Un article de Laurence De Cock
Les théories et pratiques autoritaires se banalisent dans la société par un procédé que l’on pourrait qualifier d’« infiltration », c’est-à-dire de façon lente, par paliers, le dernier coup arrivant alors que le précédent est presque oublié. Ainsi se diffuse un venin aux yeux de toutes et tous mais qui paraît doux et parfois inoffensif jusqu’à ce qu’il soit hélas trop tard.
La dernière déclaration médiatique de Jean-Michel Blanquer est à cet égard assez révélatrice. S’adressant à des journalistes, quatre jours après l’hommage officiel à Samuel Paty dans toutes les classes du pays, il déclare ceci : « Si vous voulez devenir plombier et que vous avez un problème avec les tuyaux, vous choisissez un autre métier. Il faut en faire un autre. Si vous devenez professeur, vous transmettez les valeurs de la République. Et si vous ne les transmettez pas et si même vous militez contre les valeurs de la République, éventuellement sortez de ce métier, parce que vous vous êtes trompés à un moment donné ».
Ajoutant : « Ça n’a peut-être pas été assez clair dans le passé, ça va être désormais très clair dans le présent et dans le futur, au travers de la formation comme de la gestion de la carrière des personnes ».
Il y a derrière ces mots une insulte et une menace. La première consiste à soupçonner que les enseignants font mal leur travail et faillissent dans l’enseignement des valeurs de la République. On conviendra de l’indécence de tels propos tenus quelques jours après l’hommage rendu à un enseignant assassiné à la suite d’un cours sur ce sujet. La menace quant à elle est désormais très claire : ne pas appliquer à la lettre les ordres ministériels vaudra des sanctions.
Le rappel à l’ordre est brutal, sans fard, un palier est franchi.
Il faut remonter aux années 1920 et surtout 1930 pour trouver une telle crainte du prosélytisme politique dans le monde enseignant. Á l’époque, cela s’était traduit par la criminalisation des idées communistes. On traquait les « rouges », les enseignants syndicalistes ou communistes étaient surveillés par les renseignements généraux jusque dans leurs meetings politiques qui faisaient l’objet de compte rendus précis. Ce fut le cas par exemple du célèbre instituteur Célestin Freinet ou de l’institutrice Madeleine Faraud. Mais on pensait ce temps de la répression révolu, cantonné à l’histoire ancienne, surtout depuis que la loi de 1983 sur les fonctionnaires leur avait garanti liberté pédagogique et pleine liberté d’opinion. Bref, on croyait la démocratie bien solide et debout.
La déclaration ministérielle est d’autant plus dangereuse qu’on ne voit pas à qui elle réfère, autres que ceux que le ministre a déjà qualifiés d’ « islamogauchistes » ou de « wokistes », et que l’on ne voit pas non plus ce que signifierait de mal enseigner les valeurs de la République dans la mesure où il ne fait part d’aucune source lui permettant de l’expliciter.
De fait, les travaux les plus récents vont exactement dans le sens inverse (Samia Langar, Thomas Douniès, Françoise Lantheaume), c’est un enseignement qui se porte bien malgré les difficultés qui ne sont pas dues aux enseignants réfractaires mais plutôt à la violence sociale qui entoure ces sujets et pénètre les classes.
Les propos de Jean-Michel Blanquer relèvent donc d’une intimidation et s’inscrivent dans une politique de mise au pas des profs par la peur.
Dans la ligne de la loi sur les séparatismes dont les juristes ont bien souligné le danger et le flou, ils prennent soin de ne jamais définir clairement l’objet du délit pour paralyser toute critique et débat. L’enseignant qui tente de faire réfléchir ses élèves sur d’autres bases que les kits pédagogiques ministériels devient dès lors immédiatement suspect.
Si ces déclarations ne provoquent pas de fronde politique et syndicale alors nous ne pourrons feindre l’étonnement face au prochain palier prévisible : la purge.
Laurence De Cock est une essayiste et historienne française. Membre de l’Observatoire national de l’extrême-droite. Impliquée depuis le milieu des années 2000 dans les débats publics concernant les utilisations médiatiques et politiques de l’histoire, elle développe depuis le début des années 2010 une recherche portant sur l’enseignement de l’histoire (et en particulier du fait colonial) en France depuis le XIXe siècle. Elle est agrégée d’histoire et de géographie et docteur en sciences de l’éducation.
Observatoire national de l’extrême-droite Note n°4 – Octobre 2021
https://observatoirenationalextremedroite.wordpress.com/2021/10/21/enseignant-es-garde-a-vo
De l’autrice :
L’effroi, les larmes et quelques questions
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2020/10/21/leffroi-les-larmes-et-quelques-questions/
Dans la classe de l’homme blanc. L’enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2020/05/27/interrogations-sur-une-dimension-specifiqu
Laurence De Cock & Irène Pereira (sous la direction de) : Les pédagogies critiques
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/01/31/la-saveur-de-la-fabrique-collective-de-savoirs/
Sur l’enseignement de l’histoire
Laurence De Cock, Régis Meyran : Paniques identitaires. Identité(s) et idéologie(s) au prisme des sciences sociales
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2017/04/27/identites-fantasmees-ou-figees-le
et introduction :
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2017/04/17/introduction-et-sommaire-paniques-identita
Laurence De Cock (dir.) : La fabrique scolaire de l’histoire (2e édition)
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2017/09/15/focaliser-sur-les-questions-que-lhistoire-per
En complément possible :
Ecole et Université : un recours nécessaire face à la dérive autoritaire de l’Etat
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2021/09/06/ecole-et-universite-un-recours-necessaire-fa