Au Pays basque, une chambre d’agriculture alternative fait vaciller le modèle productiviste et polluant
Protéger la biodiversité, améliorer le sort des petits paysans, développer l’économie locale, intégrer écologistes et consommateurs dans ses instances : le beau bilan de la seule chambre d’agriculture alternative de France, au Pays basque.
« Quand il n’y a plus qu’une ferme dans un village, il n’y a plus de vie rurale », assène Iker Elosegi, coordinateur de la chambre d’agriculture alternative du Pays basque. Ça ne risque pas d’arriver dans cette région qui connaît une vie rurale encore très dynamique, en partie grâce à l’existence d’une chambre d’agriculture un peu spéciale.
Dans ce territoire d’élevage de brebis, les paysans étaient poussés à produire de grands volumes de lait pour approvisionner les fromageries industrielles de Roquefort. Mais dans les années 1970, les éleveurs basques ont mis fin à cette dépendance à l’industrie laitière et ont commencé à fabriquer leur propre fromage de brebis traditionnel local, vendu plus cher. Reconnu en 1980 par l’appellation d’origine protégée Ossau-Iraty, il est produit aujourd’hui par 1500 fermes. C’est aussi dans ce territoire qu’est née il y a seize ans, une chambre d’agriculture alternative unique en France : EHLG (« Euskal Herriko Laborantza Ganbara » en basque, dont basta ! vous parlait dès 2009).
La plupart des chambres d’agriculture officielles sont dirigées par la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire. Elles mènent des politiques agricoles tournées vers la compétitivité et l’exportation. Dans le département Pyrénées-Atlantiques, territoire partagé entre le Pays basque et le Béarn, deux modèles agricoles se confrontent : le modèle dominant, productiviste et polluant, et celui des petites fermes en montagne « qui étaient en général très peu considérées », se souvient Francis Poineau, coprésident de la chambre alternative basque.
« Très vite, on nous a mis des bâtons dans les roues »
Éleveur de brebis depuis 25 ans, Francis Poineau est arrivé au Pays basque en 1975 en tant qu’objecteur de conscience, refusant de faire le service militaire alors obligatoire. « J’ai choisi de donner des coups de main chez des petits paysans en difficulté. Pour nous, c’était important de rendre service à la société en soutenant l’agriculture de montagne, explique-t-il. Depuis, je ne suis pas parti. » Très vite, il s’engage au sein du syndicat basque équivalent de la Confédération paysanne, « Pour une agriculture paysanne et durable au pays basque » (ELB pour « Euskal herriko laborarien batasuna »).
« Nous comptions des représentants à la chambre officielle départementale de Pau, mais leurs points de vue n’étaient jamais pris en compte », rappelle Francis Poineau. Les paysans du syndicat alternatif se rendent à l’évidence : leur place est ailleurs. En 1995, pour les élections à la chambre d’agriculture départementale, pour la première fois, le syndicat ELB est majoritaire. Le besoin d’un nouvel outil pour représenter les intérêts des paysans basques est légitimé. Dix ans plus tard, un projet en gestation se réalise : la chambre de l’agriculture alternative du pays basque est née.
« Très vite, on nous a mis des bâtons dans les roues », se souvient Francis Poineau. Dès la création de la structure, l’État, qui voit la concurrence avec la chambre d’agriculture de Pau d’un mauvais œil, leur intente un premier procès. Il perd, mais fait appel.
« L’agriculture est le problème de la société tout entière »
Cet acharnement finit par jouer en faveur d’EHLG, qui remporte non seulement la bataille juridique mais recueille un soutien plus large. « À vouloir nous empêcher de vivre, ça nous a donné encore plus d’aura que s’il nous avait laissés en paix », se réjouit Francis Poineau. « L’État nous a permis d’être connus bien au-delà de nos frontières. Il faudra que nous le remercions pour ça un jour », ironise Iker Elosegi.
Tous les six ans, la chambre alternative, à l’instar des chambres d’agriculture classiques, élit ses représentants. Avec une différence de taille : « Nous avons décidé d’intégrer les environnementalistes et les consommateurs », explique Beñat Molimos, coprésident d’EHLG. Le collectif tient à ce que tous les acteurs concernés puissent discuter des problèmes et trouvent ensemble des solutions. « L’agriculture n’est pas le problème des agriculteurs uniquement, mais de la société tout entière », souligne Beñat Molimos.
La chambre s’attaque d’abord à un sujet brûlant : les sites Natura 2000, censés protéger la biodiversité. « Le diable en personne pour les élus locaux », se souvient Iker Elosegi. Le dispositif européen de préservation des espaces naturels connaît des débuts difficiles. « Il y avait une opposition très forte des élus vis-à-vis des sites Natura 2000, personne ne voulait s’en emparer », précise Beñat Molimos.
Des paysans qui protègent la biodiversité et des espèces menacées d’extinction
« Puisque la biodiversité est permise par les paysans, ils doivent être au cœur de cette mesure », estime Iker Elosegi. Si le Pays basque regorge aujourd’hui d’une telle biodiversité, c’est aux yeux d’EHLG grâce aux petites fermes et aux pratiques traditionnelles de transhumance. Dans une approche constructive, la chambre basque réussit à démystifier le dispositif Natura 2000 auprès des élus et des paysans locaux. « L’État voulait notre peau et en même temps il nous disait : « Heureusement que vous êtes là, nous allons enfin pouvoir travailler avec les agriculteurs » », rapporte le coordinateur de la chambre alternative.
Alors que les chambres d’agriculture classiques soutiennent trop souvent des politiques de standardisation industrielle des semences ou des races d’animaux, EHLG s’attache à sauvegarder la diversité locale, parfois menacée d’extinction : races rustiques de vaches, de brebis et de canards, l’abeille noire ou encore les variétés de cerises d’Itxassou…
« Nous avons besoin de la montagne pour vivre », alerte l’éleveur de brebis. Réimplanter ces races permet d’entretenir le paysage et de maintenir les milieux ouverts. Habituées à pâturer en montagne, les brebis de la race Sasi ardia sont ainsi capables de valoriser tous les espaces hors de l’exploitation. Elles étaient presque introuvables il y a quinze ans. On en compte aujourd’hui plus d’un millier.
Renaissance d’une filière locale de pain
Autre objectif, relocaliser la production. « Il y a cinquante ans, on produisait du blé sur la ferme, on le donnait à la boulangère et en échange elle nous donnait les pains, se souvient Alain Claverie, paysan de 61 ans. Puis, les machines et les coopératives sont arrivées pour qu’on produise à tout-va ». Le blé a progressivement disparu, remplacé par la monoculture de maïs, grand consommatrice d’eau, qui appauvrit les sols.
En 2009, deux meuniers proposent de relancer la culture de blé pour produire du pain local. L’idée de retrouver le pain de son enfance séduit Alain Claverie. Avec un autre paysan et un boulanger, ils se mettent autour d’une table : comment relancer une filière disparue depuis des décennies ? « Nous nous sommes rapprochés des coopératives mais elles n’étaient pas intéressées car les unités de transformation du blé en farine étaient trop petites. » EHLG accepte d’accompagner les meuniers. La production de blé basque est ainsi relancée et les premiers pains « Herriko » – « du pays », en français – sont commercialisés.
« Avant, les paysans vivaient très bien sur de petites exploitations »
« Dès le départ, nous nous sommes posé la question de la rémunération du paysan », explique Francis Poineau, l’ancien objecteur de conscience. « Quand vous semez le maïs, vous ne savez pas combien vous allez gagner, témoigne Alain Claverie. L’agriculture est devenue une loterie. » Les cours mondiaux, souvent bas, sont aussi extrêmement fluctuants. Nombre de paysans sont pris en tenaille dans un système productiviste mondialisé, obligés de produire toujours plus pour tenter de maintenir un revenu à peine décent.
La filière Herriko montre qu’il est possible de faire autrement. Quand un problème se présente, paysans, meuniers et boulangers se réunissent pour penser collectivement une solution, en veillant aux besoins de chacun. « L’année dernière était très mauvaise pour le blé, illustre Alain Claverie. Le groupe a alors décidé d’augmenter le prix du blé, pour compenser la baisse de production. « Aujourd’hui, quand on fait du blé Herriko, nous savons que nous ne sommes pas perdants. » Pour donner l’opportunité à chacun de bénéficier de cette production à forte plus-value, le groupement a aussi limité la surface de blé à huit hectares par paysan. « C’est le contraire du système des coopératives agricoles habituelles », enfermées dans la spirale des surproductions à bas coût, pointe Alain Claverie.
Une soixantaine de boulangeries basques produisent désormais du pain Herriko. Dépassant les ambitions initiales, des pizzerias et une brasserie l’ont même adopté. ELHG a également mis en place une filière de viande bovine basque, qui était jusqu’alors vendue à l’export pour l’engraissement. « Ces projets n’auraient pas vu le jour si nous n’avions pas été là », assure Iker Elosegi, son coordinateur .
« Certaines structures s’accaparent l’argent public, les autres n’en ont plus »
Si le Pays basque est associé à l’image des brebis en transhumance qui pâturent dans les estives, cette pratique est menacée par l’agrandissement des fermes. « La ferme des milles vaches ? Nous avons la même chose en brebis », explique Iker Elosegi. Deux fermes-usines se sont installées au pays basque, avec plus de 5000 bêtes pour la plus grande d’entre elles [1]. Face à ce phénomène, EHLG s’attache à défendre les petites fermes. Plus résilientes économiquement, elles restent pourtant les grandes oubliées de la PAC, basée sur des aides en fonction de la surface et la taille des troupeaux. « Si j’ai 1000 hectares à mon nom, je peux recevoir 150 000 euros sans rien faire », illustre Iker Elosegi. Aussi aberrant soit-il d’un point de vue écologique autant que social, ce système n’est toujours pas remis en question dans la nouvelle PAC qui se prépare à Bruxelles.
EHLG a cherché à faire évoluer les aides de la région Nouvelle-Aquitaine, qui mène à ses yeux une politique contre-productive. Si elle soutient l’appellation d’origine protégée (AOP) Ossau iraty, la région a lancé une aide à investir dans les bâtiments d’élevage. « Vous ne pouvez pas continuer à financer le développement d’une appellation d’origine protégée et en même temps des systèmes hors sol intensifs qui détruisent l’emploi paysan », dénonce Iker Elosegi. Lui est persuadé que « ces deux systèmes ne sont pas compatibles, puisqu’un système détruit l’autre. Dans un territoire avec dix fermes, toutes les fermes ne peuvent pas doubler de volume, illustre-t-il. Il en est de même avec les aides financières. Quand certaines structures s’accaparent l’argent public, les autres n’en ont plus. Je suis riche de savoir-faire, beaucoup plus que de capitaux »
Pour éviter que les fermes ne soient rachetées par des plus gros lorsque des agriculteurs partent à la retraite, EHLG fait de la transmission un enjeu important. Comme partout en France, le Pays basque voit de plus en plus de fermes sans reprise. « La transmission est un sujet un peu tabou », confie Francis Poineau. Ses fils étant encore trop jeunes, l’éleveur de 65 ans ne peut pas attendre qu’éventuellement l’un deux choisisse de reprendre son exploitation. Le berger s’apprête donc à confier son troupeau à un jeune couple motivé avec qui il est déjà parti en estives. Cette transition pleine d’incertitudes n’est pas simple à appréhender pour les paysans. Pour s’y préparer, Francis Poineau a assisté à plusieurs formations organisées par ELHG : « L’exercice, c’est de se mettre à la place de l’autre. Transmettre ne signifie pas reproduire ce que l’on fait. »
« En tant que berger sans terres, j’ai peu de choses à moi : un troupeau de brebis et un peu de matériel. Je suis riche de savoir-faire, beaucoup plus que de capitaux », dit-il. Comment amener les animaux en montagne, les soigner, les alimenter : ce sont toutes ses connaissances qu’il doit transmettre. À l’automne prochain, le berger prendra sa retraite et la jeune génération prendra la relève.
« Nous existons avec plus de force chaque année », se réjouit Iker, le coordinateur de la chambre. Quelle est la prochaine étape ? Maintenant qu’une communauté d’agglomération du Pays basque existe, des discussions sont en cours avec les élus et l’État pour créer « un office public de l’agriculture et de l’alimentation sur le territoire », annonce Beñat Molimos. Cette instance réunirait la diversité des acteurs concernés par l’agriculture, des représentants de la profession agricole aux écologistes en passant par les consommateurs, de manière à construire en commun le système agricole et alimentaire du Pays basque. Un pas vers une véritable démocratie alimentaire.