« Ce sont les femmes qui savent »
Voilà ce qu’une géographe et un botaniste ont souvent entendu tandis qu’ils enquêtaient au Sénégal auprès des Diolas de Basse-Casamance, à la recherche des stratégies paysannes de résistance aux changements climatiques et écologiques. Une réponse univoque qui les a obligés à tendre l’oreille : derrière cette expertise agricole des femmes, il s’agit de comprendre comment s’organisent la production vivrière, le soin à l’environnement et les rapports de pouvoir dans cette région. Si la « sécurité alimentaire » est un mot d’ordre dans toutes les bouches — et surtout dans celles des institutions gouvernementales —, sa réalisation n’est pas entre toutes les mains.
Sur le pas de la porte, assise jambes tendues sur un petit banc de bois très bas qui la fait trôner à quelques centimètres du sol, comme en lévitation, Aluga Adjoun secoue son panier carré tressé d’un geste sec. Tchiki-tchaac. De ses mains tordues et ridées, mais toujours adroites, s’élève la percussion singulière du vannage. Le riz se trie tout seul, par l’impulsion répétée. C’est à l’oreille qu’elle sélectionne les grains puisque ses yeux transparents ne voient plus. Elle manie un instrument à l’allure banale, qui produit le son perlé du bâton de pluie. Elle orchestre méthodiquement le ballet des grains : au fond du panier, les cailloux infimes, extraits de branches et poussières et, en amont, le petit tas de riz propre qu’elle fera bientôt cuire. Elle s’interrompt à notre approche. Nous sommes dans le village d’Oukout, en Basse-Casamance, dans le sud du Sénégal.
Revenant du grenier, son fils présente le fruit de plusieurs années de récolte. Il demande si elle se souvient ; elle dit que oui, mais elle veut toucher. Il lui tend les trois bottes : l’une rassemble des épis jeunes, encore verdâtres, bien raides, l’autre des pailles jaunes et la troisième des tiges noires qui dégagent une odeur fumée. Aluga Adjoun les prend dans ses bras, comme pour les bercer, et les repose dans le creux de son coude. Elle les caresse comme un chaton, elle se concentre. Elle donne le nom de chaque variété de riz — sans hésitation. Ce n’est pas sa tête qui parle, c’est son corps de vieille dame, pétri par le travail de la rizière, des années durant. Son corps est le grenier qui garde l’empreinte de son savoir immense de cultivatrice. Sa mémoire est kinesthésique : si profondément ancrée en elle qu’il lui est impossible d’oublier. La corporéité de ce savoir ne le réduit pas, au contraire, elle témoigne de son appropriation complète.
Cultures et diversité du riz
Au cœur du système culturel animiste diola, le riz est autant un symbole qu’un ciment social : un aliment surtout pour l’âme. Il est peut-être le marqueur identitaire le plus signifiant et il est le seul à pouvoir infléchir le cours de la vie collective. Grâce à lui, on demande la « bonne marche » du groupe, des dieux, de la santé, etc. « Qui es-tu si tu ne peux pas donner du riz lors des cérémonies ? » La question est rhétorique. Le riz structure le fonctionnement cultuel du groupe en même temps qu’il est la base des trois repas journaliers. Le riz chez les Diolas peut donc être compris comme un « fait social total ».
Il façonne également les paysages, donnant aux champs cette géométrie carrée qui dessine des labyrinthes miniatures depuis les plateaux jusqu’aux berges du fleuve Casamance. L’estuaire est sa porte sur l’océan, qui innerve la Basse-Casamance de ramifications sinueuses — les bolongs — où les marées fluent et refluent, comme les échassiers remontant les bancs de poissons. C’est à l’intérieur de ce dédale terraqué que résident les Diolas, dont le nom désigne à la fois un peuple, une culture et une langue, tous intimement liés à l’exploitation ancienne du riz. Celle-ci prend pied dans ces bolongs ; elle s’enracine dans les sols lourds et immergés par les marées, comme dans ceux où ruissellent les pluies. La riziculture façonne un assemblage complexe de paysages agronomiques, dont la diversité permet de contourner les aléas climatiques ponctuels et saisonniers. Elle témoigne d’une agronomie appliquée, fondée sur les données de l’observation et de l’expérimentation. Elle révèle l’appropriation territoriale différenciée des terroirs, attentive aux conditions agro-écologiques qui les caractérisent à l’échelle locale. Exploitant les subtilités topographiques, les pratiques agricoles valorisent ainsi l’écologie spécifique de chaque espace et variété de riz.
Chez les Diolas, une vallée rizicole peut regorger de plus de cinquante cultivars. Leur sélection ne doit rien au hasard. Deux critères prévalent : l’adaptation à des facteurs écologiques et le cycle de croissance. Du riz halophile (résistant au sel) proche des bolongs, au riz de brousse qui ne dépend que de l’eau de pluie, en passant par les riz de plateaux et de nappes, chaque variété s’accommode d’un écosystème spécifique. La grande diversité des riz cultivés permet un étalement du ramassage sur plus de cinq mois, minimisant ainsi les risques de mauvaise récolte et ceux d’une éventuelle période de soudure. C’est une réponse stratégique, par les pratiques culturales, aux aléas agro-écologiques. La riziculture des Diolas est alors une expertise géographique et botanique qui façonne des paysages agricoles complexes au moyen de la sélection variétale.
Si les femmes sont capables de nommer chacune des dizaines de variétés, de retracer l’histoire des sélections et des abandons successifs, c’est parce que ce choix leur incombe dans la répartition genrée du travail. Sélectionner le cultivar le plus adapté à ses parcelles nécessite de connaître leur fonctionnement écologique, variable au gré de la saison et de l’année. De ces stratégies d’adaptation dépend la capacité alimentaire du foyer. Les rizicultrices expérimentent d’année en année, de la pépinière à la rizière : elles échangent les semences et les expériences, transmettent leurs connaissances et construisent ainsi le savoir vernaculaire qui soude le groupe. Pourtant, chez les Diolas, on entend souvent que ce sont les hommes qui cultivent le riz : « Parce que ce sont eux qui labourent les champs, avec le kayendo », nous expliquent-ils. Ils nous renvoient cependant vers leurs épouses, leurs filles, leurs mères, leurs nièces, lorsque nous cherchons à comprendre leurs pratiques agronomiques. Et admettent à demi-mots : « Ce sont elles qui savent. » Elles choisissent les semences, préparent les pépinières, sèment le grain par kilos, repiquent le riz, le récoltent, le battent, le décortiquent, le pilent, le vannent et le cuisinent : elles alimentent le groupe et assurent la transmission des connaissances comme du patrimoine génétique rizicole.
Sous les rizières, des rivières de sel
Depuis les années 1960, les conditions écologiques de la riziculture ont radicalement changé, faisant pression sur les agrosystèmes et suscitant de nouvelles pratiques rizicoles. Les pluies se font attendre, et non seulement elles durent moins longtemps — elles sont passées de six à deux mois par an —, mais elles débutent de plus en plus tard. L’eau manque. Son déficit appelle un nouvel acteur : le sel. Sur les berges blanchâtres du bolong, de vastes parcelles défrichées, nues sous le soleil de midi, réverbèrent l’étincelle des cristaux de sel sur le fond ocre des argiles. En aval, la petite digue de terre et de coquillages est éventrée : elle laisse remonter dans son sillon un filet d’eau. Lorsque la marée montera, le filet se transformera en bras, et le sel de l’estuaire, quelques kilomètres en aval, pourra venir lécher les terres du village.
Il ne faut pas s’y tromper : que l’eau salée ne recouvre pas tout ne signifie pas qu’elle dort. Non contente de son œuvre en surface, elle arpente également les nappes alluviales, à quelques décimètres sous nos pieds, gagnant du terrain à chaque marée haute, à chaque saison sèche. Sous les rizières coulent des rivières de sel. Même les palétuviers semblent vouloir faire demi-tour, abandonnant les berges salées pour se réfugier dans les lits majeurs des bolongs. Dans les champs, les herbacées halophiles comme les salicornes, s’installent, au détriment des pailles dorées du riz. Certaines parcelles, les plus proches de l’eau, s’enfrichent. Si le sel ressort, c’est aussi parce que la mer remonte sous l’effet des changements climatiques : elle grignote chaque année, depuis 2010, environ trois millimètres de côte par an, ce qui est d’autant plus sensible que les altitudes sont basses.
Les effets de ces changements écologiques affectent les agrosystèmes et les paysages. Le retard des pluies contribue à la disparition des riz les plus longs à maturer, très demandeurs en eau douce, qui nécessitaient jusqu’à neuf mois de pousse. Ces variétés ont disparu depuis vingt ans, et sans amélioration pluviométrique, elles sont vouées à l’oubli. Elles font désormais figure de variétés incultes, symboles d’écosystèmes disparus en Casamance. Cette disparition précède celles de leurs terroirs spécifiques : les territoires cultivés à basse altitude, les lits majeurs des bolongs, les dépressions ponctuant les pentes sont autant d’espaces où les friches gagnent sur la riziculture. Certains sont difficilement reconvertis en terroirs pour les riz de cycle court, mais les conditions agro-écologiques ne sont pas toujours réunies pour de bons rendements. Ainsi, à la perte progressive du patrimoine culturel et génétique rizicole qui se profile, au profit des riz rapides, s’ajoute le déclin des terroirs privilégiés de ces variétés. La riziculture est réorganisée à l’échelle locale : elle remonte le long des pentes, s’abrite sur les hauts-plateaux. Les nouvelles spatialités du riz sont plus sélectives : la monoculture est remise en question. Dorénavant, s’articulent des paysages hybrides et hétérogènes dans leurs formes, mais homogènes sur le plan variétal. Ceux-ci inaugurent aussi de nouvelles temporalités du travail agricole, également reconfiguré par les modes de vie.
« Tu gagnes plus à être pompiste à Dakar »
Les bouleversements écologiques ont précédé d’autres changements socio-économiques qui transforment les agrosystèmes : l’urbanisation des modes de vie, la monétarisation de l’économie des villages, la scolarisation, etc. La ville appelle les plus jeunes, hommes et femmes, dans un contexte où les activités agricoles, travaux pénibles, ne génèrent plus les profits ni la sécurité alimentaire d’avant. « Tu gagnes plus à être pompiste à Dakar », souligne Simeng Outine, un vieil homme qui résume ainsi la situation professionnelle de son fils. Celui qui, devant nous, joue un peu au vieux sage conclut : « Comment en vouloir aux jeunes de partir, quand nous n’avons pas, ici, les moyens de les retenir ? » Moins de bras pour l’entretien des champs, pour les semis, et pour réparer les écluses censées retenir en aval les eaux salées. Cette baisse du temps de travail dans les rizières encourage l’utilisation des variétés de cycle court : il faut désormais semer et récolter au plus vite afin de s’adonner à une autre activité durant les longs mois de la saison sèche. Un abandon partiel, sur le plan spatial et temporel, de la riziculture, lequel ouvre une brèche pour sa reprise en main par l’État. Non sans heurts.
Longtemps délaissée des grands plans nationaux de développement, perçue depuis Dakar comme une région profondément rurale, voire rustique et archaïque, la Casamance a été l’un des terrains des expérimentations tragiques de l’IRD et de l’USAID, comme en témoignent de nombreux panneaux sur le bord de la route. Les apprentis sorciers du « développement », venus d’autres continents, y ont introduit l’arachide, puis l’anacardier, cultures de rente destinées à satisfaire les marchés européen et indien. Le « peuple américain » — selon les mentions qu’on trouve sur les équipements — a payé des routes, des barrages et des stocks d’engrais. Les ONG allemandes et françaises aussi. Aujourd’hui, ce mécanisme de domination néocoloniale induit par la présence d’acteurs étrangers se rejoue, à plus petite échelle, dans le rapport de force entre le centre et la périphérie, l’État et sa lointaine province et s’illustre dans des volontés aménagistes nationales censées remettre sur pied la riziculture casamançaise. Les injonctions à la sécurité alimentaire sont au cœur des discours de l’État et de sa politique de développement depuis 2009.
Conscients des dégradations environnementales en Casamance, les centres de recherche agronomique ont pris à bras-le-corps le « problème du riz ». Laboratoire expérimental pour les ingénieurs, la Casamance doit être mise au pas de l’agriculture nationale, à coups de semences transgéniques et de barrages antisel dont les effets écologiques et culturels sont aussi incertains que ceux des bouleversements actuels des écosystèmes. L’autre bataille qui se joue là, davantage politique qu’écologique, oppose artificiellement la « modernité » — incarnée par l’administration étatique — et la « tradition » – piège dont l’agriculture paysanne serait captive —, dans un contexte alimentaire incertain. Les infrastructures financées, les campagnes de communication, les discours publics visent alors à absorber les usages locaux dans une vision techniciste de la riziculture dont l’État se porte garant.
Ingénierie hors-sol
En Casamance, les importations allogènes de variétés rizicoles ne datent pas d’hier. La diversité actuelle des riz casamançais est en effet due à la présence de deux espèces, l’une d’origine africaine, ancienne, Oryza glaberrima, et l’autre, plus récente, Oryza sativa, d’origine asiatique. Cette configuration exceptionnelle est le résultat de plusieurs vagues d’introductions d’origines et de temporalités indépendantes. C’est à l’aune de cette continuité pluriséculaire que l’on peut lire les projets d’investissement internationaux et gouvernementaux introduisant de nouvelles semences de riz asiatiques certifiées. Celles-ci sont entièrement produites, calibrées et commercialisées par des entreprises multinationales mandatées par l’État dans le but d’accroître les rendements. Les politiques de développement n’ont qu’un objectif : faire adopter des espèces à haute rentabilité à court terme. Négligeant les savoirs vernaculaires et les variétés locales, les semences certifiées sont majoritairement constituées de variétés asiatiques transgéniques qui permettent jusqu’à trois récoltes annuelles, au détriment d’espèces plus rustiques résistant aux contraintes climatiques.
Ces manœuvres ne trompent personne. Les rizicultrices ne consentent que rarement à acheter des semences qu’il faut rembourser à 150 %, alors qu’elles possèdent dans leurs greniers des cultivars gratuits. Elles connaissent également très bien les conséquences des semences certifiées sur les sols : la haute rentabilité se paie au tarif des engrais chimiques. La parcelle appauvrie ne pourra être réutilisée qu’après une longue période de jachère, laquelle favorise l’infiltration du sel dans le sol nu. Développées sans considération pour les pratiques agronomiques locales, ignorant autant les calendriers agricoles que les écologies changeantes des rizières, ces semences sont davantage le reflet de l’arsenal ingénieurial que tente de développer l’État sénégalais que de réelles solutions, pertinentes sur le plan environnemental et social. À raison, les cultivatrices préfèrent ne compter que sur leurs méthodes. L’État pourrait prendre auprès d’elles quelques leçons d’agronomie appliquée.
C’est désormais certain : « Ce sont les femmes qui savent. » Sans surprise, elles sont néanmoins quasi absentes des institutions de recherche en agronomie, absentes des délégations départementales aux différents ministères, comme celui de l’agriculture, de l’élevage et de la pêche, très peu représentées dans les structures de dialogue entre les villages et ces délégations, jamais consultées quant aux questions agronomiques liées à la riziculture. Comment s’étonner que les solutions présentées par l’État soient si éloignées de leur réalité ? Les savoirs vernaculaires sont ignorés d’en haut à double titre : parce qu’ils émanent des Casamançais, et parce qu’ils émanent des femmes.
Barrages et barrières
Autre signe matériel de l’investissement de l’État, mais également des ONG internationales : les barrages antisel. Le problème de la salinisation suscite une réponse radicale : la construction de barrières de béton en travers des branches du réseau hydrographique. Sans étude d’impact ni évaluation de suivi, les barrages font figure d’ouvrages techniques déconnectés des réalités environnementales. En arrière de ceux-ci, les nappes se vident, les sols s’acidifient et fixent les composés ferreux qu’ils évacuaient habituellement par le ruissellement. Le barrage est avant tout une barrière dont l’État règle l’ouverture et la fermeture selon son calendrier, qui n’est ni celui des eaux pluviales, ni celui des cultures : comment ne pas voir, alors, que la barrière écologique se double d’une barrière sociale et politique imposée aux Diolas depuis en haut et empreinte d’une certaine violence technocratique ?
« Je ne sais pas quel est l’impact exact du barrage, je sais qu’avant lui, le puits était plein », nous explique Irène Diatta, dans son jardin maraîcher. « L’eau ne circule plus en dessous, car ils ouvrent le barrage. » En voulant lessiver le sel par des lâchers spectaculaires après les premières pluies, il empêche le rechargement de la nappe qui alimentait à son tour les parcelles, dans lesquelles les variétés de riz étaient adaptées aux conditions hydrographiques. Dans ces casiers, les rizicultrices sont contraintes de cultiver des variétés de cycle court aux rendements moindres. Ces savoirs vernaculaires renvoient les plans de développement rural nationaux, d’une part à leur incapacité à saisir les fonctionnements écologiques complexes des cours d’eau ; d’autre part à leur échec à comprendre les organisations sociales qui leur préexistent et la pertinence des réponses qu’elles proposent aux divers bouleversements écologiques.
Savoirs locaux et plans de développement nationaux entrent dès lors en dissonance, quand ce n’est pas en conflit. Les seconds négligent les premiers au profit de la rentabilité et de l’appauvrissement du patrimoine génétique variétal et des sols arables. Les expertises autochtones tentent de se recomposer pour lutter contre une hydre à trois têtes : les bouleversements écologiques, les mutations socio-économiques accélérées des campagnes et les fausses mesures d’un État qui ignore les uns comme les autres. À la question de savoir si, d’après elle, le sol casamançais sera un jour à nouveau cultivable dans son village d’Edioungou, Béa Da Silva hausse les épaules : « Ce qui est sûr, c’est que cultiver plusieurs variétés comme nos mères et grand-mères est un luxe », elle conclut : « On ira bientôt plus à la boutique qu’au champ » pour se fournir en grain, comme pour se nourrir.
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