Contre le révisionnisme, un travail de mémoire est indispensable
Le 26 septembre 2019, un violent incendie dévaste l’usine Lubrizol, à Rouen. Dans les jours qui suivent, de nombreuses personnes dénoncent les informations données par les autorités sur l’extension et l’impact des panaches de fumée. Certains intervenants font alors le rapprochement avec la façon dont les services officiels français avaient géré l’impact des retombées radioactives de Tchernobyl : « On nous refait le coup de Tchernobyl ! », « C’est comme le nuage de Tchernobyl qui s’était arrêté aux frontières de la France ! »
En réponse à ces évocations, plusieurs articles sont venus défendre la même thèse : en 1986, les autorités françaises n’ont pas menti ; le « Mensonge de Tchernobyl » n’est qu’un mythe. Certains articles pêchent par une connaissance trop superficielle du dossier, d’autres sont plus lourds d’arrière-pensées, ainsi celui rédigé par Géraldine Woessner et publié sur lepoint.fr, sous le titre « L’increvable mythe du « nuage de Tchernobyl ».
Le procédé utilisé est simple : 1/ première étape : réduire le « Mensonge de Tchernobyl » à une composante unique : les autorités ou leur service spécialisé le SCPRI, auraient affirmé que le nuage de Tchernobyl s’était arrêté aux frontières de l’Hexagone ; 2/ deuxième étape : produire les communiqués officiels et extraits d’articles de presse qui prouvent le contraire ; 3/ troisième étape : conclure en conséquence qu’il n’y a pas eu mensonge : ce n’est qu’un mythe construit par des anti-nucléaires ou des adeptes de la théorie du complot.
La « démonstration » constitue un bel exemple de sophisme.
La CRIIRAD a, en effet, rédigé toute une série de documents détaillant les dysfonctionnements, nombreux et graves, constatés dans la gestion de la crise de Tchernobyl par l’État français : chiffres tellement sous-évalués qu’ils en deviennent absurdes, affirmations totalement fausses sur les niveaux de risque sanitaire, violations des prescriptions réglementaires par ceux-là mêmes qui auraient dû les faire appliquer, défaut de protection des enfants qui recevront pour certains des doses à la thyroïde très supérieures aux normes en vigueur, etc. Chacun peut se référer à ce sujet aux différents mémoires rédigés par la CRIIRAD dans le cadre de ses actions en justice qui détaillent l’ensemble des accusations qui ont été portées, accompagnées des éléments de preuve qui les soutiennent. La CRIIRAD n’a jamais incriminé personne, ni le directeur du SCPRI, ni aucun ministre, pour avoir prononcé la phrase « le nuage radioactif de Tchernobyl s’est arrêté aux frontières de la France » ou tout autre sentence équivalente.
Cette phrase relève du registre de l’humour. Tout comme les dessins qui représentent des douaniers arrêtant le nuage radioactif aux frontières de notre pays. Comme toute caricature réussie, elle force le trait mais rend compte d’une vérité profonde : l’importance de la contamination a été totalement dissimulée, des chiffres ridiculement bas ont été publiés et aucune mesure de protection n’a été prise, pas même celles qui étaient obligatoires. En un mot, tout s’est passé comme si le nuage de Tchernobyl s’était arrêté aux frontières de la France. Les Alsaciens (qui avaient accès aux informations allemandes) ou les Corses (aux informations italiennes) en gardent un souvenir précis. C’est donc à raison que l’image du nuage radioactif de Tchernobyl s’arrêtant aux frontières peut être convoquée par la mémoire collective. Ne laissons pas quelques révisionnistes censurer l’Histoire.
Les communiqués cités par Géraldine Woessner (pour prouver qu’il n’y a pas eu mensonge) n’ont pas été occultés par la CRIIRAD. Ils figurent en bonne place dans les éléments qu’elle a réunis pour démontrer que des informations minorantes, fausses ou mensongères ont été diffusées par les autorités, et notamment par leur service spécialisé, le Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants (SCPRI), que dirigeait alors d’une main de fer Pierre Pellerin. Ainsi le communiqué SCPRI du 30 avril minuit qui annonce « une légère hausse de la radioactivité atmosphérique sur certaines stations du Sud-est » alors que les premiers panaches radioactifs avaient traversé les frontières dès le 29 avril et que l’élévation n’était pas « légère » mais de l’ordre de 100 fois supérieure ; ou encore le communiqué du 1er mai minuit, qui annonce une « tendance pour l’ensemble des stations du territoire à un alignement de la radioactivité atmosphérique sur le niveau relevé le 30 avril dans le Sud-est » alors que presque partout le taux de radioactivité de l’air explose, avec une multiplication par plus de 10 000 dans certains secteurs.
Pendant plus de 20 ans, la CRIIRAD a publié des mises en cause virulentes et nominatives, dénonçant la gravité des faits (notamment le défaut de protection des groupes à risque) et l’incapacité à les reconnaître. Elle n’a jamais été poursuivie pour diffamation car ses mises en cause étaient précises, argumentées et étayées (sur l’examen critique des documents officiels, sur les dispositions réglementaires en vigueur et sur les analyses de son laboratoire). Les défenseurs du directeur du SCPRI, et plus largement de l’industrie nucléaire, ne sont jamais parvenus à démonter ces arguments (difficile en effet de réhabiliter les cartes aberrantes des dépôts au sol ou les appréciations ridiculement minorantes sur les risques sanitaires). Dans son article Géraldine Woessner affirme ainsi que « Le mythe d’un mensonge des autorités à propos du nuage de Tchernobyl est sans doute, aujourd’hui, la théorie du complot la plus répandue dans la société française ». Il est certes plus simple de déplacer le problème, d’écarter tout ce qui est gênant pour ne retenir qu’une caricature bien plus facile à attaquer, plus simple d’évoquer une prétendue « théorie du complot » que de répondre aux démonstrations rationnelles, sourcées et chiffrées de la CRIIRAD.
La journaliste indique dans son article que « la contamination de surface n’a pas dépassé 1 000 Bq/m² sur la majeure partie du territoire » (ce qui est faux) tout en reconnaissant que « certaines zones ont été beaucoup plus touchées : sur les reliefs au sud des Alpes, en Franche-Comté, en Corse, les pluies ont amené des dépôts dont l’activité a dépassé 20 000, voire très localement 40 000 Bq/m2 » (ce qui est globalement vrai). Elle oublie de préciser que ces chiffres ont été obtenus grâce au travail du laboratoire de la CRIIRAD : en mai 1986, le SCPRI (dont elle défend le bilan) a publié à plusieurs reprises des communiqués et des cartes soutenant que le dépôt moyen de césium 137 sur la France était inférieur à 10 Bq/m². Ce chiffre ridiculement bas est évidemment indéfendable, aussi valait-il mieux l’oublier. Les documents correspondant avaient ainsi été supprimés de tous les rapports officiels (à commencer par ceux qui seront envoyés à l’Europe à l’été 86). La CRIIRAD s’est battue pendant des années pour que ces preuves accablantes du « Mensonge de Tchernobyl » ne soient plus taboues et que leur existence soit officiellement reconnue.
En dépit du temps écoulé, les autorités françaises sont restées muettes sur le volet le plus grave du dossier : l’absence de mesure de protection conduisant certains groupes de la population, et notamment les enfants, à recevoir des doses de rayonnements supérieures aux limites maximales alors en vigueur. Les populations corses ont payé un lourd tribut et les preuves de l’importance des doses d’irradiation de la glande thyroïde sont accablantes et basées sur les propres chiffres du SCPRI. Du fromage frais de brebis contenait par exemple plusieurs milliers de becquerels d’iode 131 par kilogramme (ce qui implique le dépassement de la limite de dose à la thyroïde en quelques jours ou quelques repas pour les jeunes enfants). Cela n’a pas empêché les autorités de conseiller aux populations, y compris aux femmes enceintes, de ne rien changer à leurs habitudes alimentaires.
Même impunité en matière de violation des prescriptions réglementaires. Sur des dizaines de relevés d’analyse montrant que les aliments concernés dépassaient les limites définies par l’Europe pour protéger la santé des populations, le directeur du SCPRI a porté la mention « consommable sans restriction ». Ce haut fonctionnaire était payé par l’argent des contribuables pour assurer leur protection : il devait surveiller la contamination et alerter si besoin le ministère de la Santé dont il dépendait. Il ne l’a pas fait mais il devait à tout le moins respecter l’état de droit. Il ne l’a pas fait non plus et n’a jamais été sanctionné pour cela.
Alors que la censure et l’impunité prévalaient, les tentatives de réécriture de l’histoire n’ont jamais cessé. L’un des épisodes les plus fameux fut la « Mise au point historique » publiée en 2003. Ce qui est inquiétant, les réécritures créent désormais le doute chez des personnes de bonne foi, journalistes ou simples citoyens. C’est que 35 ans se sont écoulés depuis la catastrophe et que la majorité de la population n’a pas vécu la crise de Tchernobyl ou était alors trop jeune pour s’en souvenir aujourd’hui. Aussi est-il important de revenir de façon précise, documents à l’appui, sur ce que recouvre exactement, pour la France, le « Mensonge de Tchernobyl ».
La CRIIRAD s’y emploiera tout au long de l’année 2021 car le dossier est complexe et comporte de nombreux volets. A l’occasion de la commémoration du 35ème anniversaire de la catastrophe, est mis en ligne un premier document ciblé sur la contamination de l’air et le passage du nuage de Tchernobyl. Il s’agit de la version courte d’un dossier plus complet qui sera publié en juin prochain.
criirad
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« La Supplication, Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse »,
un récit/essai de l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch, lauréate du prix Nobel de littérature en 2015, consacré à la catastrophe nucléaire de Tchernobyl survenue en 1986.
Prologue de « la Supplication » de Svetlana Alexievitch, lauréate du prix Nobel de littérature, lu à plusieurs voix lors du rassemblement du souvenir de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Svetlana Alexievitch a interrogé, durant les dix années qui ont suivi la catastrophe, plus de cinq cents témoins de l’accident dont des liquidateurs, des politiciens, des médecins, des physiciens, des citoyens ordinaires. L’ouvrage décrit la tragédie psychologique et personnelle qui s’en est suivie en interrogeant les survivants sur les conséquences de cet accident dans leur vie.
Les gens n’ont pas envie d’entendre parler de la mort. De l’horrible…Mais nous on vous parle d’amour…
Une voix solitaire
« Je ne sais pas de quoi parler… De la mort ou de l’amour ? Ou c’est égal… De quoi ?
Nous étions jeunes mariés. Dans la rue, nous nous tenions encore par la main, même si nous allions au magasin… Je lui disais : « Je t’aime. » Mais je ne savais pas encore à quel point je l’aimais… Je n’avais pas idée… Nous vivions au foyer de la caserne des sapeurs-pompiers où il travaillait. Au premier étage. Avec trois autres jeunes familles. Nous partagions une cuisine commune. Et les véhicules étaient garés en bas, au rez-de- chaussée. Les véhicules rouges des pompiers. C’était son travail.
Je savais toujours où il était, ce qui lui arrivait. Au milieu de la nuit, j’ai entendu un bruit. J’ai regardé par la fenêtre. Il m’a aperçue : « Ferme les lucarnes et recouche-toi. Il y a un incendie à la centrale. Je serai vite de retour. » Je n’ai pas vu l’explosion. Rien que la flamme. Tout semblait luire… Tout le ciel… Une flamme haute. De la suie. Une horrible chaleur. Et il ne revenait toujours pas.
La suie provenait du bitume qui brûlait. Le toit de la centrale était recouvert de bitume. Plus tard, il se souviendrait qu’ils marchaient dessus comme sur de la poix. Ils étouffaient la flamme. Ils balançaient en bas, avec leurs pieds, le graphite brûlant… Ils étaient partis comme ils étaient, en chemise, sans leurs tenues en prélart. Personne ne les avait prévenus. On les avait appelés comme
pour un incendie ordinaire…
Quatre heures du matin… Cinq… Six… À six heures, nous avions prévu d’aller chez ses parents. Pour planter des pommes de terre. Il y a quarante kilomètres de la ville de Pripiat jusqu’au village de Sperijie où vivait sa famille. Semer, labourer… Ses occupations préférées… Sa mère évoquait souvent comment ni son père ni elle ne voulaient le laisser partir pour la ville. Ils lui ont même bâti une nouvelle maison. Mais il a été incorporé. Il a fait son service àMoscou, dans les sapeurs-pompiers, et quand il est revenu : sapeur-pompier ! Il ne voulait pas entendre parler d’autre chose. (Elle se tait.)
Parfois, c’est comme si j’entendais sa voix… Vivante… Même les photos n’agissent pas sur moi autant que sa voix. Mais il ne m’appelle jamais… Et en rêve… C’est moi qui l’appelle…
Sept heures… À sept heures, on m’a fait savoir qu’il était à l’hôpital. J’ai couru, mais la milice avait déjà isolé le bâtiment et n’y laissait entrer personne. Seules les ambulances traversaient le barrage. Les miliciens criaient : près des voitures, la radiation bloque les compteurs au maximum, ne vous approchez pas. Je n’étais pas seule : toutes les femmes avaient accouru, toutes celles dont les maris se trouvaient dans la centrale, cette nuit-là. Je me suis lancée à la recherche d’une amie, médecin dans cet hôpital. Je l’ai saisie par la blouse blanche lorsqu’elle est descendue de voiture :
— Fais-moi passer !
— Je ne peux pas ! Il va mal. Ils vont tous mal. Mais je ne la lâchai pas :
— Juste jeter un regard. Elle me dit :
— D’accord, allons-y ! Pour un quart d’heure, vingt minutes.
Je l’ai vu… Tout gonflé, boursouflé… Ses yeux se voyaient à peine…
— Il faut du lait. Beaucoup de lait ! m’a dit mon amie. Qu’ils boivent au moins trois litres !
— Mais il n’en prend pas.
— Désormais, il en prendra.
Nombre de médecins, d’infirmières et, surtout, d’aides-soignantes de cet hôpital tomberaient malades, plus tard… Mourraient… Mais alors, personne ne le savait…
À dix heures du matin, l’opérateur Chichenok rendit l’âme… Il fut le premier… Le premier jour… Nous avons appris plus tard que le deuxième, Valera Khodemtchouk, était resté sous les décombres. On n’était pas parvenu à le dégager. Son corps a été noyé dans le béton. Mais nous ne savions pas encore qu’ils étaient tous les premiers…
— Vassenka, que faire ? lui demande-je.
— Pars d’ici ! Pars ! Tu vas avoir un enfant.
En effet, j’étais enceinte. Mais comment pouvais-je le laisser ?
Lui, il me supplie :
— Pars ! Sauve le bébé !
— Je dois d’abord t’apporter du lait. Après on prendra une décision.
Ma copine, Tania Kibenok, arrive en courant… Son mari est dans la même chambre… Son père l’accompagne, il a sa voiture. Nous la prenons pour aller au village le plus proche, acheter du lait. À environ trois kilomètres de la ville… On achète plusieurs bocaux de trois litres remplis de lait… Six, pour en avoir assez pour tous… Mais le lait les faisait horriblement vomir. Ils perdaient sans cesse connaissance et on les plaçait sous perfusion. Les médecins répétaient qu’ils étaient empoisonnés aux gaz, personne ne parlait de radiation.
Pendant ce temps, la ville se remplissait de véhicules militaires. Des barrages étaient dressés sur toutes les routes… Les trains ne marchaient plus, ni dans la région ni sur les grandes lignes… On lavait les rues avec une poudre blanche… Je m’inquiétais : comment aller acheter du lait frais au village, le lendemain ? Personne ne parlait de radiation… Seuls les militaires avaient des masques… Dans la rue, les citadins portaient le pain qu’ils achetaient dans les magasins, des paquets ouverts de petits pains… Des gâteaux étaient posés sur les étalages ouverts…
Le soir, on ne me laissa pas entrer à l’hôpital… Une foule de gens s’entassait tout autour… Je me plaçai devant sa fenêtre, il s’approcha et me cria quelque chose. Si désespérément ! Dans la foule, quelqu’un entendit qu’on allait les emmener à Moscou, dans la nuit. Toutes les épouses se rassemblèrent. Nous décidâmes de partir avec eux. Laissez-nous rejoindre nos maris! Vous n’avez pas le droit ! On se battait, on se griffait. Les soldats — des soldats, déjà — nous repoussaient. Alors un médecin sortit et confirma le départ pour Moscou en avion, mais nous devions leur apporter des vêtements : les leurs avaient brûlé à la centrale.
Les autobus ne roulaient plus et nous nous égaillâmes à travers toute la ville en courant. À notre retour, chargées de sacs, l’avion était déjà parti… Ils nous avaient trompées exprès… Pour nous empêcher de crier, de pleurer…
La radio annonça que la ville allait être évacuée, probablement pour trois à cinq jours : prenez des vêtements chauds, des survêtements de sport, vous allez vivre en forêt. Dans des tentes. Les gens s’en réjouissaient même : une escapade dans la nature ! On y fêterait le Premier Mai. C’était tellement inhabituel ! On préparait des chachliks pour le voyage… On emportait des guitares, des magnétophones… Seules pleuraient celles dont les maris avaient physiquement souffert. Je ne me souviens pas de la route… C’est comme si je n’étais revenue à moi qu’en voyant sa mère : « Maman, Vassia est à Moscou ! On l’a emmené dans un avion spécial ! »
Nous avons fini les semailles, dans le potager (et, une semaine plus tard, on évacuerait le village !). Qui savait ? Qui pouvait savoir alors ? Dans la soirée, j’ai été prise de vomissements. J’étais enceinte
de six mois. Et je me sentais si mal… Dans la nuit, j’ai rêvé qu’il m’appelait. Tant qu’il était en vie, il m’appelait dans mon sommeil : « Lioussia ! Lioussienka ! » Et, après sa mort, il ne l’a plus fait une seule fois. Pas une seule fois… (Elle pleure.)
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