On achève bien les enfants
https://www.levelesyeux.com/fabien-lebrun-on-acheve-
Et si l’avenir de l’éducation ne passait pas par les écrans ?
La numérisation de l’école est nuisible aux enfants et à l’environnement
https://reporterre.net/La-numerisation-de-l-ecole-est-n
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On achève bien les enfants
Écran global, pensée globale ?
Depuis une vingtaine d’années, l’écran, mis en perspective avec l’enfance, pose de nouvelles problématiques1. Questionner les enfants de notre société contemporaine (leur quotidien, leurs relations familiales, leurs rêves et leurs désirs, etc.) ne peut plus se faire sans évoquer les écrans. À mesure que ceux-ci se sont propagés et imposés dans tous les espaces-temps de la condition enfantine, des problèmes générés par les écrans se sont intensifiés quand d’autres sont apparus. Certains d’entre eux ont particulièrement été mis en lumière ces dernières années. Les écrans ont ainsi été récemment dénoncés, à juste titre, comme étant toxiques, des dangers pour les enfants, ou encore à l’origine de divers ravages2.
J’utiliserai pour ma part le terme de destruction, entre autres parce que ces différents maux apparaissent ni à n’importe quel moment ni n’importe où, mais dans un contexte précis, à savoir une phase historique du capitalisme, et se manifestent différemment en fonction des régions du monde. Il s’agira donc dans ce livre de confirmer et renforcer le concept de destruction3 qui définit le mieux le capitalisme actuel, de l’appliquer à l’enfance et aux enfants par le prisme des écrans et des technologies numériques, selon deux acceptions : dans un premier temps, la destruction de l’enfance, enfance renvoyant ici à la spontanéité, au jeu, à l’imaginaire et à la création, à l’utopie et aux multiples possibles, puis, dans un second temps, la destruction des enfants, d’enfants ou de l’enfant comme petit d’homme, petit humain, mineur ou futur adulte. De fait, la thématique des enfants et des écrans permettra une lecture du capitalisme contemporain, de changements sociétaux des deux dernières décennies et de tendances socio-politiques à venir.
Les destructions multiples et variées générées par les écrans doivent désormais être considérées comme interdépendantes, toutes liées les unes aux autres. Cette destruction des enfants partout dans le monde, causée par les écrans, se déroule sous nos yeux, encore refoulée en dépit des lanceurs d’alerte, scientifiques et professionnels de l’enfance, des nombreux rapports, enquêtes, études empiriques et autres observations cliniques. Je ferai donc une déclinaison de certains aspects de cette destruction massive de l’enfance provoquée par les écrans, particulièrement depuis quelques années par l’exposition précoce et répétée (ou surexposition), notamment à cause de deux gadgets technologiques à écran inutiles pour les êtres humains mais indispensables pour le capitalisme : le smartphone en 2007 et la tablette en 2010.
Le propos de ce livre est dans un premier temps de confirmer et corroborer ces analyses récentes qui ont eu quelques échos médiatiques, les appuyer avec d’autres études, observations et croisements de sources qui à force de s’accumuler constituent désormais un rayon de librairie4. Il s’agit de soutenir leurs constats et leurs prises de position courageuses, d’autant plus suite à une « mode » médiatique aussitôt évacuée par une autre répondant au principe de l’actualité. Un an ou deux après ces « lanceurs d’alerte », il s’agit de réaffirmer leurs conclusions alarmantes, continuer à dénoncer les effets dévastateurs des écrans pour les nouvelles et les futures générations.
L’apport de ce livre est de mettre en relation et en tension ces analyses avec des éléments complémentaires à une critique des écrans en tant que contenant (première partie), ainsi qu’avec des éléments supplémentaires à une critique des contenus des écrans (deuxième partie), notamment une critique systématique des industries culturelles contemporaines (la téléréalité est par exemple habituellement peu évoquée). Depuis une vingtaine d’années, en même temps que cette prolifération d’écrans et ses graves répercussions sur les enfants s’est opérée une mutation des industries médiatiques non moins inquiétante.
Si les responsabilités sont multiples, contrairement aux académiciens qui dans leur dernier rapport font porter sans gêne aucune la responsabilité sur les parents5, je me focaliserai pour ma part sur la responsabilité de l’industrie numérique qui a malheureusement beaucoup d’intérêts à détruire les enfants par les écrans qu’ils vendent (troisième partie). Mais surtout, je constate au sein de ces ouvrages une critique restreinte et limitée à la surexposition des écrans dans les régions ou pays riches. C’est cette faille ou ce manque que je propose de combler afin de complémentariser et densifier la critique déjà existante, d’élargir la prise de conscience et ainsi établir des ponts au sein de la lutte contre la destruction des enfants par les écrans. L’écran, le numérique et plus généralement la technologie sont appréhendés ici comme une question politique – réflexions politiques sur les technologies numériques qui font d’ailleurs cruellement défaut au sein des partis politiques, syndicats et organisations non gouvernementales.
Ce parti pris permet de valoriser différemment ces analyses uniquement portées sur les pays riches afin de les inclure au sein d’une critique plus globale et radicale, en injectant de la critique sociale et politique, des considérations anthropologiques et économiques et des réflexions écologiques. Cet « état des lieux » s’avère effectivement incomplet et insatisfaisant, puisque la destruction concernant dans un premier temps l’enfance des centres capitalistes – soit une destruction par les écrans du point de vue de leur consommation – est sans commune mesure avec la destruction des enfants des périphéries capitalistes6 par les écrans du point de vue de leur production (quatrième partie). L’une ne se comprend d’ailleurs pas sans l’autre. Inédite et spécifique au capitalisme contemporain, cette destruction totale forme effectivement un tout qui fait système.
Il s’agit donc de déplacer le curseur, occasion de réaffirmer une posture épistémique (pluri et transdisciplinarité, multiréférentialité, pensée hétérogène et dialectique), qui s’inscrit au sein d’une tradition de pensée, de l’École de Francfort aux situationnistes, en passant par une critique marxienne et des penseurs « technocritiques ». L’écran se révèle être un formidable analyseur pour une théorie critique de la crise et de l’effondrement en cours et à venir sur bien des aspects de notre civilisation. Bien sûr, de nombreux problèmes existent depuis longtemps, avec un déni persistant. Mais Internet et les réseaux sociaux, le smartphone et la tablette ont amplifié et généralisé ce que les seules télévisions et consoles de jeux vidéo généraient déjà, quoiqu’avec des contenus différents aujourd’hui, en agrégeant ces différents ravages et en provoquant d’autres.
Aussi pertinentes et nécessaires soient les alertes et analyses – de véritables hymnes à l’enfance contre vents et marées dominants –, elles ne révèlent et dénoncent qu’une partie du problème. Lorsque Desmurget écrit qu’il faut « aborder le problème dans sa globalité, que ce qu’il convient d’interroger, […] c’est le bilan global […]. Seul compte la réalité d’ensemble » et qu’il convient « d’examiner l’impact résultant global7 » ou que Duflo « réalise que la détresse des parents est mondiale [avec] une prise de conscience partout dans le monde » et a écrit son livre « pour les enfants d’aujourd’hui dans tous les pays saturés de technologie numérique 8 », le problème est que les écrans sont dangereux pour les enfants en dehors de l’Europe, tout comme ils sont toxiques ou mortels pour les enfants et le sol des continents asiatique et africain en tant que déchets.
De son côté, Spitzer évoque l’emprise des écrans et du numérique comme « un phénomène global », avec à craindre « des implosions culturelles » de notre civilisation « qui n’iront pas sans conflits militairesfn] Manfred Spitzer, Les ravages des écrans. Les pathologies à l’ère numérique, op. cit., p. 327-328.[/fn] ». Mais c’est déjà le cas, et ce depuis vingt ans au Congo, meurtri justement par des conflits militaires déterminés par un extractivisme névrotique de minerais indispensables à la production des écrans, avec travail, esclavage et massacres d’enfants. Ici, c’est la critique du fétichisme de la marchandise qu’il faut convoquer. Les dangers, la toxicité et les ravages des écrans pour les enfants sont également observables tout au long du cycle marchand d’un écran (de sa production et fabrication avant la consommation, à sa disparition et élimination après la consommation).
L’intense et vaste dégradation de l’enfance en centres capitalistes est impensable sans celle des enfants en périphéries capitalistes. Les problèmes engendrés par les écrans dans nos pays riches, dans un contexte de mondialisation, ne sont pas endogènes : ils ne s’auto-engendrent pas. Il ne suffit pas de dire qu’il y a aussi des problèmes là-bas. Il y a des problèmes ici, générés par la surexposition, parce que les écrans posent problème là-bas. Les deux sont inséparables et s’auto- alimentent. Marx pensait déjà que des mouvements historiques ne se diffusent pas depuis les centres capitalistes mais naissent dans une relation combinée avec les périphéries. Les deux dernières décennies représentent d’après moi une phase historique dont l’écran et l’enfant peuvent donner une lecture. La plupart des éléments exposés dans ce livre sont apparus les vingt dernières années. Ne pas essayer d’en donner des significations et des interprétations serait une grave erreur, l’aveu d’une démission politique et d’une résignation face à la souffrance de tant d’enfants. Ce sont les cris des suppliciés qu’il faut faire résonner jusqu’à nos contrées. Le propos n’est pas de diaboliser l’écran (c’est la dose qui fait le poison, c’est-à-dire la surexposition, comme le répète Spitzer), mais de proposer une lecture critique de la mondialisation capitaliste par le prisme des écrans et des enfants.
Il serait de mauvaise foi de rendre les écrans responsables de tous les maux évoqués, ceux-ci s’inscrivent évidemment au sein d’un environnement particulier et sont tributaires d’autres déterminations sociétales et systémiques que nous exposerons. Plusieurs études sont donc reprises et validées par des dizaines d’autres sur le même sujet. Chacune ne prétend d’ailleurs pas à « la » vérité exacte et/ou définitive. Par contre, prises ensemble, par leur effet accumulatif et agrégatif, couvrant toujours plus d’aspects de la vie de l’enfant, et confrontées à d’autres d’analyses au sein d’une vision holistique, les tendances sont claires et convergent vers une destruction accélérée de l’enfance et une destruction de masse d’enfants elles-mêmes convergentes, qui ne feront que s’accentuer de par la dynamique même du capitalisme reposant entre autres sur la multiplication d’écrans et à l’origine de l’autocroissance technique. Des millions d’enfants dominés et diminués à cause des écrans dans les centres capitalistes, aux millions d’enfants mutilés et tués à cause des écrans dans les périphéries capitalistes : c’est bien la totalité que nous visons.
Extrait de Fabien Lebrun,
On achève bien les enfants. Écrans et barbarie numérique,
Lormont, Le Bord de l’eau, 2020, 178 p., 16€.
contretemps.eu
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Et si l’avenir de l’éducation ne passait pas par les écrans ?
Cela fait quelques années déjà que nos dirigeants politiques voient dans les écrans l’avenir de l’éducation. Les « États-généraux du numérique pour l’éducation », les 4 et 5 novembre dernier, ont marqué une étape supplémentaire dans l’avancée de ce projet politique en entérinant toutes les orientations prônées par la « Ed Tech » – ou technologie de l’éducation – sans qu’aucune voix dissonante ne puisse y être entendue.
Après le « Plan numérique pour l’école » de François Hollande, le passage aux lycées 4.0 en régions Île-de-France et Grand Est, les tablettes distribuées par les conseils départementaux et régionaux aux élèves un peu partout, l’« école élémentaire 4.0 » inaugurée dans le Val d’Oise par le Ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer en septembre dernier, la multiplication d’écrans dès la première année de maternelle, doit-on s’attendre à voir arriver des tablettes pour bébés à la crèche… ?
Mais pour quelles raisons, au juste, faut-il à tout prix remplacer livres et cahiers – bientôt les enseignants ? – par des écrans ? Comme l’a bien montré Naomi Klein, une « stratégie du choc » est à l’œuvre de la part des entreprises du numérique à l’heure de la lutte contre le Coronavirus. Le confinement et l’enseignement à distance sont venus donner un formidable coup d’accélérateur à un projet déjà bien pensé mais encore peu osé.
Pourtant, un nombre chaque jour croissant de parents, d’enseignants et autres personnels de l’éducation nationale découvre avec effroi les effets néfastes de la surexposition aux écrans et refuse que l’école républicaine ne se transforme elle aussi en kaléidoscope géant, après nos maisons, nos gares et nos rues. Nos associations se font ici l’écho de ce refus, comme nous l’avons écrit à travers deux courriers adressés au gouvernement, aux Présidents d’exécutifs locaux et à l’ensemble des parlementaires, restés à ce jour lettres mortes1.
Une catastrophe éducative et sanitaire
Aucune étude indépendante n’est parvenue à démontrer un impact positif du numérique sur les apprentissages, bien au contraire : dans l’étude PISA de 20152, les pays qui ont le plus bas niveau scolaire sont ceux qui utilisent le plus les outils numériques. Ô surprise, les humains transmettent mieux le savoir que les écrans. En outre, les effets délétères de la surexposition aux écrans sur la jeunesse sont constatés partout et également documentés par plus de 1 500 études internationales : troubles de l’attention, du sommeil, des apprentissages, retard de langage, troubles cognitifs, intolérance à la frustration, baisse de l’empathie, violence, cyber-harcèlement, isolement, dépression3… L’école doit-elle contribuer à augmenter le temps d’écran, déjà supérieur à la moitié du temps éveillé pour une majorité de collégiens et lycéens ou au contraire offrir un havre de déconnexion ?
Une aberration écologique, économique et sociale
Ce drame sanitaire et éducatif immédiat est aussi une aberration politique à long terme. Comment concilier les ambitions écologiques indispensables à l’heure du réchauffement climatique et l’achat massif d’objets polluants lors de leur fabrication et de leur utilisation ? Pour rappel, le numérique représente d’après le Shift Project 4% du total des émissions de gaz à effet de serre, soit davantage que le secteur aérien, et connaît une hausse constante, que la numérisation de l’éducation alimente. L’argent public dépensé – près de 2,5 milliards d’euros depuis 20134 – dans des tablettes obsolètes tous les trois ans ne serait-il pas plus utile, par exemple, dans le recrutement de personnel ou la réparation des écoles vétustes ?
Toutes ces raisons poussent de plus en plus de parents d’élèves à retirer leurs enfants de l’enseignement public pour les inscrire dans des établissements privés sans écrans, accentuant ainsi les inégalités sociales. Un phénomène déjà bien ancré aux États-Unis où les parents de la Sillicon Valley paient l’éducation Waldorf sans écran jusqu’à 14 ans, tandis que dans le public on n’apprend même plus à écrire dans 45 États sur 50. C’est pourquoi certains territoires français, à l’instar du Loiret, font marche arrière et retirent l’équipement numérique destiné aux enfants.
Une farce démocratique
Comme pour la 5G, imposée en France en dépit des dangers de l’exposition aux ondes et du coût écologique, qui rendent une majorité de Français sceptiques, c’est la stratégie du bulldozer qui est adoptée. Dans la « voie unique vers le progrès » justement dénoncée par Bruno Latour, l’opposition au « numérique éducatif » est niée, elle n’est pas conviée à des États-Généraux qui rassemblaient avant tout la Ed Tech et ses promoteurs publics et dont on se demande bien ce qu’ils avaient de « généraux ».
Comme pour la 5G, le gouvernement confond « Révolution » et « putch », en imposant par le haut des décisions arbitraires au seul profit de secteurs industriels, et dans le déni complet de l’élémentaire principe de précaution et de souci du bien commun.
Nos associations veulent encore croire en l’école publique, gratuite et de qualité, qui ouvre les esprits au lieu de les formater, en la lecture approfondie de textes et en l’écriture manuscrite, alliées de la mémoire, de la réflexion et de l’intelligence. Elles veulent encore croire en une école au sein de laquelle le savoir est transmis non par des machines et des algorithmes, mais par des humains, libres et éclairés.