La pandémie Covid-19

« Leurs incohérences et les nôtres »

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Extraits

Depuis son déclenchement fin 2019, la pandémie de Covid-19 a donné lieu à une gestion d’apparence désordonnée, voire chaotique, de la part de l’ensemble des gouvernements, quelles qu’aient été leurs options, d’ailleurs changeantes, en la matière. Cette allure est généralement mise sur le compte, selon le cas, de leur inexpérience, de leur amateurisme, de leur imprévoyance, de leur incurie voire de leur cynisme, tous facteurs qui se sont en effet conjugués à des degrés divers la plupart du temps. Cependant, la généralité même de cette situation conduit à soupçonner la présence de facteurs plus structurels : quelques solides contradictions dont les racines plongent au cœur des rapports capitalistes de production.

De l’art de faire des vagues

Dès le début, dans leur gestion de l’épidémie, les gouvernements ont été pris entre les impératifs de la poursuite de l’activité économique et ceux de la protection de la population. D’un côté, il leur fallait assurer autant que possible la première, garante de la production et de la distribution des biens et services de base nécessaires à la vie sociale et à la vie tout court, sans laquelle surtout le capital ne peut préserver sa reproduction: sa valorisation et son accumulation. Car, tel un vampire, le corps mort du capital ne peut se maintenir en vie qu’en absorbant sans cesse du travail vivant, et surtout la dose de surtravail que celui-ci contient. Mais, d’un autre côté, les gouvernements n’ont pu s’abstraire de la nécessité de mettre leurs populations à l’abri des risques de contamination par le SARS-CoV-2 (le coronavirus responsable de la pandémie), non pas tant par compassion ou grandeur d’âme que par crainte des troubles sociaux qui pourraient résulter d’une montée en flèche de la morbidité et de la mortalité en l’absence de toute mesure de protection et, surtout, pour protéger en définitive la force sociale de travail sans laquelle le précieux travail vivant risquerait de faire défaut: pour disposer de travail vivant, il faut pouvoir disposer de travailleurs et de travailleuses bien vivants et vivantes.

En attendant que soit atteint le seuil d’immunité de groupe (ou immunité collective), sous l’effet des progrès de la contamination, de ceux de la vaccination ou des deux conjugués, cette première contradiction a été gérée à coup d’appels répétés au respect des fameux « gestes barrières » (distanciation physique, port de masques, lavage régulier des mains, recours au dépistage en cas de symptômes, etc.), doublés d’incitations insistantes à la vaccination dès que celle-ci a été disponible. Mais, dès lors que la situation sanitaire se dégradait par trop, il a fallu recourir au télétravail, à la mise au ralenti ou même à l’arrêt de certaines activités économiques ainsi qu’à des mesures restrictives des libertés publiques plus ou moins étendues : limitation voire interdiction des rassemblements, accès limité à ou même fermeture de certains lieux et espaces publics, couvre-feu, confinement, etc. Un paramètre a constamment servi d’indice régulateur des mesures précédentes: la capacité de l’appareil hospitalier de prendre en charge les cas de contamination les plus graves, dans un contexte de restriction de cette capacité due à des décennies d’austérité budgétaire dans le cadre général des politiques néolibérales.

De pareilles mesures extraordinaires sont évidemment intenables à la longue, tant pour les raisons précitées que du fait de leur caractère insupportable par des populations enfermées dans des logements ordinairement déjà surpeuplés ou inconfortables et privées de vie sociale, quand ce n’est pas purement et simplement d’une partie de leurs revenus. D’où leur nécessaire relâchement au bout d’un certain temps, dès lors que la situation sanitaire s’améliore ou semble s’améliorer, relâchement qui, en l’absence de tout règlement du problème de fond, ne peut que conduire à une nouvelle dégradation de cette même situation. Ce qui relance les mesures restrictives précédentes, etc.

Et c’est ainsi qu’on est allé et qu’on continue d’aller de « vague » en « vague » : on en est à la quatrième, en attendant les suivantes. Terme parfaitement fallacieux en ce qu’il suggère une sorte de flux et de reflux périodiques de la pandémie, à la manière de la marée, alors que la pandémie ne fait que se poursuivre à l’échelle et au rythme des contacts au sein de la population contaminée. Ce n’est pas le coronavirus qui produit des vagues mais la politique de stop and go censée en combattre la progression, l’alternance de mesures de protection à coups de restriction de la circulation des personnes et de levée de ces mêmes mesures. Laquelle alternance s’origine dans la contradiction précédemment pointée.

Convaincre ou contraindre ?

Les gouvernants ne peuvent espérer sortir de cette navigation à vue, qui les contraint périodiquement à rapporter le surlendemain des mesures prises l’avant-veille, que le jour où sera atteint le fameux seuil d’immunité collective. Quel qu’ait pu être son cynisme, aucun d’entre eux n’a osé parier sur les seuls progrès (en fait les ravages) de la pandémie pour l’atteindre : Boris Johnson, Donald Trump, Narendra Modi et même Jair Bolsonaro tout comme Stefan Löfven ont dû faire marche arrière après s’être engagés plus ou moins loin dans cette voie dans un premier temps. Ne leur reste dès lors que la voie de la vaccination massive des populations, du moins s’ils en ont les moyens en termes d’appareil et de budget sanitaires, et en attendant la poursuite de l’application et du respect des « gestes barrières ».

Pour y parvenir, deux voies s’ouvrent à eux. Ils peuvent chercher à convaincre les populations à coups de campagnes d’information et de « communication » (propagande), sur la nécessité et les bienfaits de la vaccination, comme l’ont d’ailleurs fait la grande majorité d’entre eux, de manière plus ou moins adroite et efficace. Ou, face aux hésitations, aux réticences voire à l’opposition plus ou moins résolue d’une partie des populations, qui ralentissent les progrès de la vaccination ou risquent même de l’empêcher d’atteindre le seuil d’immunité collective, ils peuvent recourir à des mesures plus ou moins contraignantes, allant de simples pressions combinant restriction des libertés et stigmatisation jusqu’à l’obligation légale de la vaccination pour certaines catégories voire de la totalité de la population.

C’est dans cette dernière voie que le gouvernement français s’est engagé à la mi-juillet, en rendant la vaccination obligatoire pour les personnels médicaux lato sensu et en instituant un passe sanitaire pour l’accès de l’ensemble de la population à un grand nombre de lieux publics. Depuis, rassemblements et cortèges se succèdent pour protester contre ces mesures, réunissant les opposants à la vaccination mais aussi des citoyens soucieux de défendre liberté individuelle et libertés publiques qu’ils estiment menacer en cette circonstance, en criant à la « dictature sanitaire » à ce propos.

Fallait-il par conséquent continuer à chercher à convaincre plutôt que de contraindre de la sorte ? En fait de question, ce n’est peut-être pas la plus pertinente. Ne faut-il pas plutôt se demander pourquoi il est nécessaire de convaincre ou de contraindre en la matière ? Car l’une et l’autre opération vise finalement à la même chose, bien que par des moyens différents: vaincre une réticence ou une résistance première à la vaccination. Mais d’où vient et de quoi procède cette dernière ? Et comment se fait-il que, même parmi les vaccinés ou partisans de la vaccination, certains protestent contre l’obligation plus ou moins impérative de se faire vacciner et déclarent soutenir les manifestations contre les mesures gouvernementales faisant pression en vue de la vaccination ?

En France, cela s’explique sans doute en partie par le discrédit profond des gouvernants résultant des conflits des années antérieures (des mobilisations contre les différentes « lois travail » à celle contre la casse de l’assurance vieillesse en passant par le mouvement des « gilets jaunes ») et de la gestion calamiteuse de la pandémie depuis ses débuts, sans compter le passif plus lointain de la mise en œuvre des politiques néolibérales. Discrédit qui a entretenu auprès d’une partie des opposants l’idée que les mesures prises pour tenter d’endiguer la pandémie (notamment les confinements successifs) n’ont été qu’un prétexte et moyen pour briser la dynamique de cette conflictualité persistante, en développant tout un appareil de contrôle biopolitique de la population et en instituant une sorte d’état d’urgence (en l’occurrence sanitaire) permanent. En somme, la poursuite et l’amplification de la stratégie déployée au cours de ces mêmes dernières années sous prétexte de lutte contre le « terrorisme islamiste ». Mais des oppositions, certaines violentes, à de semblables mesures anti-Covid se sont développées dans de nombreux autres Etats, dans des contextes politiques très variables et souvent bien avant celles apparues en France. Ce qui doit conduire à minorer l’importance des facteurs politiques propres au contexte français.

Parmi les opposants résolus à la vaccination anti-Covid, on trouve un peu de tout : des « antivax » par principe, comme il en existe depuis Jenner ; des « antivax » d’occasion, suspicieux à l’égard de vaccins élaborés selon eux trop vite et dans le secret de laboratoires pharmaceutiques essentiellement soucieux de leurs profits ; des « corona-sceptiques » qui répètent depuis le début de la pandémie que la Covid-19 n’est pas plus dangereuse qu’une grippe ordinaire, qu’elle ne menace sérieusement que les sujets atteints de comorbidité ou qu’elle peut se prévenir ou se soigner à coup de quelques pratiques ou remèdes plus ou moins miraculeux, autant d’éléments de discours d’ailleurs tenus par les gouvernants eux-mêmes, à un moment ou un autre de leur gestion chaotique de la pandémie ; des personnes dont le scepticisme s’étend plus largement à l’ensemble de la science et de la démarche scientifique, là encore entretenu et renforcé par la manière dont, pour cacher ou justifier leur impuissance et leurs palinodies, les gouvernants ont instrumentalisé scientifiques et experts, en trouvant d’ailleurs des relais, complaisants ou complices, parmi ces derniers se prévalant de l’autorité de la science pour faire taire toute contestation des choix effectués par les gouvernants ; des complotistes convaincus, par exemple, que les vaccins à ARN messager contiennent des puces électroniques qui vont permettre à Bill Gates et à ses semblables de prendre la commande de nos cerveaux via la 5G (ou autres délires du même genre) ; et, pour faire bonne mesure, quelques politiciens populistes profitant de l’aubaine pour tenter d’engranger des voix. Souvent reliés entre eux via les réseaux sociaux numériques qui confortent leurs positions, tous vivent l’obligation vaccinale comme un véritable viol de leur intimité corporelle et psychique, d’où la virulence de leur réaction allant jusqu’à la destruction de centres de vaccination. En quoi ils sont rejoints, pour partie, par des vaccinés ou des partisans de la vaccination qui estiment que celle-ci doit relever essentiellement d’un choix personnel et que l’obligation vaccinale est une atteinte intolérable à la liberté individuelle.

Les uns et les autres présupposent donc que la santé est avant tout une affaire individuelle, relevant de décisions et de choix des individus en termes de comportements, d’hygiène de vie, de recours (ou non) aux systèmes de soin (donc de vaccination), etc., dans la mesure où tout cela met en jeu le rapport de chacun et chacune à son propre corps. Un présupposé qui ignore, méconnaît ou dénie totalement la dimension essentiellement collective de la santé, qui en fait un bien public dépendant d’abord de l’état physiologique de l’ensemble de la population, lui-même fonction des écosystèmes dans lesquels elle vit, de l’hygiène publique des espaces qu’elle occupe, de ses conditions de vie (travail, logement, loisirs, etc.), de son accès au système social de soins, du progrès des connaissances et des pratiques médicales résultant de politiques de recherche, etc. Si bien qu’en définitive l’état de santé de chacun et chacune dépend d’abord de celui de tous et de toutes les autres avant de dépendre de ses décisions propres. Ce que la situation de pandémie dans laquelle nous vivons depuis dix-huit mois illustre d’ailleurs tous les jours.

Dès lors, comment se fait-il que cette vérité ne soit pas une évidence plus généralement partagée qu’elle ne l’est déjà ? C’est que, dans un système de soins entre les mains d’intérêts privés ou en proie à des vagues successives de privatisation, des médecins de ville aux multinationales pharmaceutiques en passant par les laboratoires d’analyse, les cliniques et les hôpitaux, des assurances privées complétant les assurances sociales ou se substituant à elles, sans oublier les fonds d’investissement qui se profilent à l’arrière de tout ce maquis, les biens et les services médicaux sont des marchandises que tout un chacun est incité à consommer en fonction de ses moyens et de ses choix quant à l’art et à la manière de préserver et de valoriser son « capital santé ». Un « capital » dont chacun-e serait par conséquent seul·e ou principal·e responsable.

Devenue prédominante dans les discours traitant de la santé, cette curieuse notion de « capital santé » a présidé depuis des décennies à la mise en œuvre des politiques néolibérales de la santé. En partant de l’idée que c’est d’abord à chacun et chacune de prendre soin de son « capital santé » – en se responsabilisant (en « choisissant » de surveiller ou non son hygiène de vie, par exemple) et en s’assurant (en contractant une police d’assurance maladie privée en fonction de ses « choix » : des risques qu’il est prêt ou non à courir – en fait en fonction de ses ressources monétaires, en complément ou remplacement de l’assurance maladie publique) – ces politiques ont réduit comme peau de chagrin cette dernière, laissant ainsi le champ libre aux assurances privées ou mutualistes, non sans veiller à les mettre dûment en situation de « concurrence libre et non faussée », tout en privilégiant les cliniques privées relativement à l’hôpital public, etc. On mesure dès lors l’ampleur du revirement auquel les gouvernants ont été contraints par la pandémie, les forçant à décréter des confinements, à rendre obligatoires ou à normaliser certains comportements dans l’espace public, à faire pression pour obliger à se vacciner, toutes mesures qui constituent une reconnaissance de fait du caractère de bien public de la santé. Sans évidemment battre pour autant leur coulpe ni, surtout, revenir sur leur asphyxie financière antérieure de l’hôpital public, que la pandémie aura également révélée, donnant ainsi raison aux alertes lancées de longue date par les revendications et mobilisations des personnels hospitaliers.

La notion de « capital santé » décline en fait un des oxymores clefs de la novlangue néolibérale, celui de « capital humain », lui-même solidaire d’une conception fétichiste de l’individualité. Selon cette dernière, appréhendé comme une entité autonome voire autoréférentielle, qui ne peut compter que sur lui-même et au mieux ses plus proches (parents ou amis), l’individu doit se comporter comme une sorte d’entrepreneur de lui-même, qui doit chercher à valoriser au mieux dans ses rapports aux autres et au monde en général sa propre personne et ses talents (réels ou supposés) à la manière d’un capital. A lui et à lui seul donc de prendre les décisions et d’effectuer les choix qu’il juge les plus opportuns dans ce but, en arbitrant entre risques et opportunités.

Pareille conception de l’individualité est en fait profondément solidaire de la situation effective faite aux individus par les rapports capitalistes de production. Le procès fondateur de ceux-ci, l’expropriation des producteurs, libère (plus ou moins) les individus des rapports précapitalistes de dépendance communautaire ou personnel pour en faire des « travailleurs libres » : des individus dépossédés de tout, sauf de leur force de travail, donc de leurs capacités subjectives, qu’ils sont tenus de valoriser autant que possible sur le marché du travail, en étant mis en concurrence les uns avec les autres ; et, à supposer qu’ils trouvent à vendre leur force de travail, c’est encore par l’intermédiaire du marché qu’ils auront à se procurer leurs moyens de consommation (les biens et services qui assureront leur subsistance), en veillant là encore au mieux à leurs seuls intérêts personnels. Or, qu’est-ce qu’un marché si ce n’est un système de rapports qui socialise les individus (il les met en relation, il les rend coproducteurs des conventions juridiques qui régissent leurs relations, il les rend en ce sens et dans cette mesure mutuellement objectivement solidaires les uns des autres) dans le mouvement même où il les privatise (il les pose les uns en face des autres comme des entités séparées, opposées, mutuellement concurrentes, il les contraint de se désolidariser subjectivement les uns des autres, de ne se traiter mutuellement que comme de purs moyens au service de leurs fins propres) ?

Le mode capitaliste de socialisation est donc simultanément un mode de désocialisation qui, en transformant les membres d’une même collectivité sociale en individus privés (propriétaires privés ne fût-ce que d’eux-mêmes, sujets d’intérêts et de droits privés, dotés d’un chez-soi plus ou moins modeste et d’un quant-à-soi plus ou moins solide), tend à leur rendre imperceptible voire incompréhensible ce qu’ils ont en commun au-delà du peu qu’ils mettent en commun dans des relations marchandes. Dans un monde régi par le principe « Chacun pour soi et le marché pour tous », les voix qui tentent de faire entendre que nous sommes tous solidaires au-delà de ce qui nous constitue comme individus, qu’il faut par exemple en situation de pandémie que chacun et chacune se vaccine autant pour les autres que pour lui ou elle-même tout comme les autres se vaccinent autant pour lui ou elle que pour eux-mêmes, que ces voix donc restent malheureusement en partie sans écho.

Il existe heureusement quelques contre-tendances sous la forme de lieux, milieux, activités, pratiques, etc., générateurs d’une socialisation fondée non pas sur la séparation et la concurrence mais sur la coopération et la solidarité. Sans quoi on ne s’expliquerait pas qu’une partie (qui peut être majoritaire) de la population puisse échapper aux conséquences idéologiques et pratiques de la désocialisation résultant de la socialisation marchande. On peut et on doit penser ici en premier lieu au travail. Bien qu’elle soit d’abord une socialisation contrainte et instrumentalisée aux fins de domination et d’exploitation, la socialisation des procès de travail mettant en œuvre du travail salarié donne naissance à des coopérations et des solidarités (tout à la fois objectives et subjectives) qui peuvent directement servir les pratiques et les organisations qui permettent aux salarié·e·s de résister à leur domination et exploitation, de lutter pour les réduire et les transformer et, même, envisager de les supprimer. La parenté, le voisinage, les relations et pratiques affinitaires et les réseaux et organisations (essentiellement associatives) auxquels elles peuvent donner naissance, sans compter évidemment les organisations se donnant des objectifs politiques (au sens le plus large du terme) sont autant de creusets supplémentaires d’une telle socialisation fondée sur la coopération et la solidarité. En conséquence, on peut former l’hypothèse (qui demande cependant vérification) que l’opposition à la vaccination anti-Covid trouve également un terreau favorable parmi tous ceux et toutes celles qui, pour différentes raisons, n’ont qu’une expérience réduite d’une telle solidarité. D’autant plus que les différents creusets précédemment envisagés ont été affectés par les conséquences désocialisantes des politiques néolibérales de ces dernières décennies.

De l’apartheid sanitaire au sein du village planétaire