à propos des « Lumières » de Macron
Pièces et Main d’Oeuvre : « Jacques Luzi, auteur de Au rendez-vous des mortels. Le déni de la mort dans la culture occidentale, de Descartes au transhumanisme (Éditions de la Lenteur, 2019) nous a envoyé ce courrier en réponse à notre “Avis aux opposants à la 5G sur les luttes de pouvoir au sein du parti technologiste”.
Il pulvérise en quelques feuillets le recours fallacieux de Macron (et des technocrates en général) à l’esprit des Lumières pour justifier leur perpétuelle fuite en avant technologique, toujours présentée comme un “progrès” issu de celui-ci.
À relire Rousseau, Diderot et Kant, il saute aux yeux du lecteur que les obscurantistes et les éclairés ne sont pas ceux que l’on croit. »
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« Le propre de cette idéologie technocratique est de se présenter comme étant sans alternative : on n’a pas le choix ! »
Jürgen Habermas, 1968.
J’ai bien reçu votre « 5G : avis aux opposants sur les luttes de pouvoir au sein du parti technologiste » (20.09.2020), dans lequel vous n’avez pas manqué de mettre en exergue cette déclaration du Président de la République : « La France est le pays des Lumières, le pays de l’innovation. J’entends beaucoup de voix qui s’élèvent pour nous expliquer qu’il faudrait relever la complexité des problèmes contemporains en revenant à la lampe à huile. Je ne crois pas que le modèle amish permette de régler les défis de l’écologie contemporaine » (14.09.2020).
Je n’ai qu’une connaissance superficielle de qui sont les amish, aussi ne parlerai-je que des « amish », à la fois au sens méprisant donné par Macron et au sens d’« amis ». J’ai, par contre, une conscience un peu plus fouillée de l’enseignement des Lumières, qui est sans rapport avec l’injonction à l’innovation technologique systématique. Ayant à délivrer un cours d’Histoire de la pensée à une jeunesse étudiante parfois soucieuse d’échapper au carcan abêtissant de la « professionnalisation », j’envisage cette année de le présenter à partir de quelques commentaires à propos de cette affligeante déclaration présidentielle, dont le seul mérite est de démontrer, si tant est qu’il faille encore le faire, l’inculture, la médiocrité et la mauvaise foi de nos gouvernants (comme de leurs fidèles chalands). Et de confirmer ce jugement de Rousseau : « Il est douteux que depuis l’existence du monde, la sagesse humaine ait jamais fait dix hommes capables de gouverner leurs semblables. » Je me permets, en retour de votre texte, de partager quelques idées directrices de cette introduction.
La référence immédiate à laquelle chacun pourrait (devrait) songer suite à l’évocation des Lumières est le texte d’Emmanuel Kant, « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1784). Par cette question, le philosophe cherchait, non pas à établir une synthèse exhaustive de la pensée plurielle, ambivalente et contrastée des Lumières, mais à capturer leur signification commune, entièrement contenue, selon lui, dans la devise : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement », afin de te libérer du pouvoir de ceux qui prétendent s’ériger en tuteur de ton existence.
Un passage mérite d’être lu attentivement : « Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, [un GPS qui décide pour moi de ma direction], etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. » A l’autonomie de la pensée (être « majeur »), Kant oppose ainsi l’hétéronomie de la pensée (être « mineur »), qu’il associe à l’autorité d’un « expert » (en spiritualité, en santé, en organisation du travail[1], etc.) moyennant ses « services » afin de guider les activités de ceux qui, consentant à en devenir dépendants (pour lui, par manque de courage), s’amputent des qualités correspondantes. À suivre ce raisonnement, la conclusion est manifeste : l’extension des domaines conjoints de l’expertise et de la marchandise, portée par l’innovation technologique systématique chère à Macron, est diamétralement opposée à l’esprit des Lumières tel que Kant le concevait.
Les héritiers légitimes des Lumières ne sont donc pas les technocrates/marchands qui s’immiscent entre les individus et leurs pensées, leurs activités et leurs besoins, puisque cette médiation instituée (obligatoire) conduit à conforter leur statut de « mineurs ». Au moins deux « amish » de ma connaissance ont prolongé et actualisé les arguments de Kant.
Le premier est l’essayiste américain John Saul qui, pour décrire le détournement de la raison des Lumières par la rationalité technocratique, désignait les technocrates comme les « bâtards de Voltaire ». Ainsi en est-il de notre Président. Saul précisait : « De nos jours, la Raison d’État se change en un principe général que l’on pourrait résumer ainsi : le technocrate sait parfaitement ce qu’il convient de faire. Sans que quiconque se hasarde à le dire ouvertement, le citoyen est privé, d’office, de toute participation. Il (ou elle) est là pour être “gérée” [2]. » Dans le vocabulaire kantien : pour être « mineur ».
L’autre « amish » est Ivan Illich, qui a montré comment le « marché » et l’« expert » élargissent leur contrôle social en transformant toujours plus chacun en un « dépendant » et un « infirme » : un « mineur ». Les marchandises (tangibles ou intangibles) correspondent « directement à des besoins fabriqués par leurs producteurs » et les experts (ou les professionnels, les spécialistes) s’arrogent « l’autorité de décider qui a besoin de quoi, et le monopole des moyens par lesquels ces besoins [seront] satisfaits ». Il ajoute que « la reconstruction sociale commence par la naissance du doute chez les citoyens », c’est-à-dire par l’émergence de l’usage autonome de son entendement, prélude à l’usage autonome de son existence[3].
La « croissance économique », l’« innovation technologique », etc., ne sont ni des nécessités « naturelles », ni des finalités universellement désirables, ni des préceptes sacrés issus des Lumières. Elles ne sont que les incantations magico-idéologiques grâce auxquelles le parti technologiste (de droite ou de gauche) maintient et renforce son pouvoir en maintenant et en renforçant la « minorité » de tous. C’est la raison pour laquelle il n’est nul besoin d’en référer à la catastrophe écologique pour désirer s’émanciper de l’orientation sociale que ces incantations imposent aux croyants. L’une des Lumières les plus remarquables, Diderot, est là, dès l’aube de la première révolution industrielle, pour nous le rappeler :
« Si Rousseau, au lieu de nous prêcher le retour dans la forêt, s’était occupé à imaginer une espèce de société moitié policée et moitié sauvage, on aurait eu, je crois, bien de la peine à lui répondre. L’homme s’est rassemblé pour lutter avec le plus d’avantage contre son ennemie constante, la nature ; mais il ne s’est pas contenté de la vaincre, il en a voulu triompher. Il a trouvé la cabane plus commode que l’antre ; et il s’est logé dans une cabane. Fort bien. Mais quelle énorme distance de la cabane au palais ! Est-il mieux dans le palais que dans la cabane ? J’en doute. Combien il s’est donné de peines pour n’ajouter à son sort que des superfluités et compliquer à l’infini l’ouvrage de son bonheur !
Helvétius a dit, avec raison, que le bonheur d’un opulent était une machine où il y avait toujours à refaire. Cela me semble bien plus vrai de nos sociétés. Je ne pense pas, comme Rousseau, qu’il fallût les détruire, quand on le pourrait ; mais je suis convaincu que l’industrie de l’homme est allée beaucoup trop loin, et que si elle se fût arrêtée beaucoup plus tôt et qu’il fût possible de simplifier son ouvrage, nous n’en serions pas plus mal. (…) je crois qu ‘ily a un terme dans la civilisation, un terme plus conforme à la félicité de l’homme en général, et bien moins éloigné de la condition sauvage qu’on ne l’imagine ; mais comment y revenir, quand on s’en est écarté, comment y rester, quand on y serait ? Je l’ignore. Hélas ! l’état social s’est peut-être acheminé à cette perfection funeste dont nous jouissons, presque aussi nécessairement que les cheveux blancs nous couronnent dans la vieillesse.
Les législateurs anciens n’ont connu que l’état sauvage. Un législateur moderne plus éclairé qu’eux, qui fonderait une colonie dans quelque recoin ignoré de la terre, trouverait peut-être entre l’état sauvage et notre merveilleux état policé un milieu qui retarderait les progrès de l’enfant de Prométhée, qui le garantirait du vautour, et qui fixerait l’homme civilisé entre l’enfance du sauvage et notre décrépitude[4]. »
La domination de l’industrialisme ne s’accroit qu’en désagrégeant toujours plus notre part de « sauvagerie » : d’autonomie matérielle, de réciprocité, de solidarité, de convivialité, de simplicité, etc. En multipliant le besoin de « superfluités » artificielles, il voue les humains à l’anomie et la Terre à la destruction. Si être « amish » consiste à s’opposer aux avancées de cette « décrépitude » et à rechercher l’équilibre entre les états « sauvage » et « policé », alors Diderot démontre que l’on peut être « amish » en se réclamant des Lumières, non comme une source d’autorité aussi vague qu’indiscutable, mais comme une source d’inspiration et de questionnements, textes à l’appui.
Un exemple. Gilbert Rist, après d’autres, distingue deux formes de l’échange. Le premier, « sauvage », est la réciprocité (le don/ contre-don), dont la finalité est de nouer et d’entretenir des liens entre les humains (et entre les humains et les non-humains). Le second, propre à la société industrielle, est l’échange marchand entre individus anonymes. Dans le premier, « la valeur de l’objet est d’abord symbolique, même si elle peut être tantôt considérable, tantôt se réduire à « rien ». (.) L’échange marchand au contraire se concentre sur la valeur du bien, qui ne dépend nullement de la relation qu’entretiennent les échangistes. (.) Il s’agit donc du « degré zéro » de la relation : l’introduction de la monnaie pour rémunérer les biens ou les prestations de service brise le rapport social[5]. » Il s’agit certes là de types-idéaux. La réciprocité a résisté à la marchandisation du monde, sans quoi la société marchande imploserait. Mais elle ne survit que soumise à l’orientation et à l’esprit d’une société gouvernée par la marchandise et les experts. A l’inverse, il est tout à fait possible de concevoir une société plus proche de « l’état sauvage », tolérant des échanges marchands uniquement dans la limite fixée par la prédominance sociale de l’autonomie matérielle et de la réciprocité.
De la même manière, Ivan Illich envisageait de conserver certaines (rares) activités industrielles, dès lors qu’elles serviraient la société conviviale et sa « quête de l’autonomie », « non par un retour « au bon vieux temps » », mais dans une « nouvelle synthèse » : certains biens « continueraient à être produits par des méthodes industrielles. Mais ils seraient considérés et appréciés différemment. Aujourd’hui, les biens marchands sont considérés principalement comme des articles répondant directement à des besoins fabriqués par les producteurs. Dans cette seconde option, ils sont des matières premières ou des outils permettant aux gens de produire des valeurs d’usage assurant la subsistance de leurs communautés respectives[6]. »
N’en déplaise à Macron, être « amish » ne signifie pas simplement un retour à « la lampe à huile », mais l’instauration collectivement partagée d’un art de vivre permettant aux gens ordinaires de régler de façon autonome le sens de leur existence et l’organisation de leurs activités matérielles, en associant la norme du suffisant et un commerce avec la nature se tenant à égale distance de l’impuissance technique et de la démesure technologique[7].
Cette révolution dans le rapport aux éléments naturels n’adviendra que par une révolution des rapports sociaux institués au sein des sociétés industrielles, vers un égalitarisme conséquent. On trouve, chez Rousseau, une telle ambition, qu’accompagne la description, saisissante d’anticipation, de l’état dans lequel se trouve la société industrielle contemporaine :
« C’est donc une des plus importantes affaires du gouvernement, de prévenir l’extrême inégalité des fortunes, non en enlevant les trésors à leurs possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d’en accumuler, ni en bâtissant des hôpitaux pour les pauvres, mais en garantissant les citoyens de le devenir. Les hommes inégalement distribués sur le territoire, & entassés dans un lieu tandis que les autres se dépeuplent ; les arts d’agrément & de pure industrie favorisés aux dépens des métiers utiles & pénibles ; l’agriculture sacrifiée au commerce ; le publicain rendu nécessaire par la mauvaise administration des deniers de l’état ; enfin la vénalité poussée à tel excès, que la considération se compte avec les pistoles, & que les vertus mêmes se vendent à prix d’argent : telles sont les causes les plus sensibles de l’opulence & de la misère, de l’intérêt particulier substitué à l’intérêt public, de la haine mutuelle des citoyens, de leur indifférence pour la cause commune, de la corruption du peuple, & de l’affaiblissement de tous les ressorts du gouvernement[8]. »
Il est assez clair, pour ceux dont l’entendement n’est pas hypnotisé par les écrans et atrophié par la propagande technolâtre, que le déferlement technologique actuel ne fait qu’aggraver tragiquement le constat déjà dressé par Rousseau. Il faut donc prendre notre Président aux mots, en les ramenant à leur sens véritable. Les Lumières ne sont pas l’innovation systématique, au service de l’accumulation aveugle des moyens, etc. Les Lumières sont l’autonomie du peuple se rendant « majeur », dans la fraternité et l’égalité.
L’Univers ayant « hérité de tous les attributs ontologiques de la Divinité » (Alexandre Koyré), le pouvoir de la Technoscience s’est substitué au pouvoir de l’Église et les technoprêtres (les « experts ») se sont instaurés comme les garants indispensables du salut de l’humanité. Ai-je besoin de rappeler ce truisme : « relever le défi de l’écologie contemporaine » est incompatible avec le renforcement de la domination de ceux qui l’ont provoqué ? Et ne pourra se fonder que sur les enquêtes critiques et l’autoéducation des citoyens dont vous faites l’éloge dans votre texte, sans en masquer les difficultés. Il me semble que c’est là, au quotidien, une pratique qu’auraient encouragée un Kant, un Diderot ou un Rousseau.
Avec toute mon « amishtié »,
Jacques Luzi, le 07.10.2020
- Voir J. Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, Gallimard, Paris, 2020. ↑
- J. Saul, Les bâtards de Voltaire, Payot, Paris, 2000. ↑
- I. Illich, Le Chômage créateur (« « Suprématie mutilante du marché », « Services professionnels mutilants »), Œuvres complètes, Volume 2, Fayard, Paris, 2005. ↑
- Diderot, Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé L’Homme, Œuvres, Robert Laffont, Paris, 1994, tome I. ↑
- G. Rist, L’économie ordinaire entre songes et mensonges, Presses de Sciences Po, Paris, 2010. ↑
- Il est significatif qu’Illich exemplifie son propos par la bicyclette, et non par la voiture (type-idéal de la contre- productivité industrielle) ou l’avion (type-idéal de la superfluité industrielle destructrice de la nature). ↑
- Pris dans la logique industrielle, même l’usage de la lampe à huile est destructeur. M. Auzaneau remarquait ainsi qu’au milieu du 19e siècle, « L’apparition de l’industrie du pétrole a sans doute sauvé les baleines, les cachalots, les phoques, les éléphants de mer et les autres mammifères marin pourchassés pour leur graisse », Or Noir. La grande histoire du pétrole, La Découverte, Paris, 2015. ↑
- Rousseau, article « Économie ou Œconomie (Morale & Politique) », dans L’Encyclopédie, 1751. ↑
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