélange douteux de populisme et snobisme qui est devenu le nouveau consensus moral reliant gouvernants, médias et opinion publique éclairée : il en va au contraire du déluge de licenciements déjà en acte, du massacre des contrats précaires et à temps déterminé, de la faim de familles entières et de communautés qui vivent du travail discontinu ou irrégulier, de la raréfaction des services essentiels, en particulier pour les personnes âgées, les sans-abri, les réfugiés… Il en va de manière plus générale de la déstabilisation de tout le tissu vital dans lequel consiste l’existence des gens ordinaires : en font partie, en plus du travail subordonné, les loisirs marchandisés, les voyages low cost, la consommation de masse… qui sont tous, bien entendu, des formes d’aliénation, mais qui composent la normalité des exploités et des expropriés (c’est-à-dire d’une certaine manière de la plupart d’entre nous), chair et sang indissociablement liés aux fantômes de la marchandise et du loisir. Il est donc impossible de ne pas considérer comme inquiétant le fait que toutes ces réalités sociales et vitales soient tout d’un coup apparues sans signification aux yeux des autorités et des populations gouvernées elles-mêmes, et qu’il ait été possible d’en briser la consistance en peu de semaines, dans le consentement ou la passivité presque générales, à travers une articulation imposante entre brutalité policière, storytelling médiatique obsessif et usage dogmatique de l’expertise scientifique comme principe d’autorité. Dans tout cela il n’y a rien qui soit susceptible de contredire ou suspendre la logique du capital, qui vit précisément en asservissant la force de travail et en la rendant en même temps invisible et immatérielle. Le paradigme du confinement mondial n’est rien d’autre que la matérialisation de l’inconscient du capital : exercer un commandement instantané et illimité sur une force de travail désossée et atomisée, qu’on peut mobiliser et immobiliser à loisir, qui mange, dort, se déplace seulement dans les limites et les temps qui lui sont impartis, réduite à la survie biologique, aux gestes prescrits et à la réponse mécanique aux stimuli, alors que les improductifs et les inutiles sont laissés mourir aux marges, isolés dans les cellules, les maisons de retraite, et les rues désertes.
Les critiques d’Agamben stigmatisent sa vision apocalyptique d’une société dévorée par ses propres procédures de contrôle totalitaires. Mais ils oublient de se demander si cette image, avant et davantage que dans Agamben, n’agit pas en première instance dans les discours et les actes des autorités qui ont voulu le confinement et des couches sociales qui l’ont accepté. Depuis des décennies, l’idéologie dominante répète que la société est un flux d’informations, que la politique est communication et spectacle, que l’intelligence artificielle peut remplacer l’humain, que la richesse est produite par l’analyse de données et de signes, que le travail est immatériel et que les plateformes digitales et les start-ups sont le futur de l’industrie et des services : comment s’étonner alors que, face à une situation d’urgence, l’épaisseur des rapports sociaux ait pesé moins qu’une plume et qu’on ait cru possible éteindre et rallumer le monde comme si l’on disposait d’un interrupteur ? Si un imaginaire halluciné est à l’œuvre dans cette crise, ce n’est pas celui d’Agamben, mais celui du discours idéologique du pouvoir politique, économique et médiatique, des « analystes symboliques » du secteur tertiaire avancé, des classes moyennes à la fois productrices, consommatrices et victimes de l’industrie culturelle et de ses mythologies : tout ce qui est véhiculé chaque jour par les pages de Repubblica, du Economist, du Monde et qui compose la perception du monde de spin doctors, décideurs et gouvernés.
Si telles sont les bases sociales et mentales du confinement, immanentes à des sociétés structurées par le capital, par les séparations et refoulements qui lui sont caractéristiques et par l’imaginaire qu’il répand, les décisions particulières des États ont toutefois été déterminées par des critères plus prosaïques : par exemple, la dureté et le caractère spectaculaire des mesures en Italie, en Espagne et en France ont servi, entre autres choses, comme un moyen de pression pour faire accepter à l’Allemagne la socialisation des coûts de la relance. Il n’en reste pas moins qu’une vague de panique réelle a déterminé le passage à l’acte d’autorités plus ou moins réticentes, et il serait naïf de croire qu’une telle panique ne venait pas largement d’en bas : la Grande Fermeture a été massivement volontaire, comme la servitude selon La Boétie, ce qui ne signifie pas que le pouvoir constitué n’ait joué aucun rôle dans la fixation d’une telle volonté. D’où vient donc une telle peur ? Qu’est-ce qui a été choisi, contre tout le reste, par ceux qui ont accepté et mis en œuvre le confinement ? De quoi, enfin, avons-nous eu peur ?
Il a été observé que, dans cette crise, agit puissamment la panique face à la mort, ou plus précisément une telle valeur attribuée à la vie qu’elle rend intolérable le bilan d’une épidémie, qui dans le passé faisait partie des risques acceptables. Une fois de plus, Agamben s’est attiré des réactions scandalisées en stigmatisant les conséquences intellectuelles et morales de ce qui lui apparait comme un refoulement de la mort. Mais il n’a pas été le seul à attirer l’attention sur cet aspect. L’économiste français Pierre Veltz a mis en garde contre le passage de la valeur de la vie à la croyance que la mort en tant que telle soit évitable[3]. Mais il y a autre chose. La panique qui s’est déchaînée face à l’épidémie, et l’acceptation du confinement le plus total et prolongé possible, montrent que la vie à conserver à tout prix n’a plus aucun contenu déterminable, car pour la protéger nous sommes prêts à renoncer à tout ce qui en compose le tissu contradictoire, et ce jusqu’au simple bien-être physique provoqué par une promenade. L’idée de vie compatible avec une existence d’isolement, de surveillance perpétuelle et de peur est étrangement abstraite et rabougrie : cette vie n’est ni un temps à habiter et user, ni la capacité de séjourner devant la puissance du négatif, mais seulement intangibilité et abri, le présent éternel et vide de la fuite perpétuelle face à un danger qui finit par coïncider avec nous-mêmes et notre présence dans le monde. Il n’y a en effet qu’une manière d’accomplir le vain exorcisme de la mort en tant que telle : supprimer la vie elle-même en tant que consommation et dépense de l’existence qui nous est octroyée.
Si tel est l’ethos que la crise épidémique révèle, on ne peut pas ne pas remarquer qu’il est entièrement cohérent avec la perception dématérialisée du réel qui constitue la logique culturelle du capitalisme tardif. Mais il est cohérent aussi avec le paradigme moral et politique de la victime, judicieusement critiqué par Daniele Giglioli[4], et aujourd’hui encore dominant dans les circuits de production et de distribution des opinions et de l’éthicité. En tant que malades potentiels, nous sommes tous des victimes, car rien n’est plus passif, aliéné de sa puissance d’agir, qu’un corps infecté par un mal invisible. Et, si le geste moral par excellence est celui d’instaurer un cordon sanitaire pour protéger les corps souffrants, comment éviter d’en conclure que rien ne compte davantage qu’éviter la douleur et la mort, et que le bonheur et la justice consistent dans la conservation d’un état d’équilibre et d’absence de perturbations ? Il est significatif que ce soit dans un tel repos homéostatique que Freud voyait le but de la pulsion de mort. La valeur de la vie absolutisée se renverse dans le triomphe de la mort dans la vie : « Celui qui voudra sauver sa vie, la perdra ».
Dans la chambre noire de l’idéologie, le refoulement des vies prolétarisées est présenté comme suspension des exigences de l’économie, la radicalisation des inégalités comme lutte commune de l’Homme contre le virus et la condition de mort vivante comme affirmation de la vie. Celles-ci me paraissent être les coordonnées morales révélées par l’épidémie, qui semblent anticipées par les derniers vers de Franco Fortini : « Vous qui ne voulez rien de plus / que disparaître / et vous défaire ». Une lutte difficile contre la fatigue est nécessaire pour adresser, une fois de plus, aux ombres qui glissent vers la dissolution l’appel qui clôt le poème : « Arrêtez-vous / il y eut un instant du bien »[5].
Andrea Cavazzini*
* Andrea Cavazzini est un philosophe italien qui a enseigné pendant longtemps à l’Université de Liège et enseigne actuellement en France. Cet article a été traduit de l’Italien par Fabio Bruschi.
[1] M. D’Eramo, « The philosopher’s epidemic », New Left Review, 122, mars-avril 2020.
[2] Le premier texte d’Agamben, « L’invenzione di un’epidemia » est paru sur il manifesto du 26 février 2020. L’ensemble de ses interventions ultérieures est disponible sur le site lundimatin.
[3] P. Veltz, Même en temps de crise un peu de recul ne nuit pas, Boulevard extérieur, 2 avril 2020.
[4] D. Giglioli, Critique de la victime, Paris, Hermann, 2019.
[5] Ce texte a été inspiré principalement par la version italienne du confinement. Il est possible d’étendre la pertinence de ces remarques à la situation de la plupart des pays européens.
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