Cela fait près d’un an que le monde est contaminé
Par un virus, mais aussi par la peur. L’ambition de ce texte ne sera pas de contester la morbidité du nouvel agent pathogène. Il partagera une préoccupation qui anime son auteur avec toujours plus de poids à mesure que l’on avance dans l’ombre du malaise civilisationnel en cours.
Il est vrai que notre inquiétude s’oriente moins vers la dramatique situation que connaît actuellement le secteur hospitalier (bien que nous inviterons le lecteur à examiner avec nous un facteur silencieux, mais potentiellement responsable de la quasi-saturation des hôpitaux) que vers la gestion globale de la crise sanitaire par le monde politique et technoscientifique et de ce que celle-ci peut nous enseigner sur la situation pathologique des sociétés du progrès.
Afin de continuer à cultiver la pensée dans un environnement qui convie les individus à négliger cette inestimable faculté de l’être, nous proposerons au lecteur une tentative d’analyse socio-psychanalytique des derniers évènements. C’est à ce titre que nous tenterons d’illustrer, dans un premier temps, la différence repérée par la psychanalyse entre le normal et le pathologique. Cet éclaircissement nous permettra, par la suite, de questionner la condition actuelle d’une civilisation toujours plus virtuelle.
Le psychanalyste Sigmund Freud adopta, dès le début de ses recherches, une ingénieuse métaphore pour rendre compte de la différence − quantitative et non pas exclusivement qualitative − qu’il avait décelée entre une personnalité dite « saine » et la dimension psycho-pathologique de l’existence : cette dernière agirait, selon notre penseur, comme une loupe grossissant des processus psychiques « normaux », ce qui signifie que le normal et le pathologique appartiennent à un même continuum. Un ébranlement de l’âme tel que la psychose, avec son florilège de délires et d’hallucinations vécus par le sujet, pourrait de la sorte être perçu comme une amplification de phénomènes observables chez tout individu dit « sain » (les rêves sont des exemples particulièrement éloquents de délires passagers). Nous souhaiterions emprunter cette métaphore de la loupe grossissante que Freud nous a léguée afin d’analyser certaines particularités de la société qui enflent depuis le début de la pandémie. En effet, l’arrivée du nouveau coronavirus semble révéler, avec encore plus de clarté qu’auparavant, des processus qui s’agitaient depuis quelque temps déjà en son sein.
Que le lecteur veuille bien dorénavant orienter son attention sur quelques caractéristiques « psychiques » du capitalisme que nous croyons avoir repérées. Nous tenterons, dans le même mouvement, de montrer de quelle manière les propriétés essentiellement morbides de ce système se sont exacerbées depuis le début de la crise sanitaire.
L’analyse que nous faisons du capitalisme nous indique qu’il s’agit d’une doctrine qui fonde sa logique sur la mise en acte d’un fantasme d’accumulation illimitée de richesses par l’intermédiaire d’une (pseudo-)maîtrise (pseudo-)rationnelle des hommes sur l’environnement qui les entoure et des hommes sur eux-mêmes. Cette inclination à maîtriser les ressources terrestres s’étaye sur un principe crucial : la réification des substances naturelles et humaines, c’est-à-dire la transformation du vivant en choses susceptibles de servir le processus d’accumulation sans fin. Le capitalisme est un système façonné par les hommes, il ne peut donc trouver ses fondements qu’au sein de leurs psychés, c’est-à-dire sur les reliques d’un fantasme de toute-puissance − infantile − perceptible dans le progrès sans borne auquel ils aspirent, ainsi que sur le déni − de l’altérité − nécessaire à la chosification du vivant. La force de travail (manuelle et intellectuelle) des individus qui le composent est ainsi réduite en marchandises échangeables sur le marché de la consommation et de la production. Mais les marchandises ne sont pas simplement vouées à être consommées. Elles devront être ingurgitées en grand nombre, en tout lieu et en tout temps (autrement dit dès que le sujet en formule le souhait) afin de maximiser l’expansion des profits. La potentielle multiplication illimitée de ceux-ci repose par conséquent sur la faculté de l’être humain à souscrire à la jouissance, c’est-à-dire sur son aptitude à s’abandonner à un élan qui cherche à satisfaire d’une manière immédiate la pulsion, comme s’il était non seulement possible, mais aussi souhaitable de combler d’une manière absolue le manque, support d’un désir qui, lui, repose sur l’attente. La jouissance en tout temps et en tout lieu des marchandises représente selon nous une compulsion de répétition attisée par la pulsion de mort, dont le but inconscient est d’atteindre le Nirvana par la suppression de la tension interne perçue comme désagréable par l’organisme. Il s’agit d’un processus qui vise l’extinction du désir.
Il existe derrière cette agitation collective une vaste conspiration, mais pas comme le lecteur pourrait entendre le terme dans le langage courant (rappelons à ce titre que le mot conspiration vient du latin con spirare : respirer avec, être animé du même esprit). Tout individu, qu’il soit salarié, patron d’entreprise ou président des États-Unis, trouve dans l’idée d’une jouissance maximale un écho au plus profond de lui-même. Tous aspirent, dans un même esprit, à s’octroyer un confort complet. L’être qui se développera dans la société capitaliste sera convié à refuser les limites de l’impossible et à acter les vœux de toute-puissance infantile par l’intermédiaire d’un accès sans borne à la jouissance. Pour ce faire, il sera implicitement encouragé à instrumentaliser les relations afin de les rentabiliser. Bref, l’adulte social sera invité à se maintenir en enfance psychique afin de garder intacte l’illusion d’omnipotence autrefois « fantasmée ». En pérennisant de cette façon la période infantile de l’être, la société capitaliste ne favorise aucunement l’advenue d’un individu pensant.
La gestion de la crise sanitaire nous montre avec une finesse sans précédent ce mécanisme de réification des âmes humaines. Citons, en guise d’exemple, le terme « cas Covid » employé pour rendre compte des personnes contaminées par le virus. Ce vocable est non seulement trompeur (en effet, un « cas » n’est pas forcément une personne symptomatique ou malade comme le mot le laisse suggérer), mais est redoutablement réducteur. Voici l’individu singulier noyé derrière les bilans chiffrés. Nous proposons la même sentence critique pour les autres « outils de mesure » qui ont pour vocation à répertorier le nombre de personnes hospitalisées en soins intensifs, ou encore ceux qui comptabilisent le nombre de personnes décédées. Tels qu’ils sont instrumentalisés depuis le début de la pandémie, ces outils de calcul dissimulent l’existence d’un sujet masqué derrière les chiffres. Nos sociétés semblent incapables de rendre compte des effets délétères du virus autrement que par des données rébarbatives qui ont pour effet de massacrer le réel humain.
La réification de l’individu singulier malmène inévitablement les relations que celui-ci tisse avec ses semblables. Une rencontre véritable nécessite en effet la présence de deux individus qui se considèrent tels quels. Elle repose sur la reconnaissance de l’altérité et non sur son effacement. À ce titre, la numérisation des rencontres, les bulles, les gestes barrières et autre distanciation sociale estompent l’intensité et la véracité de liens sociaux si importants pour notre espèce. Le lecteur pourrait nous objecter que les mesures sanitaires dont nous parlons ont été adoptées dans et pour le respect d’autrui et que celui-ci est donc reconnu dans sa différence, dans son humanité. Mais comme nous le soulignions dans un précédent texte, nous pensons que l’élaboration des protocoles utilisés est animée par une pulsion de mort qui se pare des oripeaux de la solidarité. D’un côté, le monde scientifique et politique constate que le virus a tendance à impacter plus particulièrement les personnes âgées qui ont des facteurs de comorbidité. De l’autre, il refuse d’adopter une stratégie différente pour chaque catégorie de la population afin d’éviter de les discriminer entre elles. Ce double mouvement psychique qui consiste à reconnaître une réalité tout en faisant comme si elle n’existait pas se nomme le déni. Déni de la différence, de l’altérité.
La survenue d’un nouveau virus possède des propriétés traumatisantes pour la communauté – de par la dangerosité d’un agent infectieux jusque-là inconnu, mais aussi par ce que le signifiant « virus » véhicule comme représentation de la mort dans l’imaginaire collectif. Dans le cas qui nous concerne, le traumatisme initial a été accentué par la folie gestionnaire qui s’est emparée de la société. Les individus qui la composent, psychiquement morcelés dans un premier temps par le premier traumatisme (dont l’effraction de la mort dans la psyché en est la trace la plus perceptible), sont incapables, à cause du confinement, de recoller les morceaux épars d’eux même comme ils le feraient généralement en temps de crise en communiant avec leurs semblables. Éparpillé, chacun est invité à être créatif (sic) en exploitant au maximum les fantastiques possibilités de réunion que le numérique propose. L’intime étant perçu comme potentiellement dangereux, les liens sociaux se désincarnent inévitablement.
La folie gestionnaire à laquelle nous assistons n’a que peu d’égal en termes de démesure. C’est ainsi qu’il a été demandé aux citoyens de ne plus rendre visite à leurs aînés afin de protéger ceux-ci de la mort dans les derniers instants de leur vie. De la même manière que la société, les maisons de repos sont barricadées afin de préserver leurs résidents de l’agent infectieux. Peu importe si certains d’entre eux doivent passer les ultimes moments de leur existence enfermés dans une chambre, avec comme unique possibilité de « connexion » avec leurs proches un écran dont beaucoup éprouvent bien des peines à en discerner la beauté des reflets.
Comment ne pas s’apercevoir, quand on réfléchit un tant soit peu sur la manière dont la crise a été gérée dans les foyers de repos, que cette gestion soi-disant raisonnée est intégralement déraisonnable, insensée ? Un interdit qui fait loi avec autant d’ardeur ne peut être questionné. Comment pourrait-il l’être alors qu’il est formulé et mis en pratique pour le soi-disant bien-être de tous ? Les conditions sont ainsi réunies afin que la loi devienne asphyxiante pour la pensée. Se dessinent dangereusement les contours d’une dictature sanitaire dans le but d’assurer à la collectivité une hygiène ainsi qu’une santé sans failles. Les mesures édictées contre la mort impactent la mort elle-même, non seulement au moment où l’être humain expérimente la vie lors de ses derniers soubresauts, mais aussi dans la façon dont il avait pris l’habitude de commémorer le défunt avec ses semblables. Avec l’interdiction de se réunir comme il se doit afin de digérer la perte d’un être cher, c’est toute la tentative de symbolisation de l’élément le plus traumatique qui soit dans la vie d’un homme qui est rudoyé.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Nous allons tenter de réfléchir à la question. Mais avant cela, nous proposerons au lecteur un résumé de nos propos complété par quelques réflexions supplémentaires.
Le capitalisme a tendance à prolonger la période infantile de l’être humain. Ce modèle économique et social repose sur plusieurs postulats inconscients, notamment l’idée de l’illimitation de la jouissance nécessaire à l’expansion des profits, ainsi que l’actualisation d’un fantasme de maîtrise globale de l’environnement. Cette tentative effrénée de maîtriser le non-vivant, mais aussi le vivant ne peut se déployer qu’en encourageant les hommes à dénier la singularité de leurs êtres. Ceux-ci sont dès lors réifiés, c’est-à-dire transformés en choses aptes à produire et à jouir des bienfaits de la production.
Ce procès occulte le fait que l’expérience de la vie d’un homme repose sur du vide. En actualisant dans le réel les fantasmes de toute-puissance infantile, il éclipse la finitude de l’être, c’est-à-dire la dimension mortelle de sa condition.
Cependant, c’est avec une particulière violence que le Covid est venu rappeler, à des individus ayant été élevés selon un idéal niant la finitude, que la mort existe bel et bien. De fait, la monstruosité de la mort fait brutalement effraction dans la psyché, occasionnant une angoisse dont l’intensité équivaut à celle avec laquelle elle était jusque-là évacuée de l’esprit. Cette angoisse provoque une sidération dont les conséquences sont perceptibles dans la panne de l’appareil à penser (cet appareil était, à vrai dire, déjà bien esquinté avant l’apparition du virus). Des défenses psychiques sont dès lors agencées, individuellement et collectivement, afin de préserver l’âme d’un malaise trop conséquent. Comme nous l’avons souligné, ces mécanismes défensifs étaient déjà fortement présents dans la société pré-Covid et se manifestaient jusque-là par l’intermédiaire, notamment, de l’énonciation de discours paradoxaux. Outre ces énoncés propres à rendre l’autre fou, nous pensons avoir repéré trois défenses typiquement psychotiques qui s’agitent dans le social depuis le début de la pandémie.
Le premier mécanisme que nous souhaiterions aborder est le clivage. Ce dispositif, décrit par la psychanalyste Mélanie Klein, est « considéré par elle comme la défense la plus primitive contre l’angoisse : l’objet est scindé en un « bon » et un « mauvais » objet qui auront des destins relativement indépendants». Le sujet qui usera de cette défense clivera un objet total (qui possède des propriétés gratifiantes et potentiellement frustrantes) en deux parties distinctes : une bonne et une mauvaise afin de les séparer entre elles. Le lecteur pourrait se demander en quoi ceci concerne notre analyse de la pandémie ? Depuis l’apparition du virus, il aura certainement constaté, tout comme nous, l’émergence d’une nouvelle terminologie dont les concepts sont scindés en fonction de leur positivité ou de leur négativité. Citons tout d’abord l’utilisation des tests de détection du virus qui ont pour effet de cliver la population en deux entités séparées, bonnes et mauvaises : les cas positifs au Covid et les cas négatifs au Covid. La première catégorie est composée d’individus qui sont fantasmatiquement perçus comme de mauvais objets vecteurs de transmission de l’agent infectieux. Ils sont par conséquent évacués du social par l’intermédiaire de la mise en quarantaine afin d’éviter qu’ils ne contaminent les bons objets. La seconde catégorie est, quant à elle, constituée de personnes qui sont perçus positivement de par leur négativité au test. Ce sont de bons objets qui peuvent encore se rendre utiles à la société et qui bénéficient d’une libre circulation au sein de cette dernière (du moins selon les règles en vigueur). Ça, c’est ce qui se passe quand le virus est quelque peu assoupi, comme lors du dernier été. Car quand le foutu germe s’embrase de nouveau, tous les individus sont susceptibles de virer du côté des mauvais objets à tout moment. De là s’installe une ambiance paranoïaque au sein de la société, chacun étant amené à considérer autrui comme un objet potentiellement dangereux, mauvais.
Le clivage opère notamment dans deux autres compartiments du social : (1) celui des marchandises et donc dans les lieux où celle-ci sont écoulées (les commerces) et (2) dans celui des professions. Le lecteur aura certainement constaté que les marchandises sont dorénavant fragmentées en deux catégories : les biens essentiels et les biens non essentiels. Un produit essentiel (et donc l’endroit où il est vendu) sera apprécié comme bon objet. Les produits non essentiels, quant à eux, sont de mauvais objets, ce qui entraînera la fermeture des commerces qui en assurent la vente aux consommateurs. Un même produit pourra être estimé essentiel ou non en fonction des périodes. Les livres par exemple, jugés non essentiels en mars, sont devenus essentiels en octobre ; les masques, considérés comme non essentiels en mars, sont passés dans la case essentielle en mai. Tout comme les cas, les produits sont clivés par le discours social en mauvais objets et en bons objets. La logique voudra que les professions le soient également. Les médecins, infirmiers et autres membres du personnel médical sont héroïsés depuis le début de la crise. Ce sont de bons objets essentiels à la société. Pourtant, quelques mois auparavant, ces professionnels − tout un secteur dans son entièreté en réalité − étaient dévalorisés (les coupes budgétaires réalisées dans le secteur des soins depuis des décennies pourront en témoigner). Mais ce ne sont pas seulement les professionnels de la santé qui sont glorifiés ; les caissiers, les préparateurs de commandes ou encore les éboueurs reçoivent eux aussi les éloges de l’État alors qu’ils étaient autrefois ignorés lorsqu’ils endossaient de fluorescents gilets jaunes. Pendant ce temps, les philosophes (les grands absents des plateaux TV depuis le début de la crise alors que l’on aurait bien besoin de leur lanterne afin de réinsuffler du sens au sein de l’insensé), les enseignants, les tenanciers de cinéma ou de théâtres et les autres protagonistes du milieu culturel sont grossièrement jugés comme des acteurs non essentiels pour le social (ce qui constitue, du reste, un non moins grossier aveu de la part de la société capitaliste quant à la pauvreté de la vision du monde qu’elle propose).
Abordons maintenant plus spécifiquement un deuxième mécanisme défensif que nous avons déjà effleuré un peu plus haut dans ce texte : le déni. Celui-ci renvoie à un « terme employé par Freud dans un sens spécifique : mode de défense consistant en un refus du sujet de reconnaître la réalité d’une perception traumatisante. Essentiellement celle de la castration ». Avant de nous aventurer un peu plus loin dans l’analyse de ce mécanisme et de ses retombées sociétales, nous jugeons utile d’expliciter ce que nous entendons par castration afin d’éviter à nos lecteurs de possibles confusions.
D’un point de vu psychanalytique, la castration est un acte symbolique qui consiste à sevrer le sujet (particulièrement le petit enfant) du caractère fusionnel qu’il entretient avec son objet maternant (dans la grande majorité des cas la mère). Le sevrage du sein est un exemple éloquent de castration (tout comme l’interdit formulé au niveau de l’inceste). La naissance également, tant elle prive l’enfant de l’onctuosité des échanges autrefois vécus dans le ventre maternel. La castration a pour effet d’engager le petit homme dans un douloureux deuil : celui de sa toute-puissance imagée. Elle est essentielle au processus d’individuation. La castration ampute le sujet d’une illusion qui le berçait jusque-là et suscite par conséquent une intense peine en lui. Elle est traumatisante et sera dès lors refoulée chez le névrosé et déniée par le pervers.
Notre civilisation s’apparentait, déjà bien avant l’arrivée du Covid, à une communauté de déni, à une société perverse. Déni de l’environnement naturel tout d’abord, exploité comme une ressource à même de favoriser l’inexorable marche en avant du progrès et de la croissance. Déni du sujet également, celui-ci étant réifié, transformé en ressource prompte à faciliter l’accumulation du capital ainsi que la jouissance des marchandises. Si nous employons autant d’énergie à discuter de ce thème, c’est parce que le Covid semble avoir pour conséquence de fortifier le déni de la castration qui était déjà fort vigoureux au sein du social. De la même manière que le sevrage, le virus (du moins, rappelons-le, ce que le signifiant virus véhicule au sein des imaginaires des hommes en tant que représentation de la mort) intervient comme un agent castrateur : c’est dans un rappel cinglant qu’il vient signifier au sujet que celui-ci n’est pas tout-puissant étant donné qu’il est susceptible de mourir. Ce rappel est d’autant plus traumatisant que le capitalisme a tendance à camoufler l’angoisse de mort en véhiculant l’idée d’une toute-puissance de l’être par l’intermédiaire d’une jouissance de la marchandise qui ne favorise par la sortie du sein maternel, ainsi que par la faculté octroyée par ce modèle à la raison de l’homme de rendre ce dernier « comme maître et possesseur de la nature » (René Descartes).
Le confinement instauré et d’autres mesures sanitaires témoignent du refus, ou plus précisément du déni, de la condition mortelle de l’homme par l’homme. Confiner l’entièreté d’une société pour endiguer la propagation d’un virus dont le taux de létalité est situé entre 0,5 et un 0,7% n’est pas raisonnable. En énonçant ceci, nous ne dénions pas nous-mêmes le caractère mortel du virus. Nous ne pensons pas non plus qu’il aurait fallu le laisser circuler au sein de la population sans tenter de le canaliser un minimum. Bref, nous ne critiquons par le procès de maîtrise dans son absolu, mais les proportions intégralement démesurées qu’il prend au sein de nos civilisations, jusqu’à réduire drastiquement le deuxième procès ancestral en jeu dans l’humanité, à savoir le procès d’autonomie (celui-ci était déjà, il est vrai, pas mal éreinté). Finalement, nous percevons les mesures sanitaires comme autant de passages à l’acte de la part du monde politique (et scientifique) afin de garder intacte la croyance en l’omnipotence de l’homme (par l’intermédiaire d’un procès de maîtrise exagérément exercé sur le virus) gravement éraflée par le caractère imprévisible de la nature. Ne pouvons-nous pas penser par ailleurs que les gouvernants n’éprouvent pas un minimum de jouissance qui, comme toute jouissance, a pour effet d’apaiser momentanément l’angoisse de mort, dans le fait de régler comme ils le font actuellement en détail la vie de leurs concitoyens ?
Nous pouvons enfin aborder le troisième et dernier mécanisme défensif que nous avons repéré : la projection. Celle-ci consiste à se débarrasser d’éléments internes désagréables (désirs, affects ou pensées inconscientes) en les projetant sur autrui comme s’il en était lui-même le dépositaire. Prenons l’exemple d’un individu qui aurait commis un meurtre et dont le sentiment de culpabilité inhérent à cet acte est tel qu’il en devient insupportable. Notre meurtrier pourrait dès lors, dans le but d’alléger sa conscience, avoir recours à trois mécanismes défensifs :
1) dénier la réalité de son meurtre ;
2) cliver son moi en deux entités, bonnes et mauvaises (la meurtrière) ;
3) projeter cette partie mauvaise de lui-même sur un objet externe afin de s’en expurger. Un individu qui utiliserait de cette façon la projection finirait par percevoir les personnes qui l’entourent comme autant de meurtriers potentiellement coupables d’un acte qu’ils n’ont pas commis. Nous pensons que ce mécanisme projectif est crucial si l’on veut comprendre la raison pour laquelle nos politiques ont imposé à la population des mesures sanitaires particulièrement restrictives.
Si nous avons accordé jusqu’ici à l’angoisse de mort une place importante dans notre analyse, un autre élément semble être en jeu depuis le début de la crise : la place prépondérante que l’image de soi a prise au sein de la société. Que le lecteur veuille bien nous accorder encore un peu de son inestimable patience afin que nous puissions nous expliquer.
L’indicateur principal qui est utilisé afin de juger l’évolution positive (ou négative) de la propagation du virus a toujours été le nombre de personnes hospitalisées (et en conséquence le nombre de lits disponibles au sein des structures de soin). Cet indicateur est particulièrement surveillé par les experts afin de juger l’opportunité de restreindre les mesures sanitaires, dont le confinement de la population fait partie. C’est en respectant les saintes injonctions que la population aurait le pouvoir de maîtriser la propagation du virus (mentionnons qu’il est accordé au confinement une forme de toute-puissance magique, aucune étude scientifique n’étant venue attester jusqu’ ici de sa pertinence dans la gestion d’une pandémie. Ce fait aurait tendance à nous indiquer que le confinement a bien été inconsciemment édicté afin de rétablir la toute-puissance d’un être gravement ébranlé par le virus). Le citoyen devient dès lors un agent responsable de l’évolution de la pandémie. Il sera donc jugé coupable dans le cas où les chiffres repartiraient à la hausse. En somme, si les hôpitaux s’approchent de la saturation malgré les mesures mises en œuvre, cela veut dire, aux yeux du monde politique et scientifique médiatisé, que celles-ci n’ont pas été respectées par la population (et non pas que leurs effets ne sont pas si importants qu’on l’eut souhaité).
Pourtant, en épluchant d’autres chiffres, on peut se demander si les idéaux de croissance sans borne incarnée par les diverses familles politiques n’ont pas joué, dans l’après-coup, un rôle non négligeable dans le fait que les hôpitaux risquent aujourd’hui la saturation. Société du profit oblige, l’État s’entête, depuis plusieurs années, à réduire le nombre de lits au sein des structures hospitalières afin d’éviter des dépenses excessives pour un milieu initialement non propice à la marchandisation.
Il est habituel de distinguer deux secteurs au sein de la société : le marchand et le non marchand. Le but du secteur marchand est d’engranger un maximum de bénéfices, alors que le secteur non marchand propose des services à la population (par exemple au niveau de la santé ou de l’éducation) qui excluent toute possibilité d’enrichissement personnel. Cette distinction initiale ne nous empêche pas d’assister à une marchandisation du soin pour que les structures hospitalières deviennent les plus rentables possibles. Ce secteur se transforme en lieu de production comme un autre où les malades sont traités à la chaîne. Il est utile de mentionner que l’ancien gouvernement belge, la Suédoise (Maggie De Block en était alors la ministre de la Santé), aurait réalisé des coupes budgétaires de 900 millions € dans la santé lors de son mandat. Néanmoins, comme nous l’a appris le journal de la RTBF, l’argent que l’État dépense dans le secteur du soin augmente chaque année. Comment, dès lors, expliquer le manque de moyens financiers que l’on peut constater au niveau des hôpitaux ? En fait, ces moyens augmentent moins que les besoins. En effet, le vieillissement de la population s’amplifie chaque année. Cette augmentation nécessiterait tout logiquement une hausse équivalente de moyens. Pourtant, cette donnée essentielle n’est pas prise en compte lorsque le gouvernement édicte son budget. Finalement, les moyens financiers alloués au secteur du soin diminuent, ce qui se traduit par des fermetures de lits d’hôpitaux jugés trop onéreux, ou encore par des réductions du personnel hospitalier.
Le Covid-19 n’affaiblit pas véritablement les hôpitaux. Il dévoile une fragilité hospitalière préexistante. Cette vulnérabilité résulte de normes budgétaires préalablement fixées par la doctrine capitaliste. Tout semble indiquer que les mesures de confinement ont pour obligation d’occulter les carences des politiques au niveau de leur gestion, non pas de la pandémie, mais des budgets de la santé. Coupables de ne pas avoir suffisamment investi dans le secteur, ils projettent inconsciemment cette mauvaise partie d’eux même sur les différentes couches de la population afin de se débarrasser d’un affect inacceptable. Tout le poids de leur culpabilité est alors réparti sur l’ensemble des citoyens, ces derniers étant suspectés de ne pas avoir respecté les mesures lorsque les indicateurs repartent à la hausse. En organisant de cette façon la vie des gens, le monde politique et scientifique reprend la main et réhabilite un narcissisme particulièrement blessé par la réalité du virus. Cela leur octroie la possibilité de garder indemne l’éternelle illusion de toute-puissance et de perpétuer la croyance en la capacité de l’homme à se comporter tel un dieu, « comme maître et possesseur de la nature ».
Leur combat acharné contre la mort démontre paradoxalement qu’ils l’occultent avec une force sans précédent. De plus, notre société étant agencée par le culte de l’image, et le politique n’étant pas un homme qui pense, mais un homme qui ne doit son salut qu’à l’image a priori clinquante qu’il traduit de lui-même, le confinement de la population devient crucial afin d’éviter une saturation hospitalière qui affaiblirait inévitablement le reflet qu’il renvoie. L’engorgement agirait dès lors comme une loupe grossissante, dévoilant avec netteté les impitoyables défaillances de nos sociétés du « progrès ».
Kenny Cadinu