Une étude inédite à Nantes
Les scientifiques du programme Pollusols ont travaillé durant cinq années sur les pollutions diffuses causées par les métaux (cuivre, plomb…), les radioéléments (uranium, tritium) ou encore les pesticides – des polluants que l’on retrouve pour certains jusque dans l’estuaire de la Loire. Un enjeu majeur alors que les grandes métropoles lorgnent les friches industrielles et agricoles pour s’agrandir.
Des jardins familiaux que la présence de plomb empêche d’exploiter, une ancienne décharge imprégnée de résidus antibiotiques et de bisphénol A, des coquillages qui affichent des teneurs en cuivre problématiques… La première étude d’ampleur menée dans la région nantaise sur les pollutions diffuses constate la variété des dommages causés par les activités humaines aux sols et aux eaux qui y ruissellent, et propose des pistes pour y remédier. « À la différence d’une pollution massive qui est localisée et a une origine connue, les pollutions diffuses se caractérisent par des faibles concentrations de contaminants, aux sources parfois difficiles à cerner, qui vont impacter des surfaces importantes », précise Thierry Lebeau, spécialiste de la pollution des sols au Laboratoire de planétologie et géodynamique1 et pilote du programme Pollusols.2
Le projet, qui rassemble 18 équipes de recherche et une cinquantaine de scientifiques, a été mené sur le bassin-versant aval de la Loire, d’Angers jusqu’à l’estuaire, et inclut aussi bien des analyses de sols que des analyses des eaux de l’estuaire de la Loire. Un panel de polluants a été étudié, dont certains directement liés aux activités économiques de la région nantaise : des métaux et des métalloïdes comme l’arsenic, le plomb, le cuivre, le cadmium ou le zinc, des radioéléments – principalement l’uranium et le tritium –, mais aussi des contaminants organiques issus des pesticides. « La région compte une activité viticole et une activité de maraîchage intensif très importantes, deux secteurs agricoles parmi les plus consommateurs de produits phytosanitaires, explique Thierry Lebeau. Elle a également hébergé à Paimboeuf jusqu’en 1996 une usine de plomb tétraéthyle (un antidétonant utilisé dans l’essence et désormais interdit à la vente, NDLR), des mines d’uranium à ciel ouvert du côté de Guérande et de Clisson. Sans oublier les cinq centrales nucléaires toujours en activité le long de la Loire et de ses affluents. »
Même si elles sont peu élevées, ces concentrations peuvent être problématiques pour l’environnement comme pour la santé humaine. On est sur de la toxicité chronique, avec un effet cumulatif dans le temps et une possible combinaison de polluants.
Longtemps passées sous le radar, ces pollutions diffuses alertent aujourd’hui les scientifiques : « même si elles sont peu élevées, ces concentrations peuvent être problématiques pour la santé de l’environnement comme pour la santé humaine, rappelle le scientifique. Car on est ici sur de la toxicité chronique, avec un effet cumulatif dans le temps et une possible combinaison de polluants. » Ainsi, on retrouve encore de nombreux pesticides sur d’anciennes exploitations maraîchères pourtant en friche depuis plus de dix ans, et parmi eux, les sous-produits de la dégradation du DDT. Pour mémoire, le DDT est cet insecticide « miracle » épandu massivement après la Seconde Guerre mondiale jusqu’à son interdiction en France en 1971, suspecté d’être cancérigène et de jouer un rôle dans la maladie d’Alzheimer.
Une pollution qui pose question alors que la ville de Nantes, en pleine croissance, lorgne ces terrains pour construire de nouveaux quartiers. « Or qui dit nouveau quartier, dit bien souvent parcelles pour que chacun puisse faire ses propres cultures, et parfois même agriculture urbaine », rappelle Thierry Lebeau, avant d’entamer un tour d’horizon des polluants étudiés par Pollusols.
Cuivre et plomb tétraéthyle dans l’estuaire
La production de plomb tétraéthyle par l’usine de Paimboeuf située en bord de Loire entre Nantes et l’estuaire n’a pas été sans conséquences sur la qualité des eaux. Les rejets de ce produit, destiné à enrichir l’essence jusqu’à son remplacement par le bioéthanol dans les années 1990, ont contaminé les eaux et les sédiments du fleuve ainsi que les coquillages élevés dans l’estuaire. « Les analyses effectuées sur les archives d’huîtres (des échantillons d’huîtres ont été prélevés tous les six mois dans l’estuaire depuis quarante ans, NDLR) montrent une diminution régulière de la concentration en plomb tétraéthyle depuis que l’usine a fermé, note toutefois Thierry Lebeau. Mais ce plomb à la signature caractéristique est toujours présent dans les sédiments accumulés au fond de l’eau, et pourrait être remobilisé si la température ou le pH de celle-ci venait à se modifier. »
La quantité de cuivre a doublé en 30 ans dans les huîtres de l’estuaire. Or cet oligoélément devient toxique pour les êtres vivants à fortes doses.
Un autre polluant pose aujourd’hui question aux scientifiques : le cuivre, dont la concentration a doublé en trente ans dans ces mêmes échantillons d’huîtres. Or cet oligoélément, indispensable à la vie, est à fortes doses un antiseptique extrêmement puissant et devient toxique pour les êtres vivants. L’origine du cuivre retrouvé dans l’estuaire reste toutefois encore incertaine.
« Il y a trois hypothèses possibles, indique Thierry Lebeau. La première est qu’il est issu de la “bouillie bordelaise” utilisée par les viticultures conventionnelle et biologique pour traiter la vigne – on sait combien la viticulture est présente dans tout le sud nantais. La deuxième est qu’il provient du trafic routier et de l’abrasion des plaquettes de frein dont il est un constituant. Troisième origine possible : les peintures des bateaux, puisque celles-ci intègrent désormais du cuivre dans leur formulation afin d’éviter la formation de films microbiens (ou biofilms) sur les coques – en remplacement du tributylétain reconnu comme perturbateur endocrinien. »
Des analyses sont en cours, qui espèrent distinguer les différents isotopes du cuivre retrouvé dans les coquillages et leurs provenances respectives… « Contrairement au plomb tétraéthyle dont on retrouve la signature caractéristique, les origines du cuivre sont plus complexes à identifier », relève le scientifique.
Uranium et tritium, les produits du nucléaire
Pendant près de trente ans, jusqu’au début des années 2000, le massif armoricain a été exploité pour ses ressources naturelles en uranium, notamment sur les sites de Gétigné, près de Clisson, ou de la Commanderie, à Treize-Vents, tous deux situés au sud de l’agglomération nantaise. Lorsque le minerai extrait de ces mines à ciel ouvert contenait une quantité trop faible d’uranium, il était déposé de part et d’autre de la mine et a notamment servi de remblai pour construire des chemins. La mine inondée de Gétigné est par ailleurs toujours utilisée par les agriculteurs pour irriguer les champs. Si les acteurs du nucléaire parlent de « radioactivité naturelle renforcée » pour qualifier les mesures d’uranium dans la zone, les scientifiques de Pollusols vont un peu plus loin. « On s’est intéressé au transfert d’uranium dans le réseau hydrographique et dans les sols agricoles alentour, précise Thierry Lebeau. Force est de constater qu’on n’est plus sur du “bruit de fond” géologique, les concentrations sont plus importantes que cela. »
Le tritium, l’isotope radioactif de l’hydrogène rejeté en toute légalité dans les eaux de la Loire par les centrales nucléaires, se retrouve jusque dans les sédiments de l’estuaire.
Les conséquences sur l’environnement sont plus difficiles à démêler, les effets croisés n’étant pas à exclure avec d’autres polluants diffus. Les chercheurs de Pollusols travaillent encore à la mise en place d’indicateurs pertinents, en étudiant notamment les micro-organismes du sol (diatomées et bactéries). D’autres sites similaires en France révèlent néanmoins des déformations anatomiques chez les arthropodes du sol – notamment les vers de terre –, très exposés aux polluants par l’eau qu’ils ingèrent et par le contact direct de leur derme avec ces produits.
Quant au tritium, l’isotope radioactif de l’hydrogène rejeté en toute légalité dans les eaux de la Loire par les cinq centrales nucléaires qui la bordent ou bordent ses affluents, il se retrouve jusque dans les sédiments de l’estuaire qui enregistrent fidèlement tous les largages des centrales. Les chercheurs pointent également une accumulation de ce radioélément toxique dans les végétaux, du fait de la facilité avec laquelle il se lie à la matière organique, qu’elle soit morte (comme l’humus) ou vivante.
La reconversion d’une ancienne décharge
Prise en sandwich entre la Loire et une zone classée Natura 2000, la décharge historique de la prairie de Mauves, à Nantes, a accueilli des déchets ménagers, des gravats, des déchets verts, mais aussi les déchets hospitaliers de la ville durant une vingtaine d’années. « On y retrouve encore des thermomètres au mercure ou des plaquettes entières de médicaments, détaille Thierry Lebeau. L’analyse des eaux de ruissellement a, elle, révélé la présence de résidus pharmaceutiques, de bisphénol A issu des plastiques et même de micro-organismes antibiorésistants… » Sur cette décharge longue de près de 2 kilomètres et large de 500 mètres, les déchets ont été posés à même le sol sablonneux, sans étanchéification du fond, le tout sur une dizaine de mètres d’épaisseur. Des voies de transfert des contaminants vers la Loire ont d’ailleurs été identifiées.
Comme sur d’autres friches de la périphérie nantaise, se pose la question du réemploi de ce terrain situé en périphérie de la ville. « Vu le volume de déchets concerné, il est impossible d’excaver le sol pour dépolluer la zone, explique le scientifique. Si aucune piste n’est encore privilégiée par la métropole pour la reconversion du site, il y a un préalable incontournable : son confinement, afin d’éviter que les eaux de pluie ne continuent d’y ruisseler. » Une couverture étanche constituée d’un voile géotextile et d’une couche d’argile pourrait être la solution retenue. Plusieurs scénarios sont ensuite possibles pour une ancienne décharge : créer un espace vert dédié à la promenade – à condition de ne pas y planter de végétaux aux racines trop longues qui risqueraient de percer la couverture étanche –, installer des panneaux solaires… La construction de logements ou d’espaces commerciaux est généralement déconseillée, car la fermentation des déchets dégage des biogaz susceptibles de générer des accidents – même en installant des puits d’échappement.
Dépolluer des jardins partagés contaminés au plomb
C’est le rêve de beaucoup de citadins, et pourtant : cultiver son potager en pleine ville peut s’avérer risqué pour la santé. À Nantes, les analyses effectuées dans la trentaine de jardins familiaux mis à disposition par la ville, soit mille parcelles au total, ont révélé que plus d’un tiers contenait des terrains contaminés au plomb. À l’origine de cette découverte : une association de jardiniers qui s’est cotisée pour faire analyser son terrain. Alertée des résultats, la ville a ensuite contacté l’université de Nantes et financé une expertise scientifique. Les jardins les plus concernés par des pollutions ont pu être cartographiés, révélant également pour certains d’entre eux des teneurs préoccupantes en arsenic. « Les contaminations au plomb sont assez fréquentes dans les villes, du fait de la présence dans le passé de fonderies de plomb, explique Thierry Lebeau. Des analyses menées dans les jardins familiaux de Nancy, Lille, Strasbourg, Paris et Marseille ont d’ailleurs révélé des pollutions similaires. Le savoir permet d’agir sur le problème. »
À Nantes, l’un des trente jardins a dû être temporairement fermé, d’autres ont vu leur terre remplacée, tandis qu’un jardin expérimental suivi par les chercheurs a continué son activité en modifiant la sélection des légumes cultivés. « Sur des sols contaminés au plomb, il faut éviter les légumes racines comme la carotte, les radis ou le navet, mais aussi le poireau, très accumulateur, préconise Thierry Lebeau, et privilégier des légumes qui ne stockent pas ce métal comme la tomate, le chou, le haricot vert ou la pomme de terre. Dans tous les cas, il faut prendre soin de bien laver ses légumes avant de les consommer afin de ne pas ingérer de terre. »
Les scientifiques travaillent en parallèle, main dans la main avec les services de la ville et les jardiniers amateurs, sur des moyens naturels de dépolluer le sol. « Les villes manquent de terre végétale, excaver les sols modérément contaminés n’est donc pas la meilleure option », raconte Thierry Lebeau, qui préconise l’utilisation de plantes accumulatrices de plomb pour progressivement assainir les parcelles. C’est la méthode dite de phytoextraction.
Une solution pour ces jardins : l’utilisation de plantes accumulatrices de plomb pour progressivement assainir les parcelles. C’est la méthode dite de phytoextraction. Certains végétaux, comme la moutarde brune, sont en effet de véritables “aspirateurs” à métaux.
« Certains végétaux, comme la moutarde brune, sont de véritables “aspirateurs” à métaux. En pompant l’eau du sol, ils absorbent le plomb, mais aussi le cuivre ou le mercure, dont une partie se retrouve piégée dans les parties aériennes de la plante. Il suffit alors de récolter et d’orienter ces déchets végétaux vers le circuit adapté », explique Thierry Lebeau, qui signale que la moutarde brune est également testée dans des parcelles de vignes pour en extraire le cuivre (lequel cuivre pourra être utilisé comme complément alimentaire pour les porcs). La méthode demande néanmoins d’être patient : dépolluer un sol par le biais de la phytoextraction peut en effet prendre de trois ans à… cinquante ans.
Des usages adaptés en fonction des sols
Si différentes méthodes de dépollution sont à l’étude, les scientifiques de Pollusols avertissent : on ne pourra jamais dépolluer tous les sols contaminés, à Nantes comme ailleurs. La phytoremédiation est lente et ne concerne que certains types de polluants. Le lavage des sols avec des solutions chimiques, ou leur traitement thermique – les sols excavés sont alors « brûlés » à 1 000 °C – coûtent quant à eux très cher et rendent la terre stérile…
On ne pourra jamais dépolluer tous les sols contaminés. On a cette pollution et on va devoir vivre avec.
« On a cette pollution et on va devoir vivre avec », avertit Thierry Lebeau, qui préconise d’adopter une logique d’usage. « Il s’agit de trouver des usages compatibles avec la qualité de chaque sol », explique le chercheur. Sur les sols les plus pollués, on pourra par exemple construire un parking, ou une activité tertiaire qui ne crée aucun contact avec la terre, après s’être assuré bien sûr que les polluants ne sont pas volatils.
La prise de conscience de l’importance des sols est en réalité relativement récente – elle date de la fin des années 1990. Il n’existe d’ailleurs à ce jour aucune directive européenne sur la qualité des sols, comme il peut en exister sur la qualité de l’eau ou de l’air. « Un projet de directive mis en chantier en 2006 n’a jamais abouti, du fait de l’opposition des lobbies. Il a été totalement retiré en 2014. Depuis, plus rien », regrette le chercheur. La société civile commence, elle, à s’emparer du sujet : en France, des procès, les premiers du genre, sont ainsi intentés à des propriétaires qui louent des sols contaminés.
Pour en savoir plus :
Site du programme Pollusols : www.univ-nantes.fr/osuna/pollusols
Notes