Raisons et Alternatives à l’arrêt immédiat de nos façons de faire de l’économie-gestion
Après que Jean Baptiste Lamarck l’eut si bien observé en son temps déjà, il semble bien en effet que l’espèce humaine soit une espèce programmée pour organiser sa propre finitude, cependant, ce faisant, et cela est immoral, cette espèce entraîne avec elle de bien nombreuses autres qui ne lui ont rien fait !
Konrad Lorenz
Rien n’était plus étranger à l’esprit des pères fondateurs de l’Économie politique, les classiques, que notre préoccupation contemporaine à propos du taux de croissance du dernier ou du prochain semestre. Ils s’intéressaient à la nature, aux causes, aux conséquences et à la répartition de la richesse des nations, au devenir de ces dernières à long terme, à la capacité d’un système économique fondé sur l’intérêt individuel à servir l’intérêt général. (…) La croissance n’est pas le développement, et pire encore : la croissance pour la croissance.
Jacques Généreux
Je n’ai pas d’autre but, en allant par les rues, que de vous persuader, jeunes et vieux, qu’il ne faut pas donner le pas au corps et aux richesses et s’en occuper avec autant d’ardeur, que du perfectionnement de l’âme. Je vous répète que ce ne sont pas les richesses qui donnent la vertu, mais que c’est de la vertu que proviennent les richesses et tout ce qui est avantageux, soit aux particuliers, soit à la cité.
Socrate
C’est en échangeant les dons de la terre que vous trouverez l’abondance et serez comblés. Cependant, à moins que l’échange ne se fasse dans l’amour et la justice bienveillante, il conduira les uns à l’avidité et les autres à la faim.
Khalil Gibran
L’idée de planification économique est une idée qui a à voir avec celle du genre de société dans laquelle une collectivité souhaite vivre. Or l’orthodoxie économique nous propose « le Marché » comme projet de société. Nul ne devrait s’étonner que cela débouche sur des politiques économiques bancales et des désordres dont les inégalités et les crises ne sont pas des moindres. Car, in fine, « Le Marché » dont le prototype en capsule serait la bourse, se résumerait tout simplement à imaginer qu’il existerait une sorte de « moyenne » des comportement économiques découlant de calculs à partir des sommes de ce que chacun pense que les autres pensent.
J.M. Keynes
** **
Je vudrais inviter ici le lecteur à me suivre dans une incursion, pour le moins multidirectionnelle, et certainement non exhaustive, à travers quelques analyses hétérodoxes et « pistes de solutions » pour sortir notre monde des diktats des croissances économiques tous azimuts et à tout prix. Il faut que cela soit dit une bonne fois pour toutes : la croissance infinie dans un monde qui lui, est fini, est une aberration et une impossibilité tout simplement physique, radicale ! Et bien entendu, encore moins une croissance infinie pour tous, partout. Cette vérité élémentaire est connue depuis au moins Aristote et son élaboration fameuse de la différence de nature entre chrématistique (finance, spéculation, usure…) et économie (normes et règles pours assurer le bien-être de la communauté et l’harmonie avec le monde qui nous entoure). Mais hélas, par un aveuglement le plus souvent purement idéologique et d’intérêts matériels immédiats, aveuglement devenu désormais criminel, on continue à faire comme si cette vérité imparable n’existait pas. Cependant, avant d’aller plus avant vers les analyses et pistes et solutions possibles et plausibles, et, j’ajouterai désormais impératives, il m’apparait indispensable de rappeler quelques raisons fondamentales qui fondent la nécessité de « stopper » toute idée de croissance, et avec elle ce que font les écoles d’économies et de gestion, quasiment toutes aujourd’hui en Occident, d’obédience néolibérale. Totalement inféodées aux intérêts et aux diktats des plus riches.
La croissance n’a jamais été du développement ni du progrès !
Je m’explique amplement et en détails sur tout cela, notamment dans mes principaux livres en la matière La Stratégie de l’autruche et Le Management entre tradition et renouvellement, ainsi que dans certaines de mes précédentes chroniques. Mais allons à l’essentiel. Ce qu’on appelle « croissance » et qu’on confond (ou fait volontiers confondre) avec « développement », « améliorations des conditions de vie », « progrès »… n’est que le résultat de tout ce que nous dégradons et détruisons dans nos milieux de vie, notre terre, océans et cieux compris. Déjà, courant des années 1960-70 des géants de l’économie comme Samir Amin ou comme des André Gunder-Franck, Celso Furtado, Charles Bettelheim, René Dumont, Forrester-Meadows et Le Club de Rome… sans parler des géniaux Thorstein Veblen ou Nicolas Georgescu-Roegen… nous prévenaient des graves dangers évidents que nous faisions courir à la Terre et à l’humanité si tous les pays de cette planète se mettaient à faire de « la croissance économique » sans discernement, ni limites, ni surtout projets de sociétés qui donneraient buts et sens à cette croissance. À lui seul le titre du fameux livre de André Gunder-Franck, Le développement du sous-développement, résume magistralement cette pensée lucide et, ô combien, prémonitoire quant à ce qui nous attendait, tant il y avait – et il y a encore – confusion entre « croissance » et « développement ». Voici ce qu’un non moins grand économiste contemporain hélas pas assez connu à sa juste valeur, Jacques Généreux, en dit dès les débuts des années 2000 :
La croissance économique, c’est l’augmentation, au cours d’une période donnée, d’un indicateur synthétique de production (habituellement le pourcentage annuel d’augmentation du produit intérieur brut). Le développement est un processus de transformation des techniques et des structures économiques, politiques et sociales qui engendre le recul de la pauvreté, l’augmentation du niveau de vie (revenu par habitant) et d’éducation, l’allongement de l’espérance de vie. En bref, le développement améliore la qualité de vie des individus et leurs capacités à exercer leurs libertés.
Comme il le précise ensuite, et avec raison, « nous avons affaire à deux concepts de nature radicalement différente. L’un est simple indicateur de performance dans la production de biens et de services, l’autre est la transcription économique et sociale de l’idée de progrès humain. »
En fait, et depuis pratiquement deux siècles, nous en sommes à faire de la croissance pour faire de la croissance, à produire pour produire. Sans autre sens ni but ni objectif que de toujours faire plus, croître plus. Or il n’existe absolument aucun phénomène de cette sorte (sauf situations et contextes aberrants) dans la nature, sur notre Terre ou même sans doute dans l’Univers – en tous cas dans celui tel que nous croyons le connaitre. Le seul et unique phénomène « naturel » connu hors folie « économique » humaine, qui croît pour croître, augmente pour augmenter, produit pour produire… c’est… le cancer ! Il n’en existe pas d’autres. Et on sait comment cela finit !
La conclusion à en tirer me semble bien évidente : le comportement économique néolibéral en particulier, qui consiste à poursuivre le fait de croître pour croître… c’est, stricto sensu, un cancer pour l’humanité et pour notre terre !
Mais l’affaire devient en fait encore plus grave sous au moins trois aspects : le premier est celui qui réside dans l’insondable bêtise qu’il y a s’acharner à vouloir toujours produire plus sans se soucier le moindrement du monde du sens qu’il y a à ainsi se comporter. Quand on sait que l’être humain est un être de sens, comment se fait-il qu’il puisse adopter un comportement dans lequel, et au bout duquel il n’y a aucun sens ? Aucune recherche ni souci de sens ? Tant il est évident que produire… pour produire et produire plus, pour produire encore plus… n’a aucun sens ! C’est exactement le même problème qui se pose lorsque l’on parle si idiotement de « How To Make Money ? ». Las ! Il faudrait impérativement y ajouter la question « Why ? » ou « What For ? ». Car faire de l’argent juste pour en faire n’a malheureusement strictement aucun sens ! L’argent est un moyen et non une fin.
Ce qui a du sens en fait, c’est ce que l’on fait ou voudrait faire avec l’argent, pas juste, et surtout pas, l’argent en soi. Il conviendrait donc, ce qui serait de la plus grande sagesse au niveau individuel (et par extension au niveau collectif) de commencer par se définir un projet de vie (comme, j’y reviendrai, se fixer un projet de société pour le niveau d’une nation). Ainsi, si l’on me permet cet exemple ; personnellement, et une fois les dépenses indispensables pour vivre assurées, acheter des livres, de la documentation, voyager, participer à des congrès… ; et afin de pouvoir disposer du temps nécessaire pour lire, observer, réfléchir, écrire, me mettre à jour, … je dois absolument me fixer un budget minimal à atteindre et un temps – forcément retiré à celui dédié à faire de l’argent – à y consacrer.
Mais, et par conséquent, une fois ce budget atteint je dois cesser tout usage de temps pour gagner de l’argent, sinon je ne pourrais, par faute de temps, ni améliorer mes connaissances, ni les renouveler, ni réfléchir suffisamment, ni rédiger des livres et des articles qui soient autre chose que des sentiers mille fois battus et du « réchauffé ».
C’est alors et seulement alors, que ma vie et mon projet de vie, ainsi que l’argent que je gagne, ont du sens.
Choses qu’illustre fort bien cette célèbre réplique d’Einstein à un organisateur de conférences qui lui proposait, insistant plus que de raison, une fortune pour en animer une USA alors qu’il s’y refusait… Excédé, Einstein eut cette cinglante mise de fin à la conversation : « Je n’ai pas de temps pour faire de l’argent ! » Ou encore cette non moins célèbre phrase de Nietzsche observant avec effroi la frénésie de la course à l’argent de ses contemporains :
Tout se passe comme si chacun devait se lever au plus tôt chaque matin afin de se raser le plus vite possible, pour pouvoir fabriquer un rasoir qui raserait encore plus vite le lendemain.
Le second aspect est celui relatif à ce que je dénomme « l’évacuation de l’humain en tant qu’humain » de tout ce qui a affaire avec l’économique. Je m’explique : si l’on admet que de fait ce qui est à maximiser et « produire – faire croître » c’est des montants d’argent (incluant PNB, PIB, Profits…) et si l’on admet aussi qu’on évacue tout « sens humain » à ce que doit principalement faire le processus économique, produire pour produire, on évacue donc automatiquement l’humain lui-même. C’est d’ailleurs ce qui arrive déjà depuis quelques décennies avec la mécanisation, puis la robotisation, l’informatisation… Mieux que quiconque je pense, c’est un Sismondi qui, dans ce succulent passage synthétise cette idée :
Si L’Angleterre réussissait à faire accomplir tout l’ouvrage de ses champs et tout celui de ses villes par des machines à vapeur et à ne plus compter d’habitants que la République de Genève, tout en conservant le même produit et le même revenu qu’elle a aujourd’hui , devrait-on la regarder comme plus riche et plus prospérante ? Certains économistes répondent que oui. Ainsi donc la richesse est tout et les hommes ne sont absolument rien ? En vérité, il ne reste plus qu’à désirer que le Roi demeuré tout seul dans l’île, en tournant constamment une manivelle, fasse accomplir par des automates tout l’ouvrage de l’Angleterre.
… n’est-ce pas ce à quoi on assite de nos jours !?
Enfin le troisième aspect est celui qui a trait à l’absence de projet de société. Cet aspect sera abordé dans la suite de la présente chronique.
En guise de conclusions provisoires
On l’aura compris, il y aurait bien des développements à effectuer à propos de cette question de « croissance », et particulièrement de « croissance pour la croissance ». Nous sommes là devant un des avatars les plus sournois et les plus dangereux de la pensée économique néolibérale, tant elle s’impose comme une indiscutable évidence pour presque n’importe qui. Voire même comme une évidence inconsciente et profondément ancrée comme « allant de soi ». Je l’ai déjà fait sous plusieurs formes et angles, mais je reviendrais sur les raisons de cet « allant de soi » accolé à la croissance « qui-ne-doit-jamais-cesser » et aussi sur ses conséquences dévastatrices, notamment à travers le rôle joué dans la précipitation de l’humanité et de la planète jusque dans la situation cataclysmique que nous connaissons depuis deux ans. Ces choses complexes ne peuvent être traitées ni en termes brefs ni simples. Nous verrons donc, dans ma prochaine chronique, les implications de ce que signifie mener tambour battant une croissance devenue l’alpha et l’oméga de presque tout, y compris – ô absurde paradoxe – la voie pour se sortir du marasme mondial actuel, dû aux excès de la croissance ! Nous verrons également ce qu’implique l’absence de formulation préalable d’un projet de société ; les (sordides) raisons pour lesquelles on a glissé, dans la « mesure » de cette croissance, du traditionnel PNB au dit PIB ; les inexorables conséquences en termes de surexploitation exponentielle de tout sur cette terre, y compris l’humain. Et puis bien entendu, les « alternatives » possibles et faisables : il y en a… peu, mais il y a aussi super-urgence… et déjà feu en la demeure. Nous verrons des connues et des moins connues, telles que la taxation des multinationales ; l’examen du côté des rentrées d’argent des États et pas seulement du côté de leurs dépenses ; l’examen plus minutieux de « qui coûte réellement le plus » aux budgets des États ; celui de la proposition d’une « croissance organique différenciée » émise par le Club de Rome depuis fin des années 1960 ; et de celle – tout à fait envisageable et nullement farfelue- de cheminer vers une « croissance zéro » ; aussi celle d’appliquer une taxe aux mirifiques transactions quotidiennes financières des bourses (taxe dite « Tobin ») ; sans oublier celles d’une – enfin – vraie lutte contre les titanesques évitements et évasions fiscaux, et de réduction des inadmissibles, létales et indécentes hausses vertigineuses des inégalités…
Comme on le voit, le champ est ouvert, riche et vaste !
Omar Dr Aktouf, PhD, Professeur Titulaire-Honoraire HEC Montréal.