Des sans-abri disposés provisoirement sur un parking comme des voitures.
Ça se passe à Las Vegas, où les centaines d’hôtels de la ville sont fermés en raison de la crise.
Mais les hôtels sont réservés à ceux qui ont de l’argent. Délogés du foyer Catholic Charities où ils avaient trouvé refuge en raison d’un cas de contamination, les sans-abri ont été alignés – en respectant la distance de sécurité – à l’intérieur de rectangles blancs tracés sur le bitume. Un handicapé a traîné là son fauteuil. Les photos sont glaçantes. Le virus braque un projecteur impitoyable sur l’apartheid social. [1]
Mória à Lesbos, l’ignoble porte de l’Europe où les réfugiés sont entassés dans des tentes et des abris délabrés. On appelle ça la détention administrative : ils sont enfermés derrière des barreaux et des barbelés, sans avoir commis la moindre faute. Gestion policière de la migration. Froid, faim, surpopulation, manque d’eau : les conditions hygiénico-sanitaires sont idéales pour l’épidémie. Mais les signaux lancés par les organisations humanitaires résonnent dans le vide. L’opinion publique européenne a d’autres choses en tête. Et, dans le fond, la guerre des États nationaux contre les migrants, favorisée et soutenue par les citoyens, fiers et jaloux de leurs propres droits, peut se poursuivre imperturbée avec quelques alliés supplémentaires.
En Inde, le Premier ministre Modi a décrété le confinement du jour au lendemain, sans le moindre avertissement. Les premières victimes de la mesure ont été les migrants internes – ils sont des centaines de milliers. D’un coup sans travail ni logement dans les mégalopoles, ils ont tenté de monter dans un bus ou un train pour rejoindre leur zone rurale d’origine. Mais le blocus était déjà en vigueur. Certains se sont mis en auto-isolement dans des arbres, privés de médicaments et de nourriture. D’autres ont parcouru à pied des kilomètres – une fuite désespérée, filmée et racontée par les réseaux sociaux, les chaînes de télé, les journaux. À côté des migrants, les autres victimes sont les Dalits, les hors-castes, les derniers des derniers, ces opprimés longtemps appelés « intouchables » car associés à des activités impures et pour cette raison discriminés.
Les pauvres et les parias ne suscitent pas la compassion ; ils provoquent plutôt un mélange de colère, de désapprobation, de peur. Le pauvre n’est pas digne de rachat, étant un consommateur raté, un moins et non un plus dans le budget serré, de même que le paria n’est qu’un inutile trou noir. Toute responsabilité dans leur sort est déclinée a priori, et la bienfaisance est un élan intermittent.
La ceinture sanitaire du désengagement risque de s’étendre démesurément. La disparité entre protégés et sans-défense, qui défie toute idée de justice, n’a jamais été si éclatante et éhontée que durant la crise provoquée par le coronavirus.
Il est difficile de comprendre ce qui arrive si, même sous le choc et saisis par l’effet de discontinuité, on ne regarde pas le passé récent. Le virus a aiguisé et exaspéré une situation déjà bien ancrée qui se trouve soudain mise en pleine lumière sous tous ses aspects les plus obscurs et infâmes. Le prisme du virus fait apparaître la démocratie des pays occidentaux comme un système d’immunité, déjà en vigueur depuis longtemps et qui opère maintenant plus ouvertement.
Dans les débats sur la démocratie, on discute des façons de la défendre, de la réformer, de l’améliorer, sans en mettre en doute ni les frontières, ni l’appartenance, ni encore moins le lien qui la fait tenir : la phobie de la contagion, la peur de l’autre, la terreur de ce qui est dehors. On oublie par conséquent que la discrimination est toujours déjà latente. Même ces citoyens qui se battent contre le racisme (ce si puissant virus !), en demandant, par exemple, d’ouvrir les frontières de leur propre pays, tiennent pour acquise la « propriété » du pays, l’appartenance nationale.
Se trouve ainsi présupposée une communauté naturelle fermée, prête à sauvegarder sa souveraine intégrité. Cette fiction puissante, qui a régné pendant des siècles, pousse à croire que la naissance suffit, comme une signature, pour appartenir à la nation. La mondialisation a beau avoir desserré ces nœuds, la perspective ne semble pas beaucoup changée. La discussion se focalise sur l’administration interne : réformer les lois, améliorer l’efficacité, moderniser les instruments de délibération, garantir les droits des minorités – démocratiser la démocratie. Mais cette perspective politique exclut la réflexion sur les frontières et néglige le nœud de l’appartenance. Le regard se concentre donc sur l’intérieur en tournant le dos à l’extérieur. Comme si les frontières étaient un fait établi, comme si une communauté tenue par l’ascendance génétique était une évidence. Considérées comme des données naturelles, ces questions sont expulsées de la politique, ou, plus exactement, dépolitisées. Ce qui signifie que la politique se base sur un fondement non politique. C’est en outre un fondement discriminatoire, qui marque un dedans et un dehors. Quoique différemment, la coercition s’exerce aussi sur le citoyen qui, tout en jouissant de protection, est saisi dans cet ordre, sans avoir pu choisir. L’architecture politique contemporaine capture et bannit, inclut et exclut.
C’est dans ce contexte que la démocratie immunitaire peut fonctionner. Il faut préciser que l’adjectif n’est nullement inoffensif, qu’il promet au contraire d’attenter et de nuire à la démocratie. Peut-on vraiment parler de « démocratie » dès lors que l’immunisation vaut pour certains et non pour d’autres ?
On oublie souvent qu’il existe des modèles différents, voire opposés, de démocratie. Le nôtre est toujours plus éloigné de celui de la pólis grecque dont nous aimons pourtant nous réclamer. Il ne s’agit pas d’en privilégier, comme le font certains, une vision louangeuse et enthousiaste, en ignorant l’exclusion des femmes de la vie publique, la déshumanisation des esclaves. Cependant, pour les citoyens grecs, l’engagement commun et la participation étaient des choses importantes.
Dans la modernité règne en revanche un modèle qui, après s’être développé dans la démocratie américaine, s’est diffusé insensiblement dans le monde occidental et occidentalisé. Il peut se synthétiser par la formule noli me tangere. C’est tout ce que le citoyen exige de la démocratie : ne me touche pas. Personnes, corps, idées doivent pouvoir exister, se déplacer, s’exprimer sans être touchés, c’est-à-dire sans être inhibés, contraints, interdits par une autorité extérieure. Du moins tant que ce n’est pas inévitable. Toute la tradition de la pensée politique libérale a insisté sur ce concept négatif de liberté. On ne demande pas la participation ; on exige en revanche la protection. Si c’est le partage du pouvoir public qui intéressait le citoyen grec, le citoyen de la démocratie immunitaire aspire avant tout à sa propre sécurité. On peut dire que c’est là la limite la plus grave du libéralisme qui confond ainsi garantie et liberté. Cette vision négative pèse sur la démocratie, réduite à un système d’immunité qui doit sauvegarder les vies humaines dans leurs multiples aspects.
À mesure que ce modèle s’est imposé, les exigences de protection se sont renforcées. C’est ce qu’a parfaitement montré Alain Brossat, en soulignant le rapport étroit entre droit et immunité. Souvent, pour les citoyens et les citoyennes, jouir de la démocratie signifie uniquement bénéficier de façon toujours plus exclusive de droits, de garanties, de défenses. Noli me tangere est le mot d’ordre tacite qui inspire et guide cette « bataille des droits » en laquelle on croit souvent voir le front le plus avancé de la civilisation et du progrès. Bien sûr, ces luttes ont été et sont encore pertinentes. Mais la question soulevée ici est autre.
La condition d’immunité réservée aux uns, les protégés, les préservés, les garantis, est niée aux autres, les exposés, les parias, les abandonnés. On souhaite des soins, de l’assistance, des droits pour tous. Mais la sphère du « tous » est toujours plus fermée : elle a des frontières, elle exclut, elle laisse derrière des restes. L’inclusion est un mirage flagrant, l’égalité une parole vide qui sonne désormais comme un affront. Le décalage s’agrandit, l’écart s’approfondit. Ce n’est plus seulement l’apartheid des pauvres. La ligne de partage est précisément l’immunité, qui creuse le sillon de la séparation. À l’intérieur même des sociétés occidentales. Et plus encore au-dehors, dans l’immense hinterland de la misère, dans les périphéries planétaires de l’abattement et de la désolation. Là où survivent les perdants de la mondialisation, le système de garanties et d’assurances n’arrive pas. Internés dans des camps, parqués dans les vides urbains, jetés et entassés comme des ordures, ils attendent patiemment un éventuel recyclage. Mais le monde du jetable n’a que faire de l’excédent. Les déchets polluent. Mieux vaut, par conséquent, se tenir à bonne distance de ces contaminés, contaminables, source de mal, cause de contagion.
Cette autre humanité – mais sont-ils bien « humains » ? – est livrée inexorablement à des violences en tous genres, guerres, génocides, famine, exploitation sexuelle, nouveaux esclavages, maladies. Aux dispositifs de contrôle dans notre monde répondent le désordre et le déchaînement ininterrompu des forces naturelles dans l’autre. Réduits à de simples corps, les « sauvages » pourront faire face à des infections sauvages, des épidémies persistantes, comme le sida, des virus mortels, comme Ebola, qui sont à peine mentionnés dans la presse et ne rentrent pas dans le récit dominant. Au fond de lui, le citoyen inscrit dans la démocratie libérale croit que l’abandon des parias est la conséquence de leur barbarie.
Le paradigme immunitaire est à la base de la froideur imperturbable que les immuns affichent face à la douleur des « autres », non les autres en général mais les contaminables. Là-bas la douleur est un destin tracé, une inéluctabilité ; ici le moindre malaise doit être apaisé, le plus léger trouble éliminé. Cela aussi c’est une frontière. L’anesthésie fait partie de l’histoire démocratique. Laurent de Sutter en a parlé dans son livre sur le narco-capitalisme. S’immuniser signifie donc aussi s’anesthésier. On peut ainsi être les spectateurs impassibles d’injustices terribles, de crimes féroces, sans éprouver d’angoisse, sans se soulever d’indignation. Le désastre glisse sur l’écran sans laisser de trace. Même connecté, le citoyen immun est toujours déjà dégagé, exempt, indemne. L’anesthésie démocratique ôte la sensibilité, paralyse le nerf à nu. Parler d’« indifférence », comme beaucoup le font, c’est réduire à un choix moral personnel une question éminemment politique. Au fond, même le thème du racisme peut en être l’illustration. Il s’agit plutôt d’une tétanie affective, d’une contraction spasmodique qui provoque un engourdissement irréversible.
Plus l’immunisation devient exigeante et exclusive pour qui est dedans, plus implacable est l’exposition des superflus au-dehors. Ainsi fonctionne la démocratie immunitaire.
Le double standard avait été bien rodé par l’expérience totalitaire. Dans sa célèbre analyse du totalitarisme, Hannah Arendt lançait plus d’un avertissement. Les non-personnes – cette « lie de la terre » flottant entre les frontières nationales – finiraient réduites à un état de nature,
à une vie nue et sans défense, où elles ne pourraient pas même conserver leur humanité. C’est le naufrage des droits humains qui était pointé du doigt. Dans le monde actuel qui, effaçant la mémoire d’un coup d’éponge, a cru se séparer du passé totalitaire, le double standard est devenu une dualité bien établie, une division tracée par le mouvement même de la civilisation, un partage qui se donne pour une lutte contre la barbarie, un progrès démocratique.
Bien sûr, la condition d’immunité n’est pas un droit garanti mais une norme générale qui varie, suivant les dynamiques du pouvoir, y compris à l’intérieur des démocraties libérales. Il suffit de penser au corps des femmes qui risquent abus et discriminations, entre les murs domestiques comme sur leur lieu de travail. Et le corps du clochard arrêté dans un commissariat est tout sauf intangible lui aussi, de même que celui du vieillard relégué dans une maison de retraite.
L’important est que l’immunisation vise à protéger le corps (et l’esprit) de chaque citoyen. Les formes d’aversion se multiplient, la phobie du contact se répand, le mouvement de rétraction devient spontané. C’est précisément dans cette rétraction qu’il faut voir la tendance du citoyen à s’éloigner de la pólis et de tout ce qui réunit. Il n’en répond plus. Il est dés-affecté. Mais l’anesthésie du citoyen immunisé, la basse intensité de ses passions politiques, qui font de lui le spectateur impassible du désastre du monde, sont aussi sa condamnation. Là où règne l’immunité, la communauté se dérobe. C’est ce qu’a expliqué Roberto Esposito en plaçant au centre du lien de la communauté la crainte de la mort. C’est aujourd’hui une peur très insaisissable, diffuse et incertaine, qui coagule ponctuellement la communauté d’un « nous » fantasmatique.
Dans le mot latin immunitas il y a la racine munus, un terme difficile à traduire, qui signifie tribut, don, charge, mais dans le sens d’une dette jamais remboursable, d’une obligation mutuelle, qui lie inexorablement. En être exemptés, dispensés, c’est précisément être immuns. Le contraire d’immun est commun. Individuel et collectif, en revanche, sont les deux faces symétriques du régime immunitaire. Commun indique le partage de l’engagement réciproque. Il ne s’agit en aucun cas d’une fusion. Faire partie d’une communauté implique d’être liés, obligés les uns envers les autres, constamment exposés, toujours vulnérables.
C’est pourquoi la communauté est constitutivement ouverte ; elle ne peut pas se présenter comme une forteresse identique à elle-même, fermée, défendue, protégée. Auquel cas ce serait plutôt un régime immunitaire. De fait, ce qui s’est produit, ces dernières années surtout, c’est un étrange quiproquo qui nous a fait prendre la communauté pour son contraire, l’immunité. Cette dérive est sous les yeux de tous. La démocratie se débat ainsi entre deux tendances opposées et inconciliables. Là se jouera son futur. La démocratie immunitaire est pauvre en communauté – elle en est désormais quasi privée. Quand on parle de « communauté » on entend seulement un ensemble d’institutions qui renvoient à un principe d’autorité. Le citoyen est soumis à celui qui lui garantit protection. Il se garde en revanche de l’exposition à l’autre, il se préserve du risque de contact. L’autre est infection, contamination, contagion.
La politique immunisante repousse toujours et en tout cas l’altérité. La frontière devient le cordon sanitaire. Tout ce qui vient de dehors rallume la peur, réveille le trauma contre lequel le corps des citoyens a cru s’immuniser. L’étranger est l’intrus par excellence. L’immigration est donc apparue comme la menace la plus inquiétante.
Mais les effets dévastateurs de l’immunisation, un grand nombre de maladies auto-immunes notamment, retombent sur les citoyens eux-mêmes et ce n’est sans doute qu’à présent, dans cette crise épochale, qu’ils émergent clairement. Par exemple, là où l’administrateur souverain finit par révéler, derrière le masque, son visage obscur, monstrueux, en laissant mourir par négligence, détachement, incompétence.
Le citoyen de la démocratie immunitaire, privé d’accès à l’expérience de l’autre, se résigne à suivre toutes les règles hygiénico-sanitaires et il n’a pas de difficulté à se reconnaître comme patient. La politique et la médecine, deux sphères hétérogènes, se superposent et se confondent. On ne sait pas où finit le droit et où commence la santé. L’action politique tend à prendre un tour médical tandis que la pratique médicale se politise. Là aussi le nazisme a fait école – aussi scandaleux qu’il puisse sembler de le rappeler.
Le citoyen-patient, plus patient que citoyen, bien qu’il puisse apparemment jouir de défenses et de protections, et profiter d’une vie en zone anesthético-immunitaire, ne pourra manquer de s’interroger sur les aboutissements d’une démocratie médico-pastorale, de regarder avec inquiétude l’ascendant de la réaction auto-immune.
[1] Ce texte est extrait de Un Virus Souverain – L’asphyxie capitaliste de Donatella Di Cesare qui vient de paraître aux éditions La Fabrique.
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