Il faut changer notre logiciel intellectuel

Un entretien dans « alternatives économiques » 

Avec Aurore Lalucq Députée européenne, rapportrice du « semestre 2020 » au Parlement européen et Vincent Liegey Essayiste, chercheur

Privilégier le qualitatif, donner du sens, remettre l’économie au service de l’intérêt général… Aurore Lalucq et Vincent Liegey donnent des pistes pour mettre en place un nouveau modèle.

Nous connaissons actuellement une violente décroissance subie. Que nous enseigne la période actuelle ?

Vincent Liegey : Ce que nous vivons aujourd’hui n’est pas une décroissance mais une récession. La philosophe Hannah Arendt disait qu’« il n’y a rien de pire qu’une société de travail sans travail ». De même, il n’y a rien de pire qu’une société de croissance sans croissance. Tout l’enjeu dans la décroissance est de repenser notre modèle pour ne plus en dépendre. D’une part, car le modèle de la croissance infinie pose des problèmes environnementaux évidents. Et d’autre part, parce qu’il a des conséquences sociales tout aussi désastreuses, et prive nombre d’entre nous de joie de vivre. De toute façon, nous vivons depuis déjà plusieurs années avec une faible croissance. Il faut d’urgence préparer la suite.

Aurore Lalucq : Trouver des solutions à la crise écologique et sociale nécessite de poser correctement les termes du débat. Il existe évidemment une corrélation entre croissance du produit intérieur brut (PIB) et émissions de CO2, la période de confinement l’a d’ailleurs montré avec la chute des deux. Mais cette période n’a rien changé à notre système. Pire, les inégalités se sont exacerbées : Amazon a fait d’énormes bénéfices, les plus aisés ont pu épargner et les travailleurs pauvres ont été les plus exposés. L’urgence est de réorganiser notre économie, de la mettre au service de la société, dans le respect des limites de la biosphère. En tant qu’élue, je ne peux me reposer sur le PIB comme boussole, car il ne dit rien de l’état des inégalités ou de la biodiversité. Croissance ou décroissance, cela revient à se référer à un indicateur datant de 1944, pensé pour la reconstruction de la France d’après-guerre. C’est absurde. Il faut sortir de l’obsession de cet indicateur, passer du plus au mieux.

  1. L. : La décroissance n’est pas l’inverse de la croissance. Le terme est malheureusement mal compris, et nous fait perdre du temps. Pourquoi je m’accroche tout de même ? Parce que c’est le seul qui n’a jamais été vidé de son sens. Tous les autres sont passés au greenwashing, à commencer par le « développement durable », qui est un oxymore. La « post-croissance » risque de devenir la nouvelle tarte à la crème pour promouvoir de la croissance verte. Nous avons besoin de mots clairs qui ­bousculent notre logiciel intellectuel.

  1. L : En tant qu’élue, je me bats au quotidien pour mettre en place des politiques publiques efficaces, qui changent vraiment nos vies. Même si, évidemment, aucun terme n’est jamais « pur ».

Au-delà des débats sémantiques, à quoi ressemble le nouveau modèle que vous espérez ?

  1. L. : Le confinement a eu des défauts, mais il a aussi permis à beaucoup de personnes – notamment aisées – de se demander ce qui comptait vraiment dans leur vie. Beaucoup se sont alors aperçues de la toxicité de leur rythme de vie, de leur travail, et ont pu se focaliser de nouveau sur leurs enfants, leur alimentation et leur santé. Il y a là des leviers de transformation vers un monde où la recherche de sens domine.

  1. L. : Certes, le confinement a permis à des cadres de se poser des questions existentielles. Mais pendant ce temps, d’autres ont continué à travailler dans de très mauvaises conditions, sans voir leurs enfants, en faisant la queue pour l’aide alimentaire… S’interroger sur sa consommation est souvent un luxe que certains n’ont pas. Il est plus simple de renoncer à certains biens quand on y a déjà goûté. La consommation n’est pas seulement un phénomène matériel mais une action classante, sociale, aux conséquences psychologiques et écologiques. Par ailleurs, nous sommes tous plus ou moins prisonniers d’une société de consommation fondée sur la frustration. Ne jugeons pas trop vite les modes de consommation et n’oublions pas ce que la croissance a apporté pendant les Trente Glorieuses…

  1. L. : Les Trente Saccageuses tu veux dire !

  1. L : Les Trente Saccageuses, comme tu dis, ont sorti des millions de personnes de la misère après la Seconde Guerre mondiale. Je n’idéalise en rien cette période, ni d’un point de vue (géo)politique, ni écologique. Mais oublier cet élément d’amélioration des conditions de vie et d’émancipation, notamment des travailleurs, constitue une erreur d’analyse. Pour tout changer, il faut d’abord ­comprendre pourquoi nous sommes autant attachés à ce système alors même qu’il ne nous fait plus de bien ! Ne pas oublier que l’écologie est une question de pauvres. Ce sont les riches qui polluent le plus et les pauvres qui souffrent le plus de la pollution. Ainsi, l’un des départements les plus pollués de France est aussi l’un des plus pauvres : la Seine-Saint-Denis.

  1. L. : D’accord, mais pour ça, il va falloir travailler sur les imaginaires. Je vis en Hongrie, qui est le troisième pays européen qui utilise le plus le vélo après le Danemark et les Pays-Bas. Ce score vient en partie des bobos hipsters comme moi qui se déplacent à vélo dans Budapest. Mais également des populations des campagnes qui n’ont pas les moyens de se payer une voiture. Pour ces dernières, le vélo n’est pas une forme de libération sur la société de consommation automobile. C’est un symbole d’échec, notamment parce que la publicité leur rappelle constamment qu’il faut qu’ils s’achètent d’urgence une grosse voiture. Nous ne nous en sortirons pas sans une régulation stricte, voire une interdiction de la publicité, car elle colonise nos imaginaires.

  1. L. : N’imposons pas notre imaginaire. Libérons plutôt le potentiel de créativité des individus, comme disait Gorz. En outre, quand je pense à la Hongrie, je pense moins aux vélos qu’à la politique extrémiste d’Orban.

La décroissance choisie et planifiée détruirait beaucoup d’emplois, et en créerait d’autres. Le solde peut-il être positif ?

  1. L. : La question du solde se pose déjà. De nombreux emplois ont été détruits et vont l’être dans les industries fossiles. Comment y remédier ? En réduisant le temps de travail, en investissant dans la transition écologique et en créant un mécanisme d’employeur en dernier ressort : politiques inscrites au cœur du « Green New Deal ». Au niveau européen, cela créerait des millions d’emplois dans la protection de la biodiversité ou la rénovation thermique des bâtiments.

  1. L. : Le chômage est un choix de société. Le système a besoin du chômage pour imposer des conditions de travail à des gens qui, sinon, ne les accepteraient pas. Dans une société décroissante, l’enjeu important est de sortir de la centralité de la valeur travail. Ce qui entraîne une réflexion sur la façon de consommer moins, et donc de vivre mieux. La relance post-coronavirus ne doit pas être une occasion de relancer les boulots inutiles. Il faut réfléchir à la façon de se partager les tâches pour que tout le monde ait une place dans l’organisation sociale.

Les gains de productivité ont engendré des dérives, mais ils ont aussi été un moteur de la réduction du temps de travail et de l’amélioration des conditions de travail. La décroissance ne risque-t-elle pas de mettre fin à ces progrès ?

  1. L. : Les gains de productivité se réduisent déjà tendanciellement depuis des décennies. Le lien gains de productivité-croissance-emploi n’est pas évident. Toute croissance n’est pas forcément riche en emplois. Il nous faut embaucher dans l’agriculture biologique et le secteur du care, où les niveaux de productivité « quantitatifs » sont faibles et qui sont des gisements d’emplois importants. Il faut sortir du quantitatif, aller vers le qualitatif.

  1. L. : Même quand il y avait encore des gains de productivité, ils n’ont jamais été au service du bien vivre et ont plutôt servi à encourager la compétition entre pays, créant une situation de surabondance et de dépendance matérielle. Le confinement nous a montré à quel point nos processus de fabrication faits de délocalisations, de production à flux tendus et d’économies d’échelle nous ont rendus vulnérables. Il nous faut relocaliser la production dans toute l’Europe avec des petites usines locales, et favoriser les lieux qui encouragent la seconde main, la réparation, etc. Nous pourrons ainsi nous réapproprier les techniques de production, et redevenir souverains. Nous serons peut-être moins efficaces et moins productifs, mais nous aurons un rapport plus convivial à nos objets low tech éco-conçus ou recyclés.

Comment financer la protection sociale sans croissance et sans la taxation des activités polluantes ?

  1. L. : En France, nous avons une croissance atone depuis les années 2000, et ce, tout en garantissant le financement de la protection sociale. Celui-ci est en revanche mis en péril par certaines politiques qui contribuent à mettre les caisses de la Sécurité sociale dans le rouge, comme l’exonération des cotisations sociales sur les heures supplémentaires.

Des marges de manœuvre financières importantes existent : en finir avec la politique des aides aux entreprises, lutter contre les paradis fiscaux, réformer la fiscalité. Au niveau européen, on peut imaginer une taxe sur le patrimoine du 1 % les plus riches, une taxe Gafa, annuler la dette publique… Le financement est un sujet sérieux, trop souvent utilisé comme prétexte pour empêcher la mise en place de certaines politiques.

  1. L. : Je suis en accord avec Aurore et l’économiste Gaël Giraud qui veulent répondre à l’urgence économique avec des outils qui sont déjà à notre disposition. Il faut éviter de passer par une modification des traités européens pour des raisons politiques et constitutionnelles évidentes. Cela doit nous donner du temps pour mettre ensuite en place une forme de revenu de base inconditionnel à l’échelle européenne, qui éviterait les disparités entre les Etats et le non-recours aux aides sociales, qui est important vu la complexité des différents systèmes nationaux.

Pourra-t-on se contenter de flécher les comportements via des incitations fiscales ou faudra-t-il réguler, quitte à revenir sur certaines libertés actuelles ?

  1. L. : Le signal prix n’est pas du tout le plus efficace ! Nous avons lutté contre le trou de la couche d’ozone via une réglementation. Il nous faudra revenir sur certaines consommations. Mais ne plus pouvoir prendre l’avion à tout bout de champ n’est pas une régression. Cela mettrait surtout fin à une démesure, et permettrait aux autres pays de pouvoir polluer un peu plus pour se développer. Droit qui leur a été volé.

  1. L : Le sujet des libertés est complexe. Prenons le mouvement des gilets jaunes. Celui-ci démarre initialement en réaction à la mise en place d’une pseudo-taxe carbone, mais aussi à une autre mesure mal vécue : la baisse de la vitesse autorisée de 90 à 80 km/h sur les routes à double sens. Je pense que ces deux mesures n’ont pas tellement été rejetées pour leur contenu, mais parce qu’elles ont été perçues comme imposées. La mobilisation des gilets jaunes a abouti à la Convention citoyenne pour le climat (CCC)… dont une des propositions était de réduire la vitesse sur les autoroutes de 130 à 110 km/h ! C’est paradoxal : un mouvement déclenché en opposition à une baisse de limitation de vitesse en a, au final, mis une autre en débat. Cela montre bien que, quand on parle de réglementation, la méthode de mise en place fait toute la différence. La CCC s’est déroulée dans une dynamique de responsabilisation, d’écoute et de respect. In fine donc, la proposition de réduire la vitesse n’est plus vécue comme une privation de liberté, mais comme une réappropriation des limites.

  1. L. : Donner de la liberté, c’est aussi investir. La crise des gilets jaunes provient à la fois du manque de dialogue, de la paupérisation et de l’absence d’alternative… ils ont été piégés dans un ancien modèle. D’où l’urgence de réorganiser au plus vite notre économie, pour la remettre au service de l’intérêt général.

 Cet article fait partie du dossier de notre numéro d’octobre : « Un monde sans croissance, c’est possible »

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