5G et censure

Des sujets inflammables

Le préfet de la Drôme a porté plainte début mars 2021 contre Ricochets, média indépendant en ligne (http://ricochets.cc), après la publication d’un article de soutien aux récents sabotages d’installations d’Orange dans le département. Article qui rappelait quelques raisons de s’opposer à la 5G, au numérique et au « système techno-industriel capitaliste ».

Ricochets ayant déjà fait l’objet de harcèlement policier il y a un an (garde à vue, perquisition, confiscation d’ordinateur durant sept mois), a préféré retirer l’article de son site. Ce n’est pas nous qui le blâmerons, ayant connu les mêmes avanies il y a quelques années (1). Nous savons ce qu’implique la confiscation d’un ordinateur professionnel – plus de trois ans en ce qui nous concerne – et nous sommes bien placés, nous qui nous en sommes passé, pour mesurer la valeur du soutien d’organisations, d’individus et de médias en pareilles circonstances. Nous assurons donc les Ricochets de notre chaleureuse solidarité et puisqu’ils se trouvent momentanément interdits de critique anti-industrielle – ricochons.

La 5G est le chaînon manquant du monde-machine, le nœud qui boucle le filet de contention électronique de nos vies. Les antennes d’Orange et des opérateurs de téléphonie connectent chaque pièce communicante du monde-machine – humains greffés de smartphones, salariés, animaux et végétaux pucés, objets et infrastructures connectés à Internet (gadgets, robots, véhicules, réseaux) – au centre de pilotage cybernétique (2). Cette invasion technologique a peu à voir avec le téléphone – le leurre des consommateurs – et tout avec la construction d’une société de contrainte (3).
Nous parlons des moyens de la puissance, et du pouvoir de ceux qui les possèdent et les maîtrisent sur ceux qui les subissent – quitte à se réjouir de leurs usages « positifs ». Nous parlons de l’emballement de cette puissance grâce aux progrès des nanotechnologies. Ce nanomonde que des sceptiques nous reprochaient de fantasmer ou d’exagérer il y a vingt ans (4), chacun peut désormais le voir se déployer sous ses formes les plus concrètes et menaçantes : homme-machine des transhumanistes et des adeptes de l’hybridation, monde-machine de la smart city et des Smartiens dépendants de leur connexion à la « Machinerie générale », espèce-machine reproduite en laboratoire, dépossédée de terre, de liberté et des moyens de toute autonomie (5).
Il est bien temps d’incendier des antennes, quand la plupart des cybernanthropes ne savent plus vivre sans leurs prothèses électroniques, quand nous vivons dans le monde du pilotage cybernétique et que la plupart des opposants aux antennes n’ont « rien contre le téléphone portable ». Mais qui sait ? Ces brandons tardifs, qui empruntent leurs éléments de langage à la critique anti-industrielle, pourraient en sortir quelques-uns de leur hypnose à haut débit.

Comme les signataires de la tribune de soutien à Ricochets publiée ce 7 avril 2021 (ici), nous « revendiquons le droit à la liberté d’expression et d’opinion, vecteurs de débats même pour les sujets sensibles ». Et d’autant plus volontiers que Ricochets a parfois publié nos brûlots.
Des « sujets sensibles », nous n’avons cessé d’en mettre en débat depuis deux décennies, en tâchant toujours d’anticiper – de contester avant coup plutôt qu’après ; de faire la différence en nous concentrant sur le point aveugle de la critique, plutôt que de faire nombre en clabaudant en chœur des évidences ; et de ne jamais lâcher le front des nécrotechnologies, qui est aujourd’hui le front principal de la guerre entre dominants et dominés (6). Entre puissants et subissants. Son front marchant.
Cela nous a valu non seulement les tentatives d’intimidation de la police, mais celles de soi-disant libertaires qui s’offusquent aujourd’hui de la censure contre Ricochets. Cette « culture de la censure » (cancel culture) ne s’est pas seulement attaquée à Pièces et main d’œuvre, ni aux rares voix critiques de la reproduction artificielle de l’humain (7), mais à tous les groupes, médias, personnes, soulevant des « sujets sensibles » – l’islamisme et le néo-racisme (8), le véganisme, la gestation pour autrui, etc. – que des petites meutes de tyranneaux sectaires veulent désormais interdire (9).
Chacun voit bien que dénoncer le « système techno-industriel » sans dénoncer l’un de ses vases d’expansion les plus disruptifs, la production techno-industrielle d’êtres humains, est une imposture, mais une de ces impostures qu’il vaut mieux ignorer si l’on veut « faire partie » et non pas « faire la différence ».

Oublions ceux qui pratiquent l’autocensure et s’abstiennent de traiter des « sujets clivants » – c’est aussi cela la « cancel culture », cette veulerie travestie en délicatesse. Mais n’oublions pas que deux sites signataires de la « tribune pour une véritable liberté d’expression et d’information » en soutien à Ricochets – Rebellyon et Cric-Grenoble – ont publié fin juillet 2019 un texte titré « La Décroissance, ce journal que nous n’achèterons pas ». Attaquant le mensuel pour un dossier sur des « sujets sensibles » – reproduction artificielle, politiques identitaires, genre, transhumanisme, etc – cet article était illustré d’un exemplaire de La Décroissance brûlant au sol. Et se terminait par une liste de coupables à censurer et intimider, dont nous nous honorons de faire partie :
« On peut, tant qu’iels n’auront pas changer (sic) leur idéologie, éviter d’inviter, ou venir perturber les conférences parlant de genre ou de l’enfance de ces personnages ayant contribué au côté réactionnaire de ce dossier (avec des citations du dossier). »

Dix jours après la publication de cet appel à la censure et à l’autodafé, lors du festival anti-nucléaire de Bure d’août 2019, le stand de La Décroissance était par trois fois agressé, les exemplaires du journal volés et détruits, sous les regards courageusement détournés des défenseurs de la liberté d’opinion présents. A Montpellier quelques mois plus tard, un de nos débats était menacé par ces mêmes apôtres de la liberté, qui faisaient pression sur les organisateurs aussi bien que le préfet de la Drôme à l’égard de Ricochets. On voit qu’une autre censure est possible et que des alter-préfets sont tout prêts à ordonner et à interdire dans ces marges où ils ont pris le pouvoir et instauré leur police.

Il est toujours gratifiant de signer une tribune proclamant : « La question des libertés fondamentales et de l’expression nous concerne toutes et tous, et concerne toutes les autres luttes, tous les engagements sociaux, politiques, écologiques, féministes, etc. » En ce qui nous concerne, la signer aux côtés de censeurs en meute revient à défendre le loup aux côtés des chasseurs. Non merci.

Nous continuerons à contester le système techno-industriel à propos, en attendant que les futures vigies de la liberté ne se réveillent trop tard contre les progrès de l’eugénisme et de l’artificialisation de l’espèce humaine. Bon courage à Ricochets, que nous remercions de faire circuler nos idées parmi d’autres.

Pièces et main d’œuvre
Grenopolis, 8 avril 2021

Notes
(1) Cf. « De fric et de flic : un été grenoblois », sept. 2005 ; « Rendez-nous notre objet d’aliénation favori ! ou pourquoi la technologie est le problème », sept. 2007
(2) Cf. Pièces et main d’œuvre, RFID, la police totale. Puces intelligentes et mouchardage électronique, L’Echappée, 2011.
(3) Cf. Pièces et main d’œuvre, Terreur et possession. Enquête sur la police des populations à l’ère technologique (L’Echappée, 2008) et L’Industrie de la contrainte (L’Echappée, 2011)
(4) Cf. Pièces et main d’œuvre, Aujourd’hui le nanomonde. Nanotechnologies, un projet de société totalitaire, (L’Echappée, 2008).
(5) Cf. Pièces et main d’œuvre, Manifeste des Chimpanzés du futur contre le transhumanisme (Service compris, 2017) ; Alertez les bébés, objections aux progrès de l’eugénisme et de l’artificialisation de l’espèce humaine (Service compris, 2020).
(6) Cf. « Pour l’enquête critique », 2005
(7) Cf. A. Escudero, La reproduction artificielle de l’humain (Le Monde à l’envers, 2014)
(8) Cf. Communiqué de Mille Bâbords (Marseille) suite à l’attaque d’une réunion publique, 30/10/16
(9) Cf. Communiqué « Contre la censure et l’intimidation dans les espaces d’expression libertaire », déc. 2014, et TomJo, « Du coup. Post-scriptum à mon passage en milieu ridicule »

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