Le lien avec le Capitole de Washington
Les récents événements de Washington ont permis à beaucoup de commentateurs de dénoncer le « populisme » et de mettre fort justement en garde contre la montée de formes racistes, nationalistes, violentes… d’une extrême droite à la mode états-unienne et dont on connaît des variantes en Europe. Mais si, derrière ces faits spectaculaires, se mettaient en place des vagues de fond peut-être plus susceptibles d’orienter les opinons publiques dans un sens très dangereux pour nos sociétés.
Il est de plus en plus évident que la confiance des citoyens dans leurs gouvernants est en baisse. Depuis 20 ou 30 ans les crises se succèdent et la majorité de la population réalise que ses conditions de vie stagnent, voire déclinent. Mais ce qui suscite encore plus de colère est le constat qu’une petite minorité, elle, continue à s’arroger toujours plus d’avantages au détriment du grand nombre. Le scandale permanent que sont les fraudes et évasions fiscales est clairement mis en évidence et, sous de faux prétextes, rien n’est fait pour mettre fin à ce pillage des richesses produites par la collectivité.
En d’autres temps, la réponse à ce malaise profond venait de la gauche qui essayait de promouvoir la fin de l’injustice et des inégalités croissantes. Hélas, une partie de la gauche s’est peu ou prou accommodée de la domination du néolibéralisme (y compris l’écologie de gouvernement) et l’autre est divisée, trop faible pour avoir d’autre effet que des déclarations tribunitiennes sans impact. Bien sûr, il reste l’activisme et la résistance par la création d’alternatives à petite échelle, mais cela reste le fait de minorités agissantes incapables de donner aux masses l’espoir d’un redressement significatif. Alors, face à une gauche, un centre et une droite rejetés, les droites extrêmes voient s’ouvrir une opportunité qu’elles sont occupées à saisir avec habileté.
Les grands équilibres provisoires
Nous utilisons le terme « droites extrêmes », car ceux qui sont occupés à conquérir les esprits et développer une nouvelle hégémonie culturelle ne sont pas les répliques des extrêmes droites venues du passé, mais de nouveaux accapareurs du pouvoir adaptés aux réalités techno-médiatiques de ce début de XXIe siècle. Pour comprendre la stratégie d’influence plus ou moins dissimulée des droites extrêmes, notamment sur les terrains médiatiques, nous nous appuierons sur le tout récent ouvrage Les gardiens de la raison [1] de trois journalistes et sociologue fins connaisseurs des manipulations de l’information et des idées, notamment sur les plans sanitaires et environnementaux.
Il importe de partir des fondamentaux qui organisent les sociétés dites développées. Après la Seconde Guerre mondiale, le compromis fordiste s’est instauré en Europe et aux États-Unis : un échange de la paix sociale accordée par le monde du travail contre la promesse du capital de partager de la richesse créée dans le cadre d’une économie en pleine croissance. Si les « Trente Glorieuses » furent le résultat de ce compromis, déjà dès 1947, dans le secret des Alpes, des économistes préparaient la remise en cause de cet équilibre trop peu favorable, selon eux, aux grands monopoles industriels. Parmi les 36 « complotistes », on retiendra les noms de Milton Friedman, Friedrich Hayek, Salvador de Madariaga, Ludwingvon Mises ou Karl Popper. Ceux-là sont aujourd’hui reconnus (et célébrés) comme les porteurs de la révolution néoconservatrice qui a pu s’épanouir dans les années 1970 grâce à la prise de pouvoir de groupes dont les relais politiques les plus symboliques furent Margareth Thatcher ou Ronald Reagan. Si dans le monde anglo-saxon c’est le néolibéralisme qui s’est imposé, en Europe continentale un autre courant de cette droite à prétention de domination de l’économie de marché s’est maintenu : l’ordolibéralisme. La différence tient à la place accordée à l’État : minimal dans le néolibéralisme et protecteur des travailleurs dans l’ordolibéralisme (mais à condition de servir d’abord le marché et de défendre la propriété privée des moyens de production). On verra plus loin que la droite extrême s’incarne aujourd’hui dans une 3ème voie: le libertarianisme qui n’entend pas contrôler des États minimaux, mais veut carrément les remplacer par un gouvernement mondial sous la coupe des entreprises.
Depuis le début du XXIe siècle, le rapport de force entre ces deux versions du capitalisme évolue plutôt à l’avantage du néolibéralisme, mais un élément neuf a bouleversé les stratégies à long terme : l’irruption du constat que la victoire du productivisme industriel avait des conséquences très néfastes sur les équilibres environnementaux. D’abord limités à des contextes locaux, les désastres écologiques et sanitaires sont devenus patents au niveau planétaire. L’écologie politique est dès lors devenue le 3ème larron dans le débat sur l’organisation à venir des sociétés, s’opposant tant aux productivistes de droite qu’aux productivistes de gauche.
Les semeurs de doute
Les polémiques politiques centrales se sont dès lors largement portées sur des terrains où l’expertise scientifique est essentielle. Les trois auteurs des Gardiens de la raison, essayant d’informer correctement dans ces matières ont vu, surtout depuis les années 2000, déferler les mensonges des industriels du tabac, de l’amiante, des énergies fossiles ou des pesticides. Ils ont vécu la puissance des lobbies soutenus par les études écrites par les employés des multinationales et relayées par des scientifiques de renom, convaincus ou achetés, afin de dissimuler la dangerosité des produits ou des choix industriels ou sociétaux. Ils ont explorer les nouvelles frontières du lobbying et ils dévoilent les stratégies de manipulation qu’emploient désormais ces Marchands de doute [2] qui essaient de faire croire qu’il y a une bonne science (la leur, appelée sound science) et une mauvaise science, celle sur laquelle s’appuient les nombreux scientifiques indépendants qui ont pris conscience des dégâts écosystémiques, mais aussi humains des excès du productivisme et de la technocratie.
On découvre ainsi qu’un élément de langage constant des lobbies industriels est de faire croire que leur approche s’appuie sur « la raison » alors que leurs opposants seraient dans « l’émotion ». Il n’est dès lors pas étonnant que revienne souvent le mot « hystérie » (émotion typiquement féminine et donc déraisonnable pour ces machos). Les faits montrent que ces raisonnables ont perdu beaucoup de leurs combats : la majorité de nos contemporains savent que l’amiante est cancérigène (et a enfin été interdite dans ses emplois problématiques), que le tabac est un tueur de masse et qu’aider à se débarrasser de cette addiction est un devoir des pouvoirs publics, que le changement climatique est un fait avéré et qu’il va avoir des conséquences dramatiques. Mais qu’importe, pour les menteurs professionnels à la source de la désinformation, l’important est de gagner du temps et, pendant une, deux ou trois décennies, de continuer à maintenir la production et d’engranger les profits. Si « la Science » n’est pas à sacraliser (ce que font les raisonneurs), la méthode scientifique, lente et patiente, finit quand même, après un certain temps, par faire émerger des savoirs proches du réel.
Les années durant lesquelles les auteurs des Gardiens de la raison ont ferraillé avec les puissants relais des puissances d’argent leur ont permis d’étudier comment celles-ci tentent de contrôler le marché de l’information scientifique et d’imposer, ne fut-ce que momentanément, leurs vues très intéressées. Longtemps, leur tactique fut de créer des associations ou des think tanks prétendument indépendants, il est facile de voir d’où viennent les fonds qui les irriguent : souvent des multinationales des secteurs mis en cause ou d’influents syndicats patronaux. Une des autres manières d’influencer les médias généralistes fut de créer, à l’image de ce qui s’est d’abord fait en Grande-Bretagne, des Science Media Centre, plateformes semi-publiques destinées à fournir des analyses, voire des quasi-articles prémâchés, aux journalistes qui ne peuvent se permettre de longues enquêtes sur le terrain. De tels intermédiaires entre le monde scientifique et les médias, regroupent des académiques, des chercheurs du privé et des communicants qui sont censés être indépendants. Or, l’expérience montre que les finances venant encore et toujours des grandes entreprises et que dès lors les analyses produites reproduisent les messages venus du privé qui défend habilement ses intérêts. Dans Les gardiens de la raison, la genèse du centre britannique a fait l’objet d’une splendide enquête journalistique et l’on est stupéfait de découvrir que sur une trentaine d’années, un petit groupe de militants du Revolutionary Communist Party a progressivement pris une position dominante dans le domaine de la vulgarisation scientifique, notamment grâce à sa revue Living Marxism. Aujourd’hui solidement embourgeoisés, ces ex-trotskistes sont devenus libertariens et s’avèrent être les meilleurs relais de la vision scientiste et anti-écologiste des multinationales [3].
Les réseaux sociaux
Même s’ils sont actionnaires majoritaires de la plupart des médias, les capitaines d’industrie et autres magnats de la finance se heurtent à des journalistes honnêtes qui font leur boulot consciencieusement et ne s’en laissent pas compter. Ils doivent aussi faire face à l’explosion des réseaux sociaux sur lesquels s’engagent sur les questions science-société des débats parfois plus riches que sur plateaux de télévision. Donc, là aussi les libertariens entendent occuper le terrain. Comme les messages « venus d’en bas » sont souvent plus crédibles que les communiqués de presse de sociétés ou institutions, ils ont entrepris de mettre en œuvre un réseau de « petites mains » dévouées à leur cause. Des étudiants en sciences, souvent de bonne fois sont recrutés afin de devenir des propagateurs de la « bonne » parole. Des trolls souvent fort agressifs, irrigués des éléments de langage ad hoc, postent des commentaires sur Facebook, interviennent sur les blogs participatifs et entretiennent le doute là aussi, avec la rhétorique bien rodée : nous, nous parlons au nom de la raison, eux, les peureux, les partisans du principe de précaution, sont dominés par leurs émotions. Il est vrai que ces rationalistes extrêmes ne font aucune place à l’éthique, à la prise en compte des conséquences anthropologiques de la domination sans partage du mythe du progrès qui nécessite la mise en œuvre immédiate et sans réflexion des technologies les plus débridées. Et on ne vous parle pas de certains sujets dans lesquels on constate que près d’un quart des messages proviennent de robots qui émettent des messages assez creux, mais qui ont pour fonction de faire croire que la majorité des avis va dans le sens de la technocratie conquérante.
Et puis vint le virus
L’année 2020 a vu l’irruption de l’épidémie du Covid-19 qui, c’est obligé, a mis encore plus à l’avant plan les débats sur la place accordée à la science dite officielle, celle des sociétés du Big Pharma, face à tous ceux qui y voient de graves dérives motivées par l’appât du gain. En France, ce fut très caricatural avec l’affrontement entre l’establishment médical qui, un temps, défendait comme traitement contre le Covid-19 par le remdesivir de la multinationale Gilead(2.350$ le traitement) et les contestataires qui privilégiaient l’hydroxychloroquine qui a la caractéristique d’être quasi gratuite, car étant libérée du poids d’un brevet, vu son ancienneté. Finalement, l’OMS renverra (momentanément ?) les deux produits dos à dos comme non efficaces.
Cet exemple illustre comment les droites extrêmes, en ayant deux fers au feu, parviennent à dominer le débat des relations entre science et société. D’un côté, le néolibéralisme, incarné par le Big Pharma, vend ses produits (notamment les vaccins) à des États (les riches) qui non seulement les achètent à des prix très élevés, mais financent les recherches, préfinancent la production et assument les éventuels coûts d’effets secondaires. Et d’un autre côté, ce sont des libertariens qui infiltrent le milieu des « antisystèmes » qui, fâchés contre les États et leurs politiques sanitaires peu cohérentes, leurs maladresses et les contraintes excessives qu’ils imposent à la population…, sont prêts à tomber dans les filets d’une anarchie de droite, proche du nihilisme.
La faiblesse des gauches
Si les deux variétés les plus extrêmes des droites gagnent du terrain, c’est aussi grâce à la faiblesse des gauches. La social-démocratie s’est depuis longtemps convertie à un libéralisme juste un tout petit peu social, les partis écologistes suivent la même pente qui mène à une reddition totale des idéaux de départ. Les « socialistes » qui essaient de participer au pouvoir traitent même de « populistes » ceux qui ne sont pas prêts aux compromis (compromissions ?) qu’elles avalent depuis longtemps, rejoignant les critiques venues de droite. Quant à ceux qui se réclament d’une gauche encore fidèle aux idées de justice sociale, de solidarité et de défense des plus faibles, ils se divisent trop souvent en chapelles concurrentes qui s’entre déchirent. Ceux qui veulent encore croire en la « révolution » s’attaquent aux collapsologues qu’ils accusent de renoncer au « grand soir », les transitionneurs qui essaient de créer des alternatives concrètes au modèle techno-productiviste se méfient de ceux qui essaient de conquérir des petits morceaux de pouvoir politique.
Tous ceux-là devraient prendre exemple sur les droites : même si les projets des catho-tradi, des conservateurs, des souverainistes, des mondialistes libéraux, des libertariens… sont fort différents, ils se ménagent, ils s’invitent dans leurs conférences, ils partagent les médias qui, de plus en plus nombreux, propagent leurs théories (en France Valeurs actuelles, Causeur, Le Point, Sud-radio, France Soir gagnent de l’audience sur les médias mainstream pourtant déjà bien à droite sous l’influence de leurs puissants actionnaires).
Alors que la crise sanitaire et les confinements auraient dû être l’occasion de montrer qu’il y a dans la vie des valeurs plus essentielles que le toujours plus de choses matérialistes du productivisme, alors que l’on a constaté que c’étaient « les petites mains » qui étaient en première ligne, à la fois victimes et sauveur∙e∙s de la société, on pouvait remettre à l’agenda politique la nécessaire solidarité promue par un État protecteur. Hélas, les gauches laissent les droites extrêmes récupérer la colère grandissante de ceux qui se sentent abandonnés. Quand donc les forces de gauche parviendront-elles à dépasser le « narcissisme des petites différences » [4] et à Faire Front pour laisser espérer l’arrêt des reculs sociaux et politiques connus depuis quelques décennies.
Alain Adriaens ; pour.press
[1]Stéphane Foucart, Stéphane Horel, Sylvain Laurens, Les gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique, Editions La Découverte, collection Cahiers libres, 2020, 23€.
[2]Naomi Oreskes, Erik M Conway, Les marchands de doute, Essais Le Pommier, 2012 [2010], 12€.
[3]Dans Les gardiens de la raison, on découvre aussi la triste évolution, un peu parallèle de Jean Bricmont, ce physicien et essayiste belge ayant dénoncé un jour (avec Sokal) l’utilisation déplacée de concepts venus des sciences dures en sociologie. De polémique en polémique, il est devenu le chantre de propos honteux (négationnistes, antisémites, climatosceptiques, antiféministes…) au nom d’une liberté d’expression maximaliste (free speach) ne tenant aucun compte des conséquences sociétales et politiques d’affirmations mensongères sous le prétexte de « j’ai le droit de dire ce que je veux ». Ainsi, venant d’une tradition de gauche, il s’est enferré dans la défense de discours d’extrême droite souvent ambigus, mais finalement plus odieux les uns que les autres.
[4]Voire ce que dit le regretté Bernard Maris (https://www.franceinter.fr/info/narcissisme-des-petites-differences) de ce concept avancé par Freud et qui tente d’expliquer « les haines inexplicables entre personnes, groupes ou collectivités proches et largement semblables, mais qui éprouvent le besoin narcissique de surinvestir leur différence ».