Les chefferies, les positions de chef.fes, ne sont nullement obligatoires …
… même si les dominant.e.s le prétendent, et trop d’autres le croient.
L’ethnologie montre l’inverse : les chef.fes, c’est pas automatique.
C’est pourquoi nous voulons l’horizontalité. Elle garantit contre les dérives archéo-patriarcales, qui saisissent hommes ou femmes dès qu’iels s’estiment chef.fes. Ces dérives qui rendent grotesques et finalement pitoyables.
Car personne ne prend une position (chef. fe, de quelque nom qu’iel soit nommé, président. e ou vice-président. e, par exemple) sans être pris par elle, ses renoncements, son enfermement, son acharnement à la conserver, son conservatisme, et toutes les boursouflures de l’ego qui vont avec.
Aussi, partout, nous disons qu’il ne faut ni chef. fe, ni président.e, ni co-président.e, ni vice-président.es
Les archéologues ont repéré les premières hiérarchies des sociétés anciennes en Europe, en étudiant les pratiques funéraires. Jusque vers 4 500 ans avant notre ère, les cimetières et les tombes fouillés ne montrent aucune différence sociale marquante entre individus. Les traces architecturales ne révèlent pas non plus de différences notables de niveau de vie. Les premières tombes « de chefs » ont été découvertes à Varna, sur les bords de la mer Noire, dans l’actuelle Bulgarie. On y trouve des armes, des bijoux, des vêtements, etc. Ces richesses accumulées montrent que désormais des individus concentrent des pouvoirs dans la société. Et que la répartition des richesses est inégalitaire. À la même époque, on voit apparaître des villages entourés de fossés et de palissades, qui témoignent de la présence d’une autorité centrale permanente.
Les sociétés à chefferie se sont plus particulièrement développées dans des espaces restreints par la géographie ou marqués par la sédentarité. Sur quoi se fonde alors le pouvoir des chefs ? Sur leur force physique et leur aptitude à triompher des ennemis de la communauté. Sur des réseaux d’échange basés sur la logique du don et du contre-don. Mais aussi sur la capacité des chefs à manipuler le « surnaturel ». On trouve traces de ces mécanismes jusqu’aux rois de France, supposés guérir certains malades par la simple imposition des mains, comme l’a montré l’historien Marc Bloch.
Mais toutes les sociétés n’ont pas été organisées autour de formes d’autorités permanentes incarnées dans la figure du chef. Ne citons que deux cas, bien d’autres ont été étudiés.
Au début des années 1930, l’ethnologue Edward E. Evans-Pritchard observe, par exemple, que les Nuer du Soudan vivent dans une « anarchie ordonnée », sans État ni institutions sociales bien visibles : le plus grand segment politique des Nuer est la tribu. Mais la tribu n’a pas de roi, point de gouvernement. La tribu ne possède pas non plus un pouvoir judiciaire. Le prophète et le « chef à peau de léopard », figures sacrées, sont les seuls personnages ayant un tant soit peu d’importance politique, mais ils demeurent sans autorité réelle. L’ethnologue montre que l’équilibre politique est en fait assuré par le jeu oppositionnel et complémentaire qui s’instaure entre les différents segments lignagers, suivant leur distance ou leur proximité généalogique.
Dans les années 1960-1970, l’ethnologue Pierre Clastres étudie des sociétés amérindiennes où les chefs ne commandent pas. Dans ces sociétés de petite taille, le groupe perçoit le pouvoir plus comme une menace que comme une nécessité. L’organisation même de ces sociétés vise à empêcher la formation d’un pouvoir séparé : « La société primitive fonctionne comme machine anti-pouvoir, elle fonctionnera d’autant mieux que le lieu du pouvoir possible est occupé. » Le chef est celui que la société empêche de devenir un « vrai » chef qui commande et à qui on obéit ! Il est le porte-parole de la tribu qui le contrôle. Il a l’obligation de se mettre au service de la société, en explorant plus que les autres les territoires de chasse (c’est pourquoi les chefs meurent jeunes). Il doit montrer qu’il est un bon orateur. Toutefois, il ne peut pas donner des ordres. Et on n’est pas obligé de l’écouter ! Il peut aussi aider à dénouer des conflits au sein de la communauté. Les chefs doivent donc en permanence prouver que leur autorité s’exerce de manière indolore pour la communauté. Pour Clastres, ces obligations qui pèsent sur le chef sont « rigoureusement le contraire, le renversement total de ce qui se passe dans les sociétés où il y a l’État ». L’espace de la chefferie n’est pas le lieu du pouvoir, sauf en cas de guerre. Mais, même dans ce cas, souligne l’ethnologue, « en aucun cas le prestige consécutif à la victoire ne se transforme en autorité ». Cela n’empêche pas que, dans les sociétés sans chef, les rapports sociaux peuvent rester inégalitaires : entre adultes et enfants, entre chasseurs et cueilleurs.
L’existence de « chefferies » n’est donc ni universelle ni automatique.
La forme actuelle des États modernes occidentaux résulte d’un lent processus historique. Norbert Elias puis Max Weber notamment, considérant l’Europe occidentale, ont montré que la consolidation progressive des « autorités centrales », au premier titre desquelles les maisons royales, procède initialement de leurs capacités à conquérir un triple monopole, au détriment, d’une part, des puissances royales rivales moins étendues et, d’autre part, des populations :
- le monopole de la coercition (c’est-à-dire de la violence physique) ;
- et, grâce à celui-ci, un monopole fiscal ;
- ceux-ci se trouvant plus tard « garantis symboliquement » par l’Église et des juristes, monopole de la légitimité légitime.
Si bien que l’État dispose au final du monopole de la violence physique légitime et des moyens pour l’imposer (parmi lesquels une bureaucratie d’État différenciée). Mais cette conséquence d’une histoire particulière n’est qu’une forme historique d’organisation sociale parmi mille autres, existantes ou ayant existé.
Intersections ; l’intersectionnalité et l’horizontalité pour remettre à l’endroit ce qui, à gauche, tourne à l’envers
** **
Quelques données ethnologiques sont exposées dans ce fragment de texte issu du Manuel Indocile de Sciences Sociales, édité par La Découverte en 2019, et coordonné par Philippe Boursier et Willy Pelletier
Manuel indocile de sciences sociales ; Pour des savoirs résistants
Ce livre alimente en indocilités, ravitaille en savoirs résistants. Sans jargon, ni dogme, ni abstraction, il fournit mille arguments contre les fausses évidences, partout répétées, qui célèbrent le marché libéré (soi-disant efficace pour tous et la planète), la mondialisation telle qu’elle est (soi-disant heureuse), les chefs de toutes sortes, le mérite scolaire, la « bonne santé » des démocraties (trop faiblement démocratiques)…
Ce livre lève les silences ou les censures sur les mécanismes qui produisent, reproduisent les discriminations, les pollutions, l’exploitation au travail, la transmission des capitaux, le mépris des mondes populaires, les « racisations », l’hétéronormalité, les souffrances animales, les nourritures qui tuent, la marchandisation, la ruine organisée des services publics, des protections sociales, et le « chacun seul » qui s’ensuit…
Ce manuel indocile fourmille d’exemples issus des sciences sociales – l’histoire, l’économie, l’ethnologie, la sociologie, les sciences politiques, etc. Et montre comment l’ordre du monde que l’histoire a produit, notre histoire peut le défaire. Plus de 100 contributeurs : des sociologues, des économistes, des politistes, des historiens, des professeurs de lycée, des acteurs du mouvement social. Et plus de 100 sujets abordés, qui questionnent les « vérités » toutes faites, en montrant qui les produit, comment et pourquoi.