« En bas à gauche », c’est comme ça que les zapatistes désignent les constellations de peuples et de gens en lutte.
C’est dans ce bas-là où je suis allé me ressourcer cet été. Entre zadistes et fanfare nomade, Kurdes et zapatistes, villes et campagnes, récit d’un bref été en Anarchie, sans passe, ni passeport. « Nous ne nous rendons pas, nous ne nous vendons pas, nous ne titubons pas ».
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Quel été on a eu : tout a brûlé. Les forêts, les neurones dans la tête des pro-passe sanitaire tout autant que dans celle des anti-vacc’ (rarement le débat public aura atteint un tel degré de bêtise satisfaite), nos espoirs de voir Hidalgo, Montebourg et bien d’autres renoncer à leur idée stupide de tenter la course vers l’Elysée, l’Afghanistan et avec lui les dernières miettes de dignité de Macron, la haine de l’extrême-droite tel un vilain et puant feu de pétrole emportant tout sur son passage… Et la rentrée ne s’annonce pas mieux. Je vous propose donc de me remémorer avec vous mon été loin de tout ça, au milieu de celles et ceux qui, un peu partout, se disent que tout n’est pas foutu, et font en sorte que ça soit vrai.
« Des prolos crèvent chaque fois que des robots naissent » (« Etincelles »). C’est mon pote Raf, dit Zippo, qui chante, désabusé. Mais il ajoute : « Frères humains qui avec moi vivez / La flamme est mince, allons la raviver / Ouais ils sont p’t-être pleins, certes, mais toi t’es p’t-être pas seul / Mec, ils peuvent pas éteindre des étincelles… »
Je me fredonne cette chanson au début de mon été, en regardant au loin, un pastis à la main, le soleil tomber sur les champs avoisinants. Après avoir bossé une semaine à la buvette du festival des Passeurs d’Humanité, dans la Roya, nous sommes quelque part dans le Limousin, là où les villages ont des noms de trous de Hobbits. Derrière moi, un corps de grange. Celui où Zippo est venu s’installer avec son frère, pour faire son « retour à la terre », comme on dit. Et où commencent mes vacances, mon errance dans les constellations.
Ça faisait quelques temps qu’il en parlait, l’ami Zip’, d’aller s’en retourner au rythme des saisons dans un bout de campagne. Dès l’un de ses premiers titres en solo, en fait, « maintenant j’ai une hache », monument fondateur du « rap survivaliste » : « j’ai tiré un trait sur la capitale / histoire de laisser un peu refroidir la Carte Vitale » -le copain est fervent adepte des rimes multisyllabiques, vous l’aurez noté. On en parle, tous les deux, à l’heure de l’apéro, à quelque pas de son potager. Il a trouvé cet endroit grâce à une bande de potes installés non loin de là, des « alternatifs » (mais à courant continu) qui ont repris ensemble un hameau, près de Saint-Jean de Ligoure, lancé un bar, organisent des concerts, bref redonnent vie à ce coin de bocage à une demi-heure de Limoges, pour le plus grand plaisir des locaux. Raf, lui, ne sais pas encore trop dans quoi il va se lancer, avec son frangin. Une seule chose est sûre : il n’en pouvait plus de vivre à la merci des robots, dans les villes tentaculaires. Il se sent mieux là, au milieu des chats de passage, des blaireaux, des renards, et des oiseaux qui pépient dans les vergers.
« Je vis dans un hôpital psychiatrique comme Sarah Connor, je vous aime bien mais pour moi, vous êtes tous déjà morts », dit-il ailleurs. Alors, pour éviter de péter les plombs, pour raviver « l’étincelle », des fois, pas d’autre choix que de se barrer. Et nous, nous laissons les deux frangins le lendemain, après une bonne bouffe au bar de leurs potes, le Bistrot Saint-Jean –qui, le soir, accueillent un concert de klezmer. Direction : la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, à quelques heures de voitures de là, en Bretagne.
Coup de chance, le covoitureur que nous avons trouvé, un jeune maraicher surnommé « Klaxon », nous amène directement à NDDL, où il se rend lui aussi, le hasard faisant tout de même des fois extrêmement bien les choses, et nous arrivons, au soir, au milieu des anciens bocages combattants, vainqueur de l’opération César -1500 képis mis en déroute par la guérilla forestière.
La ZAD, c’est un endroit qui, dans mon milieu amical, se prête aux débats les plus passionnés, les zado-« jusqu’au-boutiste » que je fréquente gardant une sévère rancœur contre la frange plus « légaliste », qui règne sur Notre-dame depuis l’annonce de la fin du projet d’aéroport et la destruction des cabanes plus radicales de la zone Est. Il faut dire que, comme écrit dans un petit fanzine chopé sur l’infokiosque de la ZAD, « habitués des causes perdues, on mesure mal ce qu’il y a de proprement déboussolant à se retrouver projetés hors de la sphère de « l’Histoire des vaincus ».
Mais pour le moment, l’heure n’est pas à la rumination des rancunes. Au milieu des champs, une faune bigarrée vivote çà et là dans la bonne humeur : jeunes filles aux pattes velues, jeunes transgenre aux jupes élégantes, hippies échevelés, punkettes hilares ; tout un « monde d’après » déjà-là où des brigades féministes non-mixtes se chargent de veiller aux violence sexuelles, où tout le monde est sensé se charger des tâches quotidiennes, où on bouffe local et végétarien et où les débats, avec des gens venus du monde entier, se font toujours avec bienveillance. Le miroir inversé du monde de Zemmour, quoi, pour le meilleur et pour le pire –parce que, oui, on ne va pas se mentir, la déconstruction permanente, des fois, c’est pas facile, même pour les gauchos confirmés.
Seule ombre au tableau : le gros de la délégation zapatiste est toujours bloqué au Mexique, 62 de ses membres n’ayant pas obtenu de passeport, sans doute car, comme l’ont souligné les zapatistes dans un communiqué caustique, les personnes natives sont dénommées, par le gouvernement mexicain, « extemporáneas », donc « inopportunes ». Un terme qui sera repris par la délégation, nommée : « La Extemporánea ». Quant au gouvernement français, il n’est étrangement pas plus motivé pour accueillir le « voyage pour la vie » de nos « compas » insurgées du Mexique.
Il faut dire que la délégation annonçait ainsi son programme, adressant comme message à celles et ceux qu’elle s’apprêtait à rencontrer : « Il n’y a que très peu de choses qui nous unissent : faire nôtres les douleurs de la terre : la violence contre les femmes, la persécution et le mépris contre les différentes dans leur identité affective, émotionnelle, sexuelle ; l’anéantissement de l’enfance ; le génocide contre les peuples originaires ; le racisme ; le militarisme ; l’exploitation ; la spoliation ; la destruction de la nature. Comprendre que le responsable de ces douleurs est un système. Le bourreau est un système exploiteur, patriarcal, pyramidal, raciste, voleur et criminel : le capitalisme. Savoir qu’il n’est pas possible de réformer ce système, ni de l’éduquer, de l’atténuer, d’en limer les aspérités, de le domestiquer, de l’humaniser. » C’est ça qui nous rassemble, « en bas à gauche », et c’est là que se créera la porte de sortie. Compris, Jadot ?
Et c’est ce mot d’ordre qui guidera les rencontres des jours suivants, après une magnifique soirée d’ouverture durant laquelle, après une belle chanson chantée sur la vigie de la ZAD et des jets d’avion en papier (hommage à une action des zapatistes, qui ont bombardé des camps militaires avec ce genre de petits avions, sur lesquels ils avaient inscrit des poèmes à l’attention de soldats), nous avons réalisé une procession rituelle en brandissant des « Z » enflammés –car le symbolique est important, dans les luttes.
Je ne vais pas décrire par le menu les rencontres qui se sont déroulées lors de ces trois jours, ce serait trop long. Je dirai juste que c’était puissant, diversifié, passionnant, et que ça nous a fait un bien fou, à ma copine et moi, qui étions tout de même, disons, très légèrement déprimés par le contexte ambiant, entre passe sanitaire et essor préfasciste, de voir que non, nous n’étions pas seules, pas seuls, qu’il y avait, au-delà de nos potes, de nos cercles amicaux, de nos luttes, toute une galaxie d’autres luttes, d’autres sentiers, d’autres voix et d’autres voies, et que le combat, pour difficile qu’il soit, était très loin d’être perdu.
« De ce début de siècle, nous avons encore le souvenir. De ses révoltes, de ses insoumissions, nous sommes nombreux à ne rien vouloir oublier. Nous savons pourtant que nous vivons dans un monde qui s’en emparera, nous en dépossédera afin que des enseignements n’en soient jamais tirés, et que rien de ce qui est advenu ne vienne repassionner les subversions à venir ». (Constellations : trajectoires révolutionnaires du jeune 21ème siècle, par le Collectif Mauvaise Troupe, éd. L’Eclat, 2014)
« Nous avons moins besoin de grands récits, fussent-ils de la libération, que d’un peuple de conteurs » (ibid.). Et c’est bien ce à quoi nous avons assisté : des gens venus conter leurs luttes, afin de garder « l’étincelle », toujours elle, intacte.
Il y avait là, donc, des soutiens du mouvement zapatiste, qui nous ont parlé de comment les choses se passaient là-bas, et des objectifs du « voyage pour la vie ».
Il y avait là des militants Tchadiens qui, quelques mois après la mort d’Idriss Déby, la prise autoritaire du pouvoir par son fils, et les grandes manifestations qui ont suivi, nous ont parlé d’auto-détermination et de libération.
Il y avait là des Soudanais, qui nous ont parlé du puissant mouvement de désobéissance civile commencé en décembre 2018, contre la vie chère et le régime autoritaire soudanais, qui a duré huit mois et a abouti à la chute du président Omar El-Béchir, au pouvoir depuis trente ans, et à la mise en place encore incertaine d’un processus de « transition démocratique ».
Il y avait là, pour parler de « résistances territoriales et construction d’autonomies durables », Veysel Keser, co-maire Kurde en exil, un représentant du centre démocratique kurde en France, des femmes internationalistes de retour du Rojava , un militant indépendantiste Kanak, et des soutiens actifs du mouvement zapatistes. L’occasion de voir qu’une alternative au capitaliste autoritaire existe, et qu’elle est pratiquée ici et maintenant, malgré les difficultés, au Kurdistan et au Chiapas.
Il avait là, comme l’indiquait le programme des rencontres (je n’ai pas pu assister à cette partie-là), des « collectifs issus de différentes luttes liées à l’énergie (anti-nucléaire, anti-tht, anti-éolien etc.) décidés à s’organiser pour que la terre ne se soit plus réduite à un vaste stock de ressources pouvant être pillé sans limites. »
Il y avait là tout le réseau d’entraide Vérité et Justice, qui lutte partout dans le pays contre les violences policières, en compagnie notamment de Mathieu Rigouste (que nous avions rencontré quelques temps auparavant à Nice), venu présenter son film « un seul héros le peuple », qui relate les soulèvements populaires de décembre 1960 en Algérie : « face à une répression militarisée, les classes populaires algériennes, avec parfois en première ligne des femmes et des enfants, surgissent depuis les bidonvilles et les quartiers ségrégués. Elles et ils mettent en échec la contre-insurrection et bouleversent l’ordre colonial. Voici aussi l’histoire de corps opprimés qui se libèrent par eux-mêmes et en dansant » (programme des rencontres).
Il y avait là les copaines d’Acrimed (coucou Niels), qui nous ont parlé de cette presse libre qui s’obstine à faire vivre un journaliste subjectif mais sincère, au plus près des victimes de toutes les dominations.
Et il y avait là, enfin, des luttes territoriales en pagaille, ici contre Amazon, là contre les chantiers de bassines, ici contre es carrières de sable de Lafarge, là contre un Surf Park, ici contre la privatisation des ressources… autant de luttes souvent temporaires, pas forcément victorieuses, mais qui mettent en application cette phrase lumineuse des zapatistes : « La survie de l’humanité dépend de la destruction du capitalisme. Nous ne nous rendons pas, nous ne nous vendons pas, nous ne titubons pas. »
Et, le dernier soir, il avait nous, avec les potes de la Locomotive, la fanfare de Paris 8. Ma copine à la trompette, moi aux percus (normalement je fais de la guitare, mais bon…), nous avons joué sur la petite scène de la Wardine, devant une assemblée en délire, les morceaux Chan chan, Cariñito et bien d’autres, et nom de nom c’était bien.
Et après quoi, nous sommes allés faire la manche dans les rues de Nantes, en bon schlags que nous sommes, au mépris de la bruine et de l’humidité, ravissant les passantes et les passants de nos mélodies, en nous disant que kiffer la vie loin des semeurs de haine, c’est parfois pas plus compliqué que ça.
Alors, que conclure ?
En rentrant de ces vacances, après un petit passage par la case covid en Normandie, je me suis tapé une bonne petite dépression, tant la réalité contemporaine est angoissante, voire, parfois, terrifiante. Entre une « gauche » aux fraises (Mediapart s’en est hélas bien fait le relai : consternante primaire des Verts, « convivialisme », poussée d’ego de Montebourg et de sa « kiffrance » -sic et resic) et une extrême-droite plus au taquet que jamais, entre ces images atroces de forêts qui brûlent et les petits fafs excités qui agressent tout ce qui leur tombe sous la main, bordel, à quoi bon continuer à s’emmerder à lutter alors que tout fout le camp et que tout semble nous indiquer que nous avons déjà perdu ?
Je vais essayer, en cette rentrée, d’éviter de me répéter : blablabla l’anarchie, blabla l’autogestion, blabla tout ça. Je veux juste, pour ce premier billet de septembre, rappeler une évidence : nous ne sommes pas seules, pas seuls, comme j’ai tenté de le montrer dans cette petite présentation de mon petit été en Anarchie.
Et comme l’a rappelé récemment le sociologue Vincent Tiberj dans un article du Nouvel Obs’ titré « Non, la France ne se droitise pas » : « La France ne se droitise pas par rapport aux questions de diversité et d’immigration. Les générations nouvelles sont plus tolérantes que les précédentes vis-à-vis des minorités. Par ailleurs, l’attachement aux valeurs dites de gauche (redistribution, justice sociale…) progresse dans la société, malgré un recul temporaire sous François Hollande. »
Et l’article de donner « trois exemples frappants » : « 76 % des sondés sont d’accord avec le fait que « le gouvernement devrait prendre davantage de mesures pour réduire les inégalités de revenus ». 71 % considèrent que pour qu’une société soit juste, il faut que les différences de niveau de vie entre les gens soient faibles. 77 % de nos concitoyens sont d’accord avec l’idée que « le gouvernement doit prendre des mesures fortes pour contrer l’urgence environnementale, même si cela doit demander de modifier son mode de vie ».
Donc, allez ! Il reste du monde en bas à gauche. Comme le rappe l’ami Zip’ : « Il est temps d’endiguer l’épidémie qui s’étend / Cette pandémie qui pend des milliers d’gens à leur petit écran / Il est temps que les billets flambent et puis que les banques se vident / Et quand les villes s’éteindront, peut-être qu’on sera quitte ».
Salutations libertaires
Blog : Ni égards ni patience. Le blog de Mačko Dràgàn