Une catastrophe sanitaire en cours
De quoi se compose la pollution issue de l’incendie de Lubrizol ?
Revenons à ce que les autorités ne veulent pas nommer, à savoir les substances toxiques du stockage de Lubrizol, mais aussi ce qu’on appelle « les produits de dégradation » issus de la transformation physico-chimique de ces substances par l’incendie. Selon l’association toxicologie-chimie :
« D’abord sur la nature des Produits chimiques stockés (Matières premières et Produits finis…) beaucoup d’incertitudes !
Malgré tout, à la lecture des documents en notre possession, on peut globalement classer les Composés organiques (ceux à base de Carbone et d’Hydrogène) en 5 catégories :
- Les Hydrocarbures classiques, dans lesquels entrent beaucoup de Solvants, dont le Benzène, ainsi que des Carburants…
- Les Composés organo-halogénés, comme les organo-chlorés, semble-t-il peu abondants… mais attention, le Chlore peut être apporté par diverses structures (par exemple en PVC…),
- Les Composées organo-azotés, classiques dans de nombreuses Huiles industrielles,
- Les Composés organo-soufrés qui, beaucoup s’en souviennent (surtout pour l’odeur) étaient passés dans la Nature lors du 1er accident en janvier 2013.
- Les Composés organo-phosphorés, qui ont particulièrement attirés notre attention, car cette famille renferme des Composés très toxiques, comme les Insecticides organo-phosphorés (Parathion…) interdit par l’Union européenne, sans oublier certains Gaz de combat (Sarin…)
« En général, les Composés néoformés [c’est-à-dire issus d’une transformation par combustion par exemple] sont reconnus plus mutagènes et plus cancérogènes que la molécule uniquement hydrocarbonée (c’est par exemple le cas du Benzo[a]pyrène, contenu dans les suies et goudrons). »
http://www.atctoxicologie.fr/actualites/145-lubrizol.html
A ces classes de produits organiques toxiques, il faut ajouter l’amiante de la toiture de Lubrizol parti en millions de débris et milliards de fibres.
Connaît-on avec certitude les effets sanitaires de ces toxiques ?
OUI
Je prendrais 3 exemples : les HAP, le benzène, l’amiante.
Les Hydrocarbures Aromatiques Polycycliques (HAP), constituants préoccupants des Suies et des Goudrons (1er cancérogène identifié initialement par Percivall Pott en 1775). Le tableau n°16 de Maladie professionnelle (MP) existe depuis 1938 et reconnaît des atteintes dermatologiques, oculaires, des cancers de la peau. Depuis 1991 le tableau 16bis reconnaît le cancer bronchopulmonaire et, depuis les années 2000, les tumeurs de la vessie.
Le benzène est un solvant qui a été très utilisé dans le White spirit et l’est encore dans les carburants. Une « combustion incomplète » permet la formation de benzène et ou dérivés. Sa toxicité pour le sang notamment mais aussi pour le système digestif est connue depuis plus d’un siècle. Le tableau de maladie professionnelle n°4 a été créé en 1931, . De nombreux syndromes – myélodisplasiques, myéloprolifératifs, leucopénie – et la leucémie, sont identifiables par des anomalies de la formule sanguine, aisément repérables à partir d’une prise de sang. Plusieurs autres tableaux de MP prennent en compte la toxicité de dérivés benzéniques.
L’amiante est une fibre minérale dont les effets toxiques sont connus depuis la fin du 19e siècle. L’amiante figure aux tableaux de maladies professionnelles depuis 1945, pour deux types d’atteintes respiratoires : des fibroses et des cancers. Le mouvement social des années 1970, puis celui des années 1990 ont permis une prise de conscience sociale et politique ayant conduit à l’interdiction et à l’amélioration des règles de prévention et de réparation.
Les effets sanitaires de ces trois toxiques peuvent être beaucoup plus diversifiés que ce que recensent les tableaux de maladie professionnelle. Mais l’existence même d’un tableau signe le fait qu’il ne subsiste aucun doute scientifique sur leur toxicité.
Un mot des effets de synergie ou « effets cocktails ». Là encore, il n’y a aucun doute sur leurs conséquences sanitaires potentielles. Le doute réside dans l’ampleur de l’effet de synergie. Prenons l’amiante et les HAP (notamment le benzo(a)pyrène contenu dans les suies et dans… le tabac, dont les effets de synergie ont été étudiés, pour les travailleurs de l’isolation, dès les années 1970 à New York par le Professeur Selikoff ! Tabac seul ou amiante seul = forte augmentation des taux de cancer par rapport aux non exposés. Mais l’exposition aux deux = 50 fois plus de cancers que dans le cas d’une exposition au tabac seul ou à l’amiante seul.
Le doute constamment avancé par les autorités se situe, non pas à propos d’effets potentiels, mais au niveau :
– du délai de latence entre exposition et survenue des symptômes du cancer ou autre maladie grave ou malformation survenant chez les enfants à naître ;
– à l’impossibilité de savoir à l’avance sur qui ça va tomber.
L’étude de Santé publique France ne permet aucune identification des contaminations individuelles ni même d’effets ressentis (à la différence de l’enquête Respire). Cette enquête n’apportera rien quant aux problèmes de fond créés par l’incendie de Lubrizol. Quant à l’exploitation ultérieure des données de l’assurance maladie, la distance de cette démarche « hors-sol » par rapport à la réalité mais aussi par rapport à la diversité des atteintes, elle n’apportera pas de réponses précises aux questions lancinantes que se posent la population rouennaise sinistrée.
Importance de la mise en place d’un suivi sanitaire
Recenser les symptômes et les maladies au fil de leur apparition, par un suivi biologique, clinique et psychologique demeure donc essentiel par rapport à des effets sanitaires de court, moyen et long terme (ce qui a été fait au World Trade Center) en tenant compte des différents groupes de populations : les pompiers, les travailleurs de Lubrizol, Normandie Logistique et sous-traitants, travailleurs des transports, des Halles, éboueurs, riverains, femmes en âge de procréer, enceintes au moment de l’incendie, allaitantes… Enfants et adolescents…
L’objectif est d’accompagner au mieux les manifestations cliniques survenues ou pouvant survenir (atteintes respiratoires, dermatoses, signes d’hypersensibilité chimique, malaises diffus, troubles digestifs, etc…) et d’anticiper autant que possible sur des évolutions futures vers la survenue de cancer, mais aussi de différentes maladies chroniques, cardio-vasculaire, rénales, et autres.
Trois revendications prioritaires :
– Informer/former les médecins généralistes et spécialistes sur les effets toxiques des substances présentes dans l’incendie et établir des protocoles de suivi tenant compte des atteintes possibles par les différents polluants (analyses biologiques, recherches de mutations ou de marqueurs de cancer, par exemple..) ;
– Organiser une remontée des données recueillies par les généralistes et spécialistes, en médecine de ville ou à l’hôpital, dans le secteur privé comme dans le public, vers un groupe de recherche pluridisciplinaire comportant non seulement des médecins et des épidémiologistes, mais des biologistes, des toxicologues, des géographes, des sociologues, des psychologues, dans le cadre du CHU. Ce groupe de recherche devra analyser les données et en assurer la présentation des résultats, non seulement dans les revues scientifiques mais auprès de la population sinistrée, en s’appuyant sur un comité de suivi citoyen qui pourrait donner des avis préalables à la publication définitive.
– Ouvrir des registres de cancer et de malformation, comportant des données qualitatives (voir les enquêtes GISCOP) sur l’histoire professionnelle et résidentielle de chaque nouveau cas ou, pour les malformations, des parents de l’enfant handicapé, avec identification de l’exposition aux toxiques, en particulier celle subie lors de l’incendie de Lubrizol.
Nous devons résister à l’effacement des traces de l’incendie de Lubrizol dans les corps, dans les têtes, dans la vie de toutes celles et tous ceux qui en sont les victimes.
Annie Thébaud-Mony, Rouen, 25 septembre 2020