Avec un peu de retard sur le calendrier !! Mais cela vaut le coup !
Faut-il encore obtempérer à l’injonction qui, en chaque début d’année, nous enjoint de souhaiter tous nos vœux de bonheur et surtout de santé ? Ces deux aspirations, en passe d’accéder au statut de devise nationale, commencent à faire suspect. C’est extraordinaire, tout le monde veut notre bonheur et plus encore notre santé. L’Etat, les entreprises, les gourous, les experts… Une vague de bienveillance déferle sur nos âmes inquiètes et rudoyées, au point qu’exprimer une ébauche de perplexité vous ferait passer pour un monstre d’ingratitude et de misanthropie.
Le bonheur, depuis des lustres, est un argument publicitaire pour acheter la camelote industrielle censée nous apporter l’amour, le bien-être, la reconnaissance, la réussite, etc. Il faudrait être aveugle, sourd et trépané pour croire encore à ce baratin. Cette abondance matérielle dévaste la vie sur terre, esclavagise ceux qui la fabriquent et aliène ceux qui la consomment. Comme épidémie de bonheur consumériste, on pouvait rêver mieux. Ce qui n’empêche pas les croisés du Progrès de continuer à réciter leur catéchisme en le rénovant pour faire moderne. Mondialisation heureuse, croissance verte, science pure, publique et citoyenne1, capitalisme à visage humain, numérique libre, émancipateur et citoyen2, publicité vertueuse, eugénisme et transhumanisme progressistes3, happy collapse4, soutien de la gauche de gauche à l’industrie du cancer français dont l’emploi vaut mieux que nos vies5, appels à la croissance et à la productivité pour sauver les retraites6 et instituer le revenu universel7 – appels qui seront suivis de lamentations et d’incantations contre les conséquences sociales de ce productivisme, sans jamais établir vraiment le lien entre innovation technologique, chômage de masse, délocalisations, travail mort, désastre écologique, déshumanisation, démesure de la finance… Les imposteurs n’étant plus à un oxymore près, on en viendrait presque à regretter les bons vieux écrans publicitaires ; au moins, on savait qui parlait – des margoulins – et dans quel but – nous faire avaler leurs bobards. Ici, pas de jingle signalant que nous avons à faire à la propagande industrialiste.
Réjouissons-nous, les coachs en béatitude prennent le relais en ces temps de morosité. A les entendre, il ne tiendrait qu’à nous, individus libres et responsables, d’accéder à la félicité, à la sérénité, au nirvana éternel. Résumé : Le bonheur en cinq leçons, réussir sa vie sans effort, trois minutes de méditation par jour pour tout changer, soyez vous-même grâce à notre méthode universelle, gérez vos émotions, optimisez vos chakras, rentabilisez vos relations… Si après ça vous n’êtes pas heureux, franchement, c’est de la mauvaise volonté. Le responsable ? Vous et vous seul. Les conditions sociales et écologiques, l’ordre économique du monde, oubliez. Vous êtes sans domicile, empoisonné aux métaux lourds, irradié du nucléaire, électro-hypersensible confiné depuis des années ? Enfin quoi, ressaisissez-vous. Soyez positif. Quand on veut, on peut. Et rassurez-vous, votre coach est là.
Le développement personnel est à l’individu ce que le développement durable et les petits gestes sont à la société : un mensonge, l’idéologie du capitalisme. Son individualisation à outrance imprègne toute la sphère mentale et sociale. Voyez les industriels de l’empoisonnement nous expliquer que leurs produits ne sont pas en cause. Le coupable ? L’utilisateur qui n’a pas respecté les consignes. Dans un autre domaine, les grands médias qui nous assènent, après une critique insignifiante, leurs lieux communs habituels : la technologie est neutre, c’est une question d’usage, nos machines ne sont que des outils. A croire que l’extractivisme minier, les infrastructures polluantes et climaticides n’existent pas, pas plus que le système technicien que Jacques Ellul aura passé sa vie à analyser, et il est terrible de voir à quel point sa clairvoyance, comme celle de Bernard Charbonneau, Günther Anders, Ivan Illich, Jaime Semprun, René Riesel et d’autres, aura si peu éclairé les ténèbres où nous sommes. Mais voilà, quand il s’agit de justifier l’innovation à perpète, la mauvaise foi ne connait pas de limite. La mauvaise foi et la santé. Rappelez-vous, Geneviève Fioraso, ex-ministre : « La santé, c’est incontestable. Lorsque vous avez des oppositions à certaines technologies et que vous faites témoigner des associations de malades, tout le monde adhère. »8
La santé, donc. Voilà une valeur qui fait consensus. N’est-ce pas le souci majeur de l’Etat qui se démène pour nous protéger du covid19 ? La préoccupation des start-up de la santé connectée et des laboratoires pharmaceutiques ? La priorité des experts qui savent tellement mieux que nous ce qui est bon pour nous ? Tout ce beau monde se met en quatre et on refuserait de se prosterner ? Mais quoi ? S’attaque-t-on aux facteurs de la pandémie actuelle, de celles qui l’ont précédé et qui risquent de suivre ? La déforestation, le saccage des milieux naturels, les élevages concentrationnaires, l’urbanisation galopante, l’empoisonnement chimique, la mondialisation, les virus de laboratoires et les possibles fuites accidentelles… Interdit-on les pesticides dont on sait, par des centaines d’études sérieuses, qu’ils sont des poisons pour le vivant dont nous sommes9 ? Non seulement on les maintient, mais en plus on réintroduit des néonicotinoïdes qu’on avait interdit tant ils sont toxiques ! Pour la santé de qui ? D’une filière industrielle exportatrice : la betterave sucrière dont la production aidera sans doute à résoudre les problèmes de diabète et d’obésité, ainsi que la faim dans le monde dopée aux agro-carburants. Plus largement, combien de morts, de sacrifiés de la société industrielle et de ses activités délétères dont il faudrait sortir ? La bagnole, l’avion, l’industrie chimique et nucléaire, les énergies faussement propres, le numérique, etc. ? On les soutient, on les développe !
L’accélération inouïe de la numérisation de nos vies devrait nous saisir d’effroi et susciter un rejet massif. De l’école numérique au télétravail, en passant par le commerce en ligne, la télémédecine, l’administration électronique, les cyber-apéros, les applis et les réseaux sociaux, c’est un déferlement du numérique dont les conséquences sont proprement abominables : esclavagisme, infrastructures industrielles dévastatrices, pillage des ressources naturelles, empoisonnement massif, consommation énergétique climaticide, surveillance de masse, déshumanisation tous azimuts, casse des services publics de proximité, taylorisation et appauvrissement du travail, dislocation de ce qui irrigue notre condition humaine – la vie intérieure, notre rapport à la réalité sensible, la vraie présence, l’imprévu. L’informatisation du monde est un amplificateur du capitalisme prédateur, du totalitarisme le plus redoutable car consenti. Elle s’inscrit dans la société technicienne qui colonise la politique, le travail, les loisirs, les relations humaines, la vie privée, notre conscience-même, incapable de penser en dehors et contre la technologie tant celle-ci est devenue sacrée. Ce monde n’est pas à la mesure de nos rythmes et de nos vies humaines. Son horizon : « L’incarcération de l’homme-machine dans le monde-machine », pour reprendre la formulation de Pièces et main d’œuvre. En 1964, Günther Anders évoquait la société des machines qui tend vers « un état où il n’y aurait plus rien qui ne soit à leur service, plus rien qui ne soit co-machinique : ni nature, ni valeurs supérieure et (puisque nous ne serions plus pour elles que des équipes de service et de consommation) ni nous non plus, les humains »10.
Résister collectivement à cette informatisation universelle, dénoncer la logique d’ensemble de la vie connectée, c’est ce que tentent des éleveurs, des maraîchers, des enseignants, des travailleurs sociaux, des boulangers, des menuisiers, des bibliothécaires, des libraires, des médecins, des musiciens, des chômeurs, rassemblés dans les collectifs « Faut pas pucer » et « Ecran Total »11… Ce combat, majeur à plus d’un titre, n’est hélas pas dans l’air du temps, tellement la pression est permanente, la propagande diffuse et, pire encore, intériorisée bien souvent. Le pouvoir et leurs valets, les professionnels de l’acceptation veillent plus que jamais.
Ce sont les mêmes qui nous font prendre le poison pour le remède, les mêmes qui, d’une main, organisent le chaos écologique, humain, social et sanitaire, et qui, de l’autre main, prétendent y remédier tout en l’aggravant in fine avec, au passage des mesures liberticides. Cette classe de pyromanes répand l’incendie aux quatre coins de la planète avant de se poser en sauveur de notre santé ! La santé commence par un air salubre, une eau vraiment potable, des aliments sains et nutritifs, un respect des limites – celles de la Terre et de nos biologies individuelles. Le techno-capitalisme produit des malades en série dont il fait un marché lucratif à coups de médecine chimique et de plus en plus connectée grâce à la 5G.
Deux mots sur cette cinquième génération de téléphonie mobile et les réactions politiques qu’elle suscite. D’un côté, les intégristes décomplexés de l’innovation technologique quoi qu’il en coûte. Pour ces fondamentalistes, la question ne se discute pas. Le débat est clos avant d’avoir été ouvert. Nos vies sont bouleversées, nos sociétés humaines radicalement transformées, qu’importe. Silence dans les rangs. La moindre voix discordante est renvoyée à la bougie ou plus récemment aux Amish. Ce coup d’Etat passe comme une lettre à la poste. De l’autre côté, des postures dignes de Tartuffe. On demande un moratoire en attendant les conclusions de l’agence sanitaire, comme si l’Anses allait contrarier les lobbies. Comme s’il n’y avait pas déjà des centaines d’études sérieuses sur la dangerosité des champs électromagnétiques artificiels. Et surtout, surtout, comme s’il n’y avait que la santé en jeu dans cette nouvelle fuite en avant. Garantissez-nous une 5G salubre pour toutes et tous, et amen. Quant à ceux qui se découvrent des accents néo-luddites tout en défendant et en organisant depuis des années la smart city, en réclamant la 4G et la fibre partout, c’est à vomir12. D’un côté des ennemis, de l’autre des faux amis, et les premiers ne sont peut-être pas les pires ; au moins, ils tombent les masques et nous épargnent le piège tendu par les idiots utiles qui désamorcent la révolte, escamotent la logique d’ensemble à l’œuvre dans la catastrophe. Leur ambition, au-delà de leur égo et de leur carrière personnelle ? Gérer les nuisances plutôt que les supprimer13, verdir sans mettre en cause les structures, trouver une solution technique aux problèmes causés par la technique. Les uns comme les autres dans le même grand parti unique technologiste et industrialiste.
Finalement, la société industrielle est formidable. Elle saccage les milieux naturels, libres et humains, décrète ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas, assigne à résidence, infantilise, bâillonne, réprime, fait mourir de solitude et de chagrin, lance des interdits incompréhensibles et injustes, place sous camisole numérique, organise une vie mutilée réduite à des ersatz. Le monde était suffocant, il est devenu irrespirable. Au nom de la vie, on nous interdit de vivre ; au nom de la santé, on fait de nous des malades perpétuels. En attendant un prochain confinement – atomique, chimique, électromagnétique, bactériologique, climatique pour ne citer que les plus probables. Et vous verrez. On nous bercera, une énième fois, de la douce illusion selon laquelle on pourrait enrayer les effets sans s’attaquer aux causes, et après avoir rendu le monde inhabitable, la technocratie nous sommera de nous adapter, de nous hybrider à la machine, de renoncer à notre humanité. Le processus est déjà bien engagé14. « En guerre », nous les sommes, en effet, pour reprendre le ton martial de sa Majesté de la République, et pas seulement contre un virus, mais contre nous-mêmes, nous les vivants, nous les épris de liberté, de dignité, d’autonomie, d’humanité.
La grande promesse de la techno-science – nous affranchir de la nature, de la nécessité, de la communauté… – est une sinistre farce. Non seulement nous ne maîtrisons rien, non seulement nous avons introduit des servitudes extravagantes à l’égard de la Machine, mais en plus, nous avons créé les conditions d’un emballement macabre échappant à tout contrôle. Jamais notre vulnérabilité n’aura été aussi grande. Jamais nous n’avons autant remis notre souveraineté aux mains des experts. Ainsi donc, le monde serait trop complexe pour nous, simples humains, nous n’aurions pas d’autre choix que nous soumettre à la Science. Aux oubliettes, la Politique, la critique sociale, l’antique philosophie, la devise de l’Exposition Universelle de 1933 : « La Science explore, la Technique exécute, l’Homme se conforme ». Pour le dire avec les mots de Jean-François Delfraissy, porte-parole du Comité consultatif national d’éthique : « La science avance, en effet. Je fais partie de ces gens qui pensent qu’on ne peut l’arrêter. […] Il y a des innovations technologiques qui sont si importantes qu’elles s’imposent à nous. »15 Bienvenue dans l’éthique du 21ième siècle.
Nous n’avons pas à supporter une survie atomisée entourée d’algorithmes et d’écrans de surveillance, attendant sagement d’être remplacés par des robots, perdant nos meilleures années de vie dans des emplois inutiles et nuisibles jusqu’à la retraite dont l’âge correspond à celui de l’espérance de vie en bonne santé. Nous n’avons pas à parvenir, à convoiter des places de rouage d’un monde détestable, fût-il inclusif, exempt de discriminations.
Nous n’avons rien à attendre d’une médecine algorithmique, rien à espérer de leurs bonheurs et artefacts marchands qui prennent la place de ce qui était gratuit et vivant : nos savoir-faire ancestraux, nos liens humains de face-à-face, notre capacité à vivre la limite, la souffrance et la mort. Ces succédanés se substituent à nos facultés naturelles. La prothèse crée le handicap et la fonction l’organe. Survivre n’est pas vivre, fonctionner n’est pas habiter notre humanité.
Nous n’avons pas à devenir les produits d’une techno-science ivre de toute-puissance. Elle nous transforme en humains génétiquement modifiés. Elle fait du corps un mécano à composer selon son budget et les offres du moment, un produit fabriqué par des techniques de sélection et d’amélioration génétique. Elle nous transforme en produits industriels aux mains des laboratoires pratiquant un eugénisme sous couvert de « droit au désir d’enfant » et de « chantage à l’égalité »16.
Nous avons à vivre notre condition humaine avec ses limites, ses joies, ses souffrances, et la mort tout au bout ; nous avons à retrouver notre rapport sensible au monde réel, aux autres et à nous-mêmes, sans oublier l’usage de nos sens, de nos mains, de nos facultés de penser, de décider, d’être libres. Libres de quoi exactement ? De choisir sa marque de « gadget de destruction massive »17 ? De s’affranchir de toute limite ? D’opter pour une voiture « propre » sur le papier des bonimenteurs ? De commander son enfant sur catalogue et bientôt transgénique ? Ou libres de refuser ce que nous impose l’ordre économique et technologique, libres de conduire notre vie, de satisfaire nos besoins élémentaires de subsistance, et plus encore d’existence, sans être soumis à une organisation bureaucratique et industrielle18. « La liberté est en contradiction avec la bonheur. La liberté authentique n’est pas satisfaction mais risque, effort et non jouissance ; à l’extrême, elle est l’angoisse de celui qui tient entre ses mains son salut et sa perte : la moins confortable des situations. Celui qui veut avant tout son bonheur doit sacrifier sa liberté, car la servitude le décharge du plus lourd des fardeaux : sa responsabilité – le conformisme est la première condition du confort. »19 Comment ne pas penser à Bernanos évoquant « la désaffection cynique pour la liberté qui a déjà corrompu tant de consciences. La pire menace pour la liberté n’est pas qu’on se la laisse prendre – car qui se l’est laissé prendre peut toujours la reconquérir –, c’est qu’on désapprenne de l’aimer, ou qu’on ne la comprenne plus. » 20
Nous avons nos rejets à opposer à ces marchands de faux bonheur et de santé frelatée. Ni gourous, ni experts, ni cobayes, ni machines, ni survivants 2.0. Libres, humains, vivants.
Frédéric Wolff