L’état de confinement que des populations entières vivent en Europe et ailleurs mérite une réflexion approfondie alors que la pandémie n’a jamais été anticipée, malgré les alertes annoncées depuis longtemps par les spécialistes.
Si l’urgence de la prévention ne saurait être niée en raison de la virulence du virus, l’impréparation à la lutte dans les milieux médicaux et les pouvoirs publics explique la brutalité et la généralisation du confinement des populations, alors qu’une anticipation aurait certainement permis des mesures de prévention beaucoup moins douloureuses. Cette tentation du recours à un pouvoir autoritaire est une constante des périodes troublées. Ceci étant dit, il faut savoir distinguer un pouvoir autocratique tel que nous en faisons l’expérience aujourd’hui en France de la notion de totalitarisme.
Il faut d’abord rappeler que la notion de totalitarisme, née de l’expérience du premier conflit mondial de nature industrielle. a démontré la vanité des clivages politiques existants entre régimes démocratiques fondés sur le suffrage universel et les régimes monarchiques d’Europe centrale. Derrière cette « illusion politique » (selon l’expression de Jacques Ellul) se cachait la réalité du développement industriel à l’origine des épouvantables massacres ayant affecté les populations européennes. Sur le plan des principes politiques, le Conseil d’État, dans un arrêt célèbre (26 juin 1918, Heyries), avait suspendu le principe de légalité, autrement dit celui de l’État de droit au nom des « circonstances exceptionnelles », une décision qui signe l’entrée dans un processus totalitaire. Bien entendu, le second conflit mondial a contribué à perfectionner encore cette organisation. De là le succès de ce nouveau vocabulaire politique durant l’entre-deux guerres, un succès confirmé à l’époque par l’instauration des régimes nazis et stalinien durant une période de paix. Le caractère commun entre ces deux formes de totalitarisme tient au rôle central joué par l’État et son monopole de la violence légitime (Max Weber), un monopole renforcé par l’existence d’un parti unique.
Comme l’ont montré différents auteurs dont mon père(1) et la philosophe américaine Hannah Arendt, cette conception du pouvoir politique englobe toute les dimensions de la société et se caractérise à la fois par la propagande et la terreur qui est à l’origine d’un célèbre poème d’Aragon J’appelle la terreur du fond de mes poumons qui témoignait de l’enthousiasme de l’auteur vis-à-vis de l’expérience communiste en URSS. L’économie comme la culture étaient alors mises à contribution pour servir la cause en honorant le grand chef (Duce, Lider maximo, Führer, etc.), au même titre que la science et la technique totalement mobilisées pour l’effort de guerre. Bien entendu, les apparences de la démocratie libérale étaient parfois maintenues avec l’existence formelle d’une constitution comme en Union Soviétique, contrairement à l’Allemagne nazie où des juristes comme Carl Schmitt ont édifié une doctrine de justification du pouvoir institué. Cependant les principes de l’État de droit, dont en particulier l’indépendance de la justice et le principe de légalité, sont abolis, car ils en constituent la clé de voûte.
Le totalitarisme politique se caractérise surtout par une impitoyable répression de toute forme d’opposition qui peut aller au sein de la société civile jusqu’à l’institution d’une véritable terreur instillée au sein de la population, et plus précisément au sein des catégories sociales les plus éduquées, qui est mise en œuvre par les pouvoirs démesurés de la police. De là une soumission volontaire de la population qui est orchestrée par une propagande omniprésente fondée sur un détournement du vocabulaire politique, comme l’a souligné en son temps George Orwell. Au cœur du dispositif de l’État totalitaire, il y a le parti unique réunissant les fidèles du régime comme les carriéristes et à la tête duquel domine le grand leader. Un espace privé subsiste au sein des familles qui échappe à l’emprise de l’organisation — c’est l’exemple de la cuisine dans l’ancienne URSS —, une exception qui disparaît avec le régime chinois utilisant massivement les technologies numériques de surveillance, des technologies aujourd’hui en cours de diffusion dans nos régimes politiques occidentaux soi-disant libéraux qui peuvent muter rapidement en mode totalitaire en fonction des circonstances. À ce stade, les humains ne sont alors plus considérés que comme des pions déplaçables ou des numéros sans plus aucune existence charnelle, et encore moins spirituelle.
Mais, avec la loi du 23 mars 2020 relative à l’état d’urgence sanitaire destinée à faire face à l’épidémie, suivie d’une série d’autres destinés à perfectionner encore le dispositif liberticide, les pouvoirs publics ont franchi un seuil spectaculaire qui a même retenu l’attention de la commission ONU des droits de l’homme, dont la France été l’initiatrice. Comme cela a été dit par mon collègue Paul Cassia(2) on assiste alors à la remise en question de l’État de droit sans que cela fasse réagir les plus hautes institutions juridictionnelles de l’État comme le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel. Ces textes législatifs, votés par le Parlement sans de vrais débats politiques, suppriment purement et simplement tous les droits et libertés constitutionnels dont notre pays [Ndrl : la France] a hérité depuis la Révolution, parmi lesquels la liberté d’aller et venir, inscrite dans notre Déclaration des droits de l’homme de 1789. Seule la liberté d’expression n’a jusqu’à présent pas été touchée, quoique menacée, ce qui permet encore, dans la presse et sur le réseau internet, l’expression de critiques impossibles à imaginer dans un régime totalitaire aussi parfait que celui de la Chine.
Quoiqu’il en soit, la loi sur l’État d’urgence sanitaire vise à instituer un confinement total des populations qui l’ont accepté dans la mesure où il s’agit de faire face à la pandémie pendant une durée de temps déterminée, afin d’en faire disparaître la menace. Il y a là une justification sanitaire qui permet tous les abus de pouvoirs possibles et imaginables justifiés par la panique des populations qui n’ont pas les moyens de vérifier la pertinence des moyens autoritaires qui leur sont imposés. Et c’est là la particularité de ce type de totalitarisme permettant au pouvoir politique de s’ingérer dans les plus petits recoins de la vie quotidienne de chacun de nous, comme le fait de sortir de chez soi pour prendre l’air, et ceci sans qu’il y ait, pour certaines de ces mesures, de vraies justifications de sécurité sanitaire. De là le sentiment d’arbitraire et d’étouffement vécu par certains de nos concitoyens choqués de se voir interdire d’aller voir ses voisins ou de travailler son potager. Il est vrai que chacun de nous peut avoir des comportements irresponsables vis à vis d’autrui alors que nous ne savons pas si nous sommes ou non porteur du virus. De là, le recours sans nuances au principe de précaution paradoxalement peu utilisé en matière de protection de l’environnement. Or aujourd’hui cet encadrement sanitaire de notre vie sociale va de pair avec un ensemble de mesures liberticides résultant d’attentats islamistes particulièrement horribles. Chaque nouvel attentat provoque de nouvelles mesures liberticides contribuant à enraciner davantage le modèle de l’État totalitaire dans notre histoire politique.
Totalitarisme sanitaire
Le totalitarisme sanitaire est aujourd’hui chez nous en cours d’expérimentation à l’occasion de l’irruption de la pandémie mondiale, car il est seul considéré comme capable de faire face à la toute-puissance de la nature. Il appartient en fait à la catégorie plus générale du totalitarisme technoscientifique qui, en France, a été ébauché avec le programme nucléaire, toujours accompagné de pratiques répressives représentées par l’usage de la violence policière et l’administration de lourdes condamnations pénales. Cela a été particulièrement évident à Bure pour les opposants à l’enfouissement des déchets radioactifs. Dans ce dispositif, point n’est besoin de critères d’ordre politique, car c’est le jugement scientifique qui représente l’ultima ratio. Seule une expertise contradictoire comme celle du docteur Raoult peut prétendre avoir droit de cité, et encore !
Pourtant, dans ce dispositif carcéral, il y a des questions d’ordre politique et moral complètement indépendantes des jugements d’ordre scientifique mais qui, pourtant, ne peuvent échapper à des déterminants d’ordre sociologique. Dans la controverse des experts relative à l’usage de l’hydroxychloroquine ou aux vaccins interviennent des facteurs tels que l’existence de coteries professionnelles et de concurrence entre spécialistes qui peuvent fausser le jugement scientifique, sans compter la défense d’intérêts économiques, un fait bien connu dans certains dossiers de scandales industriels comme celui du Mediator ou du « sang contaminé ». Or le constat de l’existence de tels facteurs relève du jugement politique bien conçu et non de controverses relevant de la science dure, autrement dit du raisonnement de chacun cultivant un certain bon sens, fondement de l’exigence démocratique.
À la base de la prétention de la science, il y a le fait que la science ne se limite plus au jugement de fait mais veut aller au-delà sur des terrains qui lui sont étrangers par nature. Les jugements de fait deviennent alors prescriptifs, ce qui peut se comprendre lorsqu’il s’agit d’adopter une mesure de prévention particulière concernant un patient, mais certainement pas pour protéger une partie de la population, car il y a dans ce genre d’hypothèse trop de considérations d’ordre sociétal à prendre en compte pour ne pas tomber dans l’arbitraire. L’enfermement de catégories entières de populations qui a pour conséquence de leur interdire toute forme de vie relève d’enjeux allant bien sûr au-delà de la démarche thérapeutique, en particulier sur le plan des libertés avec la surveillance numérique des patients. Autrement dit, le totalitarisme sanitaire ne peut échapper inévitablement à sa dimension politique, surtout lorsqu’il faudra faire le bilan socio-économique des mesures de confinement dont on commence seulement à réaliser le prix.
Reste à savoir si le retour souhaité par tous au « monde d’avant », à savoir celui de la consommation, va être possible, compte tenu de l’effondrement du système, en particulier économique, et si les dispositifs de surveillance des populations expérimentés à grande échelle vont être maintenus. On peut avoir à ce sujet quelques craintes en raison de notre expérience politique passée, dont le maintien et le développement d’institutions coercitives telles que celles des préfets datant pourtant du 1er Empire, ou encore les textes sur le remembrement adoptés par Vichy et maintenus à la Libération ! Et ce d’autant plus qu’actuellement, avec la seconde vague accompagnée de mesures de confinement renforcée, on peut même se poser une question plus grave, celle de savoir si cette pandémie de la covid ne correspond pas à une lente régulation de la prolifération de l’espèce humaine ! Dans cette hypothèse extrême correspondant à une des grandes lois de l’écologie, nous serions alors face à la découverte de la faiblesse de la condition humaine face à la toute-puissance de la nature dont beaucoup de philosophes grecs comme chrétiens ont parlé depuis longtemps. En toute hypothèse, étant donné le cataclysme mondial en cours, on peut craindre les pires conséquences pour l’avenir de l’humanité. Or il faudrait que de tels enjeux tragiques soient pris à bras de corps par chacun de nous.
Simon Charbonneau : kairospresse.be
- Bernard Charbonneau, L’État, éditions Economica, 1987, réédité et corrigé en 2020 aux éditions RN.
- Voir les chroniques de mon collègue Paul Cassia dans Médiapart en 2020.