Fukushima, le 11 mars 2011

Menace nucléaire sur l’Europe, le rayonnement de la France, dix ans après Fukushima

Un livre de Jean-Marc Sérékian

Chapitre 9.   Ces Néo-NégaWatts qui valent des Milliards

               

Surprise financière de la fermeture de Fessenheim – Financiarisation d’une friche – Rappel liminaire sur la notion originelle de NégaWatt – Le Cas Allemand et les Néo-NégaWatts de Vattenfall  – Les NégaWatts de Fessenheim – La victimisation valorisée des actionnaires

Extraits

Finalement, le passage de flambeau Fessenheim-Flamanville n’a pas pu se faire en temps et en heure. Prévu en 2018 par les nucléocrates, il a dû être ajourné une nouvelle fois par forfait de l’EPR.

Dans l’histoire du nucléaire européen, avant d’aborder les tractations financières de fermeture de centrales, il faut se remémorer ici des contorsions rhétoriques de l’ASN pour ne point gâcher ce moment solennel du passage de flambeau dans la renaissance de l’atome tricolore.

En 2017, après avoir orchestré le déballage de linge sale en public, ladite Autorité de sûreté nucléaire avait tout accepté à la stupeur générale, y compris l’inacceptable : les malfaçons de la cuve avec l’hétérogénéité carbone de l’acier affectant le couvercle et le fond. Sur son site, sans gêne « L’ASN présente sa position sur l’anomalie de la cuve du réacteur EPR de Flamanville » : « Sur la base des analyses techniques réalisées, l’ASN considère que les caractéristiques mécaniques du fond et du couvercle de la cuve sont suffisantes (…), y compris en cas d’accident. « Pour autant, l’anomalie de la composition chimique de l’acier conduit à une diminution des marges vis-à-vis du risque de rupture brutale. L’ASN considère par conséquent nécessaire qu’EDF mette en œuvre des contrôles périodiques supplémentaires afin de s’assurer de l’absence d’apparition ultérieure de défauts. L’ASN constate que de tels contrôles sont réalisables sur le fond de la cuve et considère qu’ils doivent donc être mis en œuvre. » « En revanche, la faisabilité technique de contrôles similaires sur le couvercle de la cuve n’est pas acquise (1). » En deux phrases successives on a une chose et son contraire, mystère, la subtilité scientifique doit se situer entre la « caractéristique mécanique » de la cuve et la « composition chimique » de son acier, dans un cas ça passe dans l’autre ça peut casser, EDF doit surveiller sans pour autant pouvoir réparer …

Malheureusement pour le prestige de l’atome tricolore, la remarquable prouesse rhétorique pour couvrir la compromission de sa mission n’a servi à rien. De leur côté, les deux réacteurs de Fessenheim attendaient patiemment la relève pour pouvoir prendre leur retraite. Ils durent attendre deux ans supplémentaires afin de donner une seconde chance à l’EPR de démarrer. Ce fut encore une fois peine perdue, pas avant 2023 aux dernières nouvelles… Après coup pour cette échéance lointaine et incertaine, l’ASN pourrait regretter de ne pas avoir exercé sa pleine autorité en demandant purement et simplement le changement de la cuve. Entre 2017 et après 2023, il y a au moins six ans ; et, en sachant qu’un EPR peut, sur le papier, être construit et livré en dix ans, on peut supposer qu’une cuve peut être usinée et installée en moins de temps…

 Surprise financière de la fermeture de Fessenheim

En Alsace, avec la fronde qui gronde aux frontières, plus possible d’attendre pour la fermeture de Fessenheim. En 2020, au énième forfait de l’EPR, que l’on ne compte plus, il fallut lâcher la doyennes des centrales françaises. Pour les Alsaciens, les Allemands et l’Europe entière c’est un grand soulagement. Plus personne n’ignorait la dangerosité de cette vieille centrale, sauf bien sûr l’ASN,  ladite autorité de sûreté nucléaire française.

Ainsi, la promesse tant attendue depuis une campagne présidentielle de 2012, s’est réalisée en 2020, les deux réacteurs de plus de quarante ans ont été mis à l’arrêt, mais,  encore une fois, une surprise de taille pas très originale était réservée aux contribuables français : la note est salée. Un contrat léonin  aliène désormais l’Etat à EDF pour 20 ans. Selon les éléments de langage officiel, il s’agit d’un « protocole d’indemnisation  pour fermeture anticipée de Fessenheim ». Rien de très innovant pour le nucléaire français, encore une fois il faut passer à la caisse. Mais, avec un bond dans le futur, le nouveau modèle économique se graisse d’emblée sur le dos des générations futures. Signé le 27 septembre 2019, ce dit « protocole » comporte deux versants financiers : d’abord un premier versement de 400 millions d’euros sur quatre ans ; avec cette enveloppe providentielle EDF doit couvrir des frais de démantèlement de Fessenheim et assurer la reconversion de ses salariés.

Ensuite on change de puissance de dix pour passer aux milliards : « des versements ultérieurs correspondant à l’éventuel manque à gagner, c’est-à-dire les bénéfices qu’auraient apportés les volumes de production futurs, fixés en référence à la production passée de la centrale de Fessenheim, jusqu’en 2041, calculés ex post à partir des prix de vente de la production nucléaire, et notamment des prix de marché observés (2)» L’Etat providence du Nucléaire de France a d’emblée fixé la durée de vie des réacteur à 60 ans et pour les vingt ans de non-production  suite à la fermeture, un calcul de coin de table trouve qu’EDF touchera quelques 5 milliards d’euros de son Etat bienfaiteur.

On peut se consoler, ce n’est pas l’affaire Areva-UraMin, le gros de l’argent reste en France et n’ira pas se mettre à l’abri dans un paradis fiscal. Mais, par sa facilité financière ça y ressemble en pire si l’on considère que l’opération peut se reproduire pour tous les réacteurs. Selon ce « protocole d’indemnisation de fermeture anticipée » le trésor public se retrouverait ponctionné de quelques dizaines de milliards.

Ainsi le « Grand Carénage » qui était censé rendre les centrales plus sûres selon les leçons du « retour d’expérience » de Fukushima comportait une grande arnaque financière. En autorisant, avec l’aval de l’ASN, la prolongation de la durée de service des réacteurs en fin de potentiel, l’Etat-providence du nucléaire de France renflouait EDF.

Pour ces nouveaux Mégawatts virtuels, non produits et non consommés, mais facturés aux contribuables français, nous parlerons ici de Néo-NégaWatt. L’histoire de ce transfert financier commence plus tôt juste après Fukushima de l’autre côté de la frontière. Quand les autorités allemandes décidèrent de sortir du nucléaire, les opérateurs transnationaux du marché de l’énergie ruèrent dans les brancards pour qu’on ne touche pas à leur grisbi.

Financiarisation d’une friche

Bien évidemment c’est un secret de Polichinelle… En tant qu’entreprise vendant de l’électricité atomique, EDF, criblé de dettes, survit dans son parc délabré en limite de la faillite. Même si la présentation soignée de l’état de ses finances apparaît moins préoccupante que  celle de feu Areva, après Fukushima, il n’y a plus d’illusion possible sur l’avenir du fleuron national.  L’atome tricolore va de mal en pis, dans l’économie réelle l’électronucléaire ne paie plus…

Mais au tournant du siècle, insidieusement la donne économique s’est quelque peu modifiée pour devenir toxique avec la dérégulation du marché de l’énergie. Si, comme on nous l’a annoncé, le monde est passé de l’économie réelle à la dématérialisation de l’économie, la logique obsessionnelle du chiffre d’affaires est restée la même. Et, subtilité ultime du système, il apparaît, dans cette nouvelle ère économique numérique et néolibérale que le virtuel serait capable de faire des miracles. Si Superphénix n’a pas pu annihiler les déchets radioactifs, l’économie numérique dématérialisée a prouvé qu’elle pouvait transmuter le néant en or.

On pourrait parler de New Deal atomique. Alors changement de décor, en tant qu’entreprise possédant potentiellement des milliards de kilowatts-heure futurs, EDF dans sa friche industrielle et plus particulièrement ses actionnaires peuvent sereinement tabler sur un avenir radieux, assuré au moins jusqu’à la fin du siècle. En France, miracle du capitalisme d’Etat-providence du nucléaire, avec un Etat actionnaire majoritaire d’EDF, le « protocole d’indemnisation » fut une affaire interne. Ailleurs en Europe, par le jeu de tribunaux arbitraux, se manifestèrent de nouveaux comportements prédateurs sur le trésor public… Mais en définitive dans tous les cas, les victimes c’est nous.

C’est ce que nous apprennent les tractations politico-financières avec les actionnaires  pour rendre possible la fermeture de la centrale. Des « manque-à-gagner » se sont négociés au prix fort et la facture sera calculée au prorata du prix futur du Mégawatt-heure… Les estimations, même les plus raisonnables,  se chiffrent en milliards.

Comment en est-on arrivé là ? Calculer des  Négawatts virtuels et les valoriser.

Rappel liminaire sur la notion originelle de NégaWatt

A tout seigneur tout honneur, on doit au physicien américain, Amory B. Lovins,  le concept de Négawatt. Ce vieil expert en énergie, fondateur du Rocky Mountain Institute en 1982 et anti-nucléaire convaincu, avait été frappé, comme beaucoup de ses contemporains, par l’invraisemblable gabegie d’énergie du système économique et technique étasunien.

Dès les années soixante, il pouvait chiffrer pour son pays le gisement potentiel de NégaWatts. Le calcul en révélait des milliers de milliards. De quoi s’agit-il ? Les NégaWatts (heure) sont les millions de kilowatts-heure qu’il serait tout simplement inutile de produire si existait une réelle volonté politique d’orienter l’économie vers la sobriété et l’efficience énergétique… Dans les années 1970, au temps où il écrivait pour les Amis de la Terre, Lovins avait présenté comme aberration monumentale  le cas symbolique de la passoire énergétique du Word Trade Center où pour supporter la climatisation il fallait allumer le chauffage et la climatisation pour supporter le chauffage (3).

En France, il y a une association d’experts en énergie qui depuis le début les années 2000, propose un scénario NégaWatt associant sobriété, efficience énergétique et déploiement des énergies renouvelables. Dans cette perspective énergétique en rupture avec le modèle de gabegie actuelle, la seule sobriété permettrait de réduire de 60% la consommation d’énergie sans perte  significative de confort.  Précisons, 60 % de l’énergie importée ou produite sont inutilement consommée en France et c’est au moins deux fois plus que ce que produit le parc nucléaire national.

La dernière mouture du « Scénario NégaWatt  2017- 2050 » assurerait une sortie du nucléaire dans les années 2030 et annonce  un quasi 100% d’énergie renouvelable à échéance 2050 (4).

Bien évidemment ces milliards de NégaWatts utilement retirés de l’économie réelle ne coûtent pas un kopeck.

Mais dans la fameuse économie dématérialisée ultralibérale des transnationales, de nouveaux Négawatts ont vu le jour et se négocient aujourd’hui à prix d’or.

Le Cas Allemand et les Néo-NégaWatts de Vattenfall

Décidément l’imposture internationale de l’énergie atomique s’est inscrite dans la durée. Elle sévit non seulement dans les domaines techniques, sanitaires et environnementaux bien connus, mais s’ajoutent aujourd’hui les procédures juridiques et financières.

En 2011, après la catastrophe de Fukushima, l’Etat Allemand sans attendre a pris la sage décision de sortir le pays de la menace nucléaire.

Mais ce fut sans compter sur la voracité économique des transnationales impliquées dans cette industrie. C’est là qu’apparaissent les nouveaux NégaWatts virtuels qui ne seront ni produits ni consommés mais que les acteurs du secteur souhaitent facturer à la collectivité.

Les Allemands découvrirent rapidement après Fukushima trois  grands philanthropes de leur nucléaire national : deux allemands E.ON et RWE et le suédois Vattenfall. Ces géants  de l’énergie, loin d’être soulagés par l’éloignement de la menace atomique, veulent se faire payer au prix fort les mégawatts-heure qu’ils auraient pu produire mais que la perspective de fermeture des centrales à l’horizon 2022 empêchera de produire et de vendre.

D’entrée de jeu, alors que le monde était encore sous le choc de Fukushima,  Vattenfall, en grand viking conquérant, lançait l’attaque en saisissant un tribunal d’arbitrage. Deux ans plus tard, en 2014, on apprenait ses prétentions de rançon. Le groupe public suédois réclamait 4,7 milliards d’euros aux contribuables allemands.

En 2016, Vatterfall était rejoint dans sa démarche belliqueuse par deux géants allemands de l’énergie. Tous trois déposaient une plainte auprès du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe. « Selon certaines sources, l’enjeu financier peut être majeur. Le dédommagement pourrait atteindre près de 20 milliards d’euros au total (5). » Ces calculs sordides de la nouvelle économie faisant fi de la santé et de la sûreté publique se font sur la base des mégawattheures que les fermetures empêcheront de produire et de vendre…

Dans cette affaire, il faut signaler un quatrième larron, l’opérateur EnBW. Ce dernier, propriété du Land du Bade-Wurtemberg dirigé aujourd’hui par les Verts, ne s’est pas associé à la plainte. Mais on le retrouvera dans ses basses œuvres avec ses Néo-NégaWatts à valoriser dans le montage politico-financier de la fermeture de Fessenheim.

Les NégaWatts de Fessenheim

Pour lire le chapitre complet :

Menace nucléaire sur l’Europe episode 11_chap9

 

La suite … demain !